En direct de Gaza

11 décembre 2023 -
Tous les jours, parfois deux fois par jour, un homme de théâtre nous livre ses reportages sur la guerre à Gaza alors qu'il lutte pour survivre. 

 

Hossam Madhoun

 

Sons

Je m'allonge sur le matelas, dans l'obscurité totale à l'exception de la faible lumière d'une pauvre petite bougie. Je ferme les yeux, j'espère m'endormir, ça ne marche pas. Deux jours et deux nuits, pas une seule minute de sommeil.

Il est étonnant de constater, quand on perd un sens, les autres deviennent plus forts et plus sensibles, comme les personnes non-voyantes dont l'ouïe devient plus fine. C'est ce qui m'arrive lorsque je ferme les yeux.

Pendant la journée, beaucoup de bruit, beaucoup de sons, des sons composites des gens autour, de leurs conversations, de leurs paroles, de leurs cris, des bombardements, des explosions, des drones, des avions de l'armée de l'air qui brisent l'air en morceaux. Tous mélangés, ce qui fait que je ne peux pas me concentrer sur un seul son à la fois et donc je ne le fais pas.

Dans l'obscurité, dans le silence théoriquement total, et allongé les yeux fermés, je commence à me concentrer davantage sur les sons qui m'entourent : le bruit d'une feuille de plastique recouvrant la fenêtre qui a perdu sa vitre, se froissant dans la brise nocturne, la respiration et les soupirs de ma mère à côté de moi, les battements de mon cœur, le crissement des cafards des champs, le bruit d'un oiseau qui rentre tard dans son nid, ou qui s'envole de son nid à cause d'un bruit d'explosion, un petit bébé qui pleure chez le voisin et sa mère qui le berce, le balancement des branches dans les arbres qui bougent légèrement, le cri d'un hibou au loin, les chiens de rue qui deviennent fous et qui aboient quand les bombes s'écrasent, les bruits de quelques chats qui se battent.

Tous ces sons sont synonymes de vie, d'espoir, et du lendemain, où, malgré tout, le jour se lèvera.

D'autres bruits se font d'entendre, ils sont au-dessus des sons, ils font disparaître tous les autres sons, occupent l'air et l'atmosphère, envahissent le silence pour dire que la mort est proche. Le son du drone militaire, dont le seul son similaire est celui d'un rasoir électrique qu'on aurait multiplié par deux, cent fois d'affilée, remplit l'espace de son bruit agaçant que personne ne peut ignorer ne serait-ce qu'un instant. Tout être vivant est obligé de l'entendre à tout moment. Les humains, les animaux, les oiseaux, les arbres et même les pierres pourraient craquer à cause de la folie que ce bruit provoque. Cela ne me rappelle qu'une chose : la mort lente par la torture au Moyen-Âge.

Les avions militaires qui passent - F15 - F16 - F32 - F - je-ne-sais-quoi, brisent l'air comme un couteau couperait dans du beurre, et transportent la mort partout où ils vont.

Le bruit des tirs d'artillerie. Boum. Chaque obus émet trois sons, l'écho du son se répercute. Boum, boum, boum, le premier est colossal puis se répercute trois fois.

Le bruit des tirs de roquettes est très fort, très net. Si vous l'entendez, c'est que vous êtes en vie. Elles sont si rapides que si elles vous touchent, vous ne l'entendrez pas. A Gaza, chaque personne qui les entend sait immédiatement qu'elles ont touché d'autres personnes, laissant mort et destruction derrière elles. Nous le savons tous par expérience, nous l'avons appris à nos dépens au cours des autres guerres contre Gaza.

Assis dans le noir, j'essaie d'ignorer les bruits de la mort et de me concentrer sur les petits sons de la vie. Ce n'est pas facile, mais c'est ma façon de passer la nuit, en espérant surmonter l'insomnie quelques heures.

8 novembre 2023


Sur quoi écrire ?

Quatre jours sans écrire mon journal de guerre. Ma tête bouillonne de choses sur lesquelles je voudrais écrire, mais par quoi commencer ?

de vrais-je commencer par mes efforts quotidiens pour obtenir de l'eau potable, de l'eau pour les tâches ménagères, de la nourriture, des couches pour ma mère alitée, des vêtements d'hiver (nous avons quitté la maison avec des vêtements légers [en octobre] sans penser que cela prendrait autant de temps), des médicaments de ma mère (dont le prix augmente à chaque fois que j'arrive à me les procurer) ?

Ou par la frustration et la colère des gens, qui se transforment en bagarres et en disputes, disputes pour un morceau de pain, disputes pour 20 cm d'espace à l'intérieur de l'abri, disputes pour une goutte d'eau, disputes pour la file d'attente aux toilettes, dispute pour un mot qui a été dit ou un mot qui ne l'a pas été ?

Ou par les hôpitaux qui ont été bombardés et fermés en raison de l'absence de systèmes d'alimentation électrique opérationnels ? Par les bombardements et les meurtres qui ne s'arrêtent jamais, et les blessés qui ne trouvent pas d'aide ? Les hôpitaux à court de fournitures médicales de première urgence, où les docteurs pratiquent désormais des amputations sur les blessés sans aucun type d'anesthésie ?

Ou par la pénurie de nourriture et la rareté des produits assurant les besoins de première nécessité, qui conduisent à une véritable famine ?

Ou par la destruction des maisons, dont le nombre augmente chaque jour ?

Ou par ma lutte quotidienne pour trouver une source d'électricité pour recharger mon ordinateur portable et mon téléphone mobile ?

Ou par les ordures, qui remplissent toutes les rues car le ramassage des ordures est paralysé ? Les fuites d'eau et d'égouts dans les rues en raison de la destruction des infrastructures déjà fragiles ?

Ou par le fait que le monde n'a aucune pitié envers deux millions de civils ?

Ou par les activités de soutien psychosocial que nous avons commencé à mettre en place dans certains abris ?

Ou par ma sœur que je ne peux pas aider. Par le reste de ma famille, mes frères et sœurs et leurs enfants à Gaza City et dans le nord, que je ne peux pas joindre, même par téléphone, pour savoir s'ils sont morts ou s'ils sont encore en vie ?

Ou par les mères et les pères qui ne sont pas en mesure de fournir du lait à leurs bébés, de l'eau et de la nourriture à leurs enfants, un abri ou toute autre forme de sécurité ?

Ou par l'éducation de la nouvelle génération qui est à l'arrêt et dont personne ne peut prévoir quand et comment elle reprendra ?

Ou par maison à Gaza City, cet l'appartement pour lequel j'ai travaillé pendant 40 ans afin d'économiser suffisamment d'argent pour l'acheter et pouvoir l'appeler "chez moi" ?

Ou par le genre de vie que nous aurons après toutes ces destructions et tous ces dommages causés aux institutions, aux installations, aux rues, aux maisons, aux personnes et aux âmes ?

Sur quoi écrire - par où commencer ?

Je vais écrire sur Jonathan Chadwick, Jonathan Daitch, Steven Williams, Sami, Mohammed, Rafat, Emad, Baha'a, Philipe Dumoulin, Marianne Blume, Brigitte Fosder, Ines Abdelrazeq, Lisa Schultz, Heather Bailey, Gerhard, Eli, Peter Van Lo, Zohra, Inas, Jean Luc Bansard, Jan, Kathleen, Redouan, Marko Torjanak, Sanne et tant d'autres dont l'humanité demeure, ceux qui me donnent l'espoir, la force et les capacités de continuer, avec leurs mots, avec leur soutien. Ceux qui me font croire qu'il y a de l'humanité quelque part dans ce monde, qu'il y a de l'espoir, que la vie est plus forte que la mort. Leurs mots me permettent de vaincre les ténèbres.

Mes chers amis, je vous aime tous, je souhaite vous voir à nouveau.

16 novembre 2023


La vallée de la mort

Une présentation peut s'avérer nécessaire !

L'armée israélienne est manifestement déterminée à vider tous les hôpitaux de la Gaza City et du nord de l'enclave, peu importe le prix.

Peu importe le nombre de vies perdues,

Peu importe le nombre de blessés et de patients suivis en temps normal qui ne recevront pas de traitement,

Peu importe le nombre de patients atteints de tumeurs et de cancers qui meurent,

Peu importe le nombre de patients qui mourront dans les unités de soins intensifs,

Peu importe le nombre de patients qui étoufferont sans oxygène,

Peu importe le nombre de personnes ayant besoin d'une intervention chirurgicale urgente, qui n'en bénéficieront pas,

Peu importe les innombrables bébés prématurés, qui ne sont pas encore tout à fait nés, qui verront pas la vie, car ils suffoqueront dans leurs couveuses. Deux déjà sont morts selon le ministère de la santé,

Peu importe ce que disent le droit international humanitaire et la quatrième convention de Genève,

L'armée israélienne a complètement coupé l'électricité dès le premier jour de la guerre, puis a empêché l'entrée de tout carburant susceptible de faire fonctionner l'électricité des générateurs de secours et a également bombardé tous les panneaux solaires situés sur les toits des hôpitaux :

Al Shifa dans la ville de Gaza,

L'hôpital indonésien au nord,

Kamal Adwan à Beit Lahia,

Al Rantisi, le seul hôpital pour enfants atteints de cancer de toute la bande de Gaza. Trois déjà sont morts, selon le ministère de la santé,

L'hôpital Al Nasr de la ville de Gaza, l'hôpital spécialisé en pédiatrie.

L'Hôpital psychiatrique, le seul hôpital psychiatrique de la bande de Gaza.

Tous ces hôpitaux ont dû cesser de fonctionner, certains ont été bombardés, d'autres endommagés.

L'hôpital Al Shifa est le principal hôpital de la bande de Gaza mais aussi le plus grand. Il a été la cible de l'armée israélienne dès le début. Ils ont bombardé la maternité, les services en périphérie de l'hôpital, l'entrée principale a été bombardée à plusieurs reprises et, à chaque fois, il y a eu des morts et des blessés. Ils ont bombardé des ambulances transportant des blessés à l'entrée de l'hôpital. Hier, ils sont arrivés très près de l'hôpital, ont bombardé et tiré aux alentours, c'était comme si une porte de l'enfer s'ouvrait, et qu'en sortaient bombes et destruction sur la plupart des maisons et des bâtiments entourant l'hôpital.

Mon frère aîné, âgé de 60 ans, accompagné de ses deux fils, Mohammed, 23 ans, et Hisham, 15 ans, et de sa femme malade et aveugle, s'est réfugié à l'hôpital Al Shifa le 12 octobre 2023. La femme de mon frère souffre d'une insuffisance rénale. Elle doit être hospitalisée trois fois par semaine, ses veines doivent être reliées à une machine afin de nettoyer son sang. À chaque fois, la machine fonctionne comme un rein pendant quatre heures. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'ils ont choisi de se réfugier à l'hôpital Al Shifa. Parmi les 50 000 personnes déplacées à l'intérieur de l'hôpital Al Shifa, beaucoup sont des familles de malades atteints de pathologies chroniques. Elles sont là pour pouvoir bénéficier plus facilement de services de santé. Beaucoup d'entre elles sont des familles de blessés de guerre.

Hier, mon frère et sa famille ont décidé de partir. Ils étaient certains d'être tués s'ils restaient. Ils sont partis vers le sud, hors de Gaza City. Mon frère porte sur ses épaules 60 ans de supplice, de pauvreté, de dur labeur et de douleur, son fils Mohammed pousse fauteuil roulant sur lequel se trouve sa mère, qui tient sur ses genoux un sac rempli d'affaires, de vêtements et de nourriture. Hisham, le jeune garçon, porte un sac à dos et un sac à main. Ils sortent avec les bombardements, les tirs, le bruit des drones, le passage de l'armée de l'air, le bruit de la foule qui les entourent.

Ils doivent se rendre dans la zone de Zeitoun, une distance de trois kilomètres, pour atteindre la route de Salah Al-Deen qui traverse la bande de Gaza du nord au sud. Ils marchent. Les rues sont vides, à l'exception de quelques personnes transportant elles aussi ce qu'elles peuvent de leurs affaires et se dirigeant vers la route de Salah Al-Deen.

Les rues ? Détruites, endommagées, avec de grosses ornières, des fuites d'eau, des égouts qui débordent.

Sur 200 mètres, pour mon frère et sa famille, c'est vraiment comme marcher dans un champ de mines et côtoyer la mort. Ils avaient d'ailleurs déjà vu des cadavres le long de la route.

Passant devant des chars et des soldats, ils continuent encore deux kilomètres avant d'arriver dans une zone où il y a des gens, à seulement un kilomètre des camps de Bureij et de Nuseirat. Ils ont finalement trouvé une charrette tirée par un âne qui les a conduits à l'hôpital Al Aqsa de Deir Al Balah, à 18 km de Gaza City.

Ce n'était pas différent de l'Enfer de Dante dans La Divine Comédie, peut-être que Dante aurait été encore plus inspiré s'il avait parcouru cet itinéraire.

La plupart du temps et dès qu'il lui était possible, Mohammed essayait de m'appeler. Les portables ne fonctionnaient pas. À 21 heures, mon portable a sonné, c'était Mohammed :

"- Où êtes-vous ? Es-tu en sécurité ? Je n'ai jamais pu te joindre pendant que tu étais à Gaza.

- Nous sommes à l'hôpital Al Aqsa, sans rien.

- Essayez de vous débrouiller ce soir, je serai là demain matin."

Il n'y a rien à faire pour l'instant, pas de mouvement dans l'obscurité.

Dès le matin, je me suis rendu à Deir Al Balah. Il était tôt. J'ai marché. J'ai marché 11,5 km au total aujourd'hui.

J'arrive, il y a du monde partout. Les cours à l'avant et à l'arrière de l'hôpital sont remplies de personnes déplacées, de blessés et de leurs familles. À l'entrée de l'hôpital, on étendait trois cadavres qui venaient d'arriver de Nuseirat, à la suite du bombardement d'une maison.

Je commence à interroger les gens sur les nouveaux arrivants de la ville de Gaza. Il y en avait beaucoup. J'ai continué à demander et à les chercher jusqu'à ce que je les trouve, dans un petit espace de deux mètres carrés, qu'une famille qui avait quatre mètres carrés leur avait donné.

Mohammed n'était pas là, il était allé chercher des médicaments pour sa mère. Mon frère semblait plus vieux de 50 ans en à peine quelques jours et surtout depuis la dernière fois que je l'avais vu, 40 jours avant. Hisham était assis à côté de sa mère, il ne faisait rien, ne disait rien, son regard était fixe, il regardait d'un côté, il ne regardait rien. J'ai essayé de lui parler. Il n'a pas répondu. Hisham, le garçon que j'aime le plus, le garçon qui m'aime le plus. Hisham, qui chaque fois que je lui rends visite, court vers moi et me demande un câlin. Hisham ne me répond pas. Que s'est-il passé, mon garçon ?

Je ne sais pas si ce sont les techniques de premiers secours psychologiques que j'ai apprises dans le cadre de mon travail en tant que responsable de la protection de l'enfance, ou le pouvoir de l'amour. Au bout de 15 minutes, Hisham m'a regardé, m'a sauté dans les bras et a pleuré, pleuré comme il ne l'avait jamais fait, pleuré et pleuré. Son corps était secoué de tremblements dans mes bras. Je n'ai pas pleuré. Je retiens mes larmes - mes larmes qui veulent absolument sortir. Je les retiens pour qu'elles me brûlent de l'intérieur. Pleure, mon bébé, pleure mon fils, sans honte, pleure autant que tu veux, pleure autant que tu as eu peur, pleure jusqu'à ce que tes pleurs atteignent le ciel ou un cœur ému quelque part dans ce monde de fous.

16 novembre 2023

 


Ma mère encore une fois

Avec son ulcère de l'estomac, ses vomissements de temps en temps, le fait de ne rien manger pendant deux ou trois jours et son hémorragie du système gastro-intestinal, l'hôpital s'impose, ne serait-ce que pour arrêter le saignement. Nexium 40 mm deux fois par jour en intraveineuse. J'ai tout acheté comme la dernière fois, lorsque nous avons demandé à une voisine qui est infirmière de faire la procédure.

La voisine infirmière n'est pas là. Elle vit dans la maison voisine de celle de mon beau-père, qui avait été prévenu qu'elle serait bombardée. Ils ont évacué.

Qu'est-ce que je peux faire ? Je suis sorti dans la rue. Je ne connais pas les gens, ce n'est pas mon quartier, je suis un étranger ici.

J'ai demandé aux gens dans la rue s'ils connaissaient une infirmière dans les environs. Incroyable ! À la troisième maison, un homme m'a répondu :

"Ma femme est infirmière."

Je lui ai expliqué ce dont nous avions besoin. Il est entré chez lui et est ressorti au bout de cinq minutes avec sa femme. Nous sommes allés chez nous. Elle a fait ce qu'il fallait mais les veines de ma mère étaient bloquées, elles n'absorbaient pas le médicament. L'infirmière a dit brusquement :

"Il faut l'emmener à l'hôpital !"

Dans ma voiture, j'avais gardé du carburant, assez pour 50 km, pour les cas d'urgence. Assez pour nous conduire à Rafah.

Il s'agit d'une urgence. J'ai emmené ma mère à l'hôpital communautaire du camp de Nuseirat. Pendant le trajet, les bombardements n'ont pas cessé une minute, comme d'habitude.

Arrivés à l'hôpital. A l'extérieur, ils ont installé une grande tente qui fait comme un hôpital de campagne. A l'intérieur, quelques lits avec des blessés et des médecins qui les soignent. De tous les côtés, beaucoup de gens se déplacent, une ambulance arrive, les gens lui dégagent automatiquement. Trois corps recouverts par des couvertures. Une autre ambulance arrive, quatre blessés, une femme, un jeune homme et deux enfants. Le jeune homme a perdu une jambe, beaucoup de sang. Je ne sais pas quoi faire. Ma mère ne peut pas être une priorité ici. Alors que je me tenais près de l'entrée, un gentil infirmier s'est approché de moi et m'a demandé s'il pouvait m'aider. Je lui ai expliqué la situation de ma mère. Il m'a répondu :

"Normalement, nous devrions faire un test d'hémoglobine, des tests cardiaques et prendre la tension artérielle, mais vous voyez à quel point la situation est compliquée. Je vais chercher le Nexium et la seringue, l'injecter avec une solution saline de 40 mm. Entrez."

Je suis allé dans le premier couloir. Beaucoup de monde, du sang sur le sol. Une dame était occupée à nettoyer avec un seau d'eau claire, en deux minutes il est devenu rouge, elle l'a pris, a disparu pendant cinq minutes et est revenue avec le seau rempli  d'eau claire à nouveau. Des gens qui pleurent de chagrin, des infirmières et des médecins qui se déplacent à toute vitesse dans tous les sens. L'infirmier m'a laissé, cela faisait 20 minutes que j'étais dans le couloir quand il est revenu avec la canule, le pansement, la seringue et le Nexium. Il a été très bon. En deux minutes, il a fait tout ce qu'il fallait.

Ma mère dormait dans son fauteuil roulant. Nous sommes sortis, je l'ai soulevée dans la voiture et je suis rentré à la maison.

La nuit est tombée. En général, je suis quelqu'un qui aime la tombée de la nuit et la nuit. C'est le moment où je me détends. Je joue aux cartes avec mes amis, je regarde mes films préférés, je m'allonge paresseusement sur mon canapé. Aujourd'hui, je suis incapable d'aimer la tombée de la nuit et les nuits. Au crépuscule, la vie s'arrête, figée, sans mouvement, sans activité, sans autre bruit que celui des bombardements et des drones qui renforcent un million de fois le silence.

Ma mère s'est réveillée avec ses hallucinations et son angoisse que je ne peux pas soulager. Elle voit des gens et des choses, des gens qui la provoquent et des choses qui lui font peur. Elle crie de peur. Elle me voit faire de mauvaises choses et elle me maudit, et je suis impuissant. Les somnifères ne sont d'aucune utilité cette fois-ci. De 17 heures à 8h20 le lendemain, elle souffre de ses hallucinations et je souffre d'insomnie et d'impuissance. Je suis descendu lui préparer son petit déjeuner. Dix minutes plus tard, je suis remonté et elle dormait. Je ne l'ai pas réveillée. Elle a besoin de dormir. Elle a besoin de se reposer.

J'ai appelé le Dr Yasser Abu Jamei. Il est psychiatre et directeur général du Programme pour la santé mentale à Gaza. Je lui ai expliqué le cas de ma mère et il m'a envoyé un message avec le nom d'un médicament que je devais lui donner, un comprimé tous les soirs. J'ai laissé ma mère endormie, ou peut-être inconsciente, et je suis allé à la clinique de l'UNRWA. Pas d'internet. Je n'ai rien pu faire, j'ai juste écrit une partie de cet article, j'ai acheté le médicament et je suis rentré chez moi. De retour à la maison, ma mère dormait toujours. Il est 18 h 13. Elle dort encore. Le petit-déjeuner est toujours là, intact. Est-ce que c'est bon signe ? Est-ce que c'est mauvais signe ? Est-ce que je dois la réveiller et lui donner le médicament ? Mais j'ai peur qu'elle se réveille avec ses hallucinations et qu'elle passe une autre nuit tourmentée par la peur et l'insomnie. Est-ce que c'est bon de la laisser dormir autant ? Je ne sais pas. Je vais attendre. J'ai mangé quelque chose, mon premier repas de la journée. Je me suis lavé avec un peu d'eau,  prendre une douche est un luxe inaccessible. Il est 20 h 15. Elle a dormi 12 heures. 11h25, 15 heures de sommeil ! Finalement, j'ai décidé (égoïstement) de la laisser dormir et de voir ce qui se passerait.

D'ailleurs, je n'ai plus d'essence que pour faire 40 km.

23 novembre 2023

 


Mots handicapés

Que peuvent faire les mots lorsqu'on sent qu'ils sont incapables de décrire, d'expliquer, d'exprimer un sentiment ou un événement ?

Cela fait maintenant presque 10 jours que je n'ai rien écrit. Il y a beaucoup de choses dont j'aimerais parler, mais les mots sont incapables de refléter ce que je vois, ce que je ressens, ce dont j'ai envie de parler.

Hier, j'étais à la clinique et j'attendais mes collègues, les conseillers, pour leur remettre leur planning et les répartir dans les écoles-abris pour qu'ils puissent apporter un soutien psychologique aux enfants. L'un d'entre eux n'était pas là. J'ai demandé de ses nouvelles. Quelqu'un m'a dit qu'il s'était passé quelque chose : deux personnes qu'il accueille ont été tuées dans un attentat à la bombe. La personne dont nous parlions, je connais son oncle. Son oncle est mon ami et je sais qu'il s'est réfugié chez eux. J'ai paniqué. J'ai terminé ce que j'avais à faire avec mes collègues et je suis allé là-bas rapidement pour voir mon ami et savoir ce qui s'était passé. Je suis arrivé. Mon ami et mon collègue étaient assis devant la maison. Leurs visages parlaient. Leurs visages disaient tout. Leurs visages me disaient que quelque chose de terrible était arrivé.

Mon ami m'a raconté ce qui s'est passé. Le mari de sa fille et son petit-fils ont été tués. Ils étaient réfugiés dans la même maison, mais hier, le mari de sa fille est allé voir sa mère dans une autre maison avec sa famille élargie. Il a emmené son fils aîné, Waseem, un garçon de six ans.

Le maison, un immeuble de quatre étages accueillant 37 personnes, a été bombardé. Ils sont morts. Ils sont tous morts : hommes, femmes, garçons, filles, ils sont tous morts.

Pendant qu'il parlait, sa fille, celle que je connais depuis qu'elle a sept ans, n'était pas loin. Elle étendait les vêtements de son enfant mort sur la corde à linge, comme si rien ne s'était passé. Elle avait lavé les vêtements de son fils mort et les avait mis à sécher au soleil pour qu'il puisse les mettre à son retour.

Mahmoud de Gaza - Ami de Hossam - Disabled Words - WhatsApp image - the markaz review
Mahmoud de Gaza, ami de Hossam, image WhatsApp, Disabled Words (avec l'aimable autorisation de Jonathan Chadwick, Az Theatre).

Je l'ai regardée et j'ai cherché les mots qui expliqueraient ce qu'elle ressent, ce qu'elle pense. Je n'ai pas trouvé les mots. Quels mots peuvent décrire cela ? Bon sang mais où sont les mots pour dire cela ? Pourquoi les mots ne nous aident-ils pas ? Les mots sont faibles. Les mots sont handicapés. Les mots sont paralysés. Aucun mot ne peut expliquer ce qu'elle ressent ou ce qu'elle pense. Elle a perdu son mari et son fils de six ans. On a retrouvé et enterré son fils, son mari était encore sous les décombres avec 14 autres personnes sur les 37 qui sont mortes.

Je déteste les mots. Je me sens impuissant, je me sens stupide à l'idée même de parler de cela avec des mots.

Et alors que nous discutons, ils parlent de Mahmoud. Mahmoud, mon ami. C'est l'oncle du mari. Il s'est réfugié dans la grande maison familiale avec sa femme et ses enfants, son frère et sa femme, leurs enfants et leurs parents. Ils étaient tous là. Ils sont tous morts.

Non ! S'il vous plaît, non ! Pas Mahmoud ! Non, il ne peut pas être mort. Je ne peux pas l'accepter. Mahmoud n'est pas mort. Mahmoud est vivant. S'il vous plaît, dites-moi qu'il n'est pas mort. S'il vous plaît.

Je l'ai croisé au marché de Nuseirat il y a trois jours. Nous nous sommes serrés dans les bras, nous avons parlé, nous avons ri. On ne peut pas voir Mahmoud et ne pas rire. Il est si beau, si intelligent, bien habillé, toujours le visage et le crâne rasés, et son grand sourire ne le quitte pas une seule minute. Son beau sourire remplit l'atmosphère de joie et de bonheur. C'est lui qui fait en sorte que tout le monde se sente bien et détendu. Le sourire de Mahmoud ouvre grand la porte à l'espoir et au réconfort. Son cœur est si grand, plus grand que le monde ne l'est lui-même. Il peut faire entrer le monde entier dans son cœur. Il est toujours disponible pour aider, pour soutenir, pour résoudre les problèmes, pour être aux côtés des gens, des gens qu'il connaît ou des gens qu'il n'a jamais rencontrés auparavant, il est disponible pour n'importe qui, comme si Dieu l'avait créé pour les autres. Il ne peut pas mourir. Oh mon Dieu, Mahmoud, mon ami. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Après avoir écrit cela sur Mahmoud, je me sens très mal, si mal. Tous ces mots ne sont rien. Ils ne disent rien sur mon ami.Ils en font quelque chose de petit alors qu'il est beaucoup plus que tout cela.

Les mots sont maudits. Les mots sont faibles. Les mots sont impuissants. Aucun mot ne peut dire ce que je ressens maintenant. Les mots ne peuvent pas dire ce que je veux dire à propos de Mahmoud.

24 novembre 2023

 

Hossam Madhoun est le cofondateur du théâtre pour tous de Gaza. Théâtre pour tous. La guerre à Gaza a rendu les productions impossibles. En tant que coordinateur de projet pour l'organisation locale à but non lucratif Ma'an Development Agency à Rafah, Hossam Madhoun et Jamal Al Rozzi, cofondateur du théâtre, consacrent désormais leur énergie à des programmes de thérapie pour les enfants traumatisés. Theatre for Everybody a établi un partenariat créatif avec Az Theatre à Londres depuis 2009. En Messages from Gaza NowHossam Madhoun a écrit sur sa femme Abeer, sa fille Salma et sa mère invalide, ainsi que sur leurs expériences et celles de leurs proches et amis pendant la guerre. Ces récits quasi quotidiens ont été recueillis et édités par le metteur en scène Jonathan Chadwick et l'actrice Ruth Lass, qui a récemment déclaré dans une interviewL'écriture de Hossam est étonnante, il est tellement ouvert et articulé, vulnérable et poétique dans sa façon d'écrire, ce qui est quelque chose qui devrait être partagé avec d'autres personnes. Vous ne trouverez rien de tel dans les médias grand public". Une lecture mise en scène de Les messages de Gaza Now #3dirigée par Chadwick, a été transformée en film par Jonathan Bloom, Nicholas Seaton et Maysoon Pachachi.

 

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