Perdu à Marseille

17 Avril, 2021 -

Catherine Vincent

 

J'arrive devant l'hôtel Péron, c'est là que j'ai rendez-vous avec Vincent. La façade est sublime, blanche et majestueuse, elle fait face à la mer. J'imagine le lit couvert de soleil. Je me dépêche de monter, je veux arriver avant lui pour pouvoir écrire : « j'étais sur le lit, je lisais et je fumais », comme dans le récit de Walter Benjamin. Cela faisait longtemps que nous nous promettions ce rendez-vous galant et diurne dans un hôtel. S'aimer passionnément, le jour, sous l'ivresse du haschisch.

Je me suis réveillé en sursaut au milieu de la nuit. Je ne savais pas où j'étais. Effrayé, il me fallut un moment pour trouver l'interrupteur de la lampe, mais même l'éclairage de la pièce ne me révéla rien. Berlin, Damas, Marseille ? Peu à peu, la peur de ne pas savoir où j'étais s'est transformée en tristesse de réaliser où je suis. L'excès de fumée de la nuit dernière m'a troublé. La soirée me revient par bribes. Des moments, des phrases, des rires, des larmes dans mes yeux. La promenade dans la ville déserte à la recherche du restaurant que Walter Benjamin a mentionné, Basso, numéro 5, Quai des Belges, où il est allé manger seul après avoir fumé du haschisch. Le restaurant n'existe plus, et même s'il existait, il serait fermé en ces temps de pandémie et de mesures sanitaires extrêmes. Je m'étais laissé bercer par le bruit de mes propres pas dans les rues vides, soudainement effrayé par la vue d'une voiture de police... On défie le couvre-feu pour trouver des complices si on ne peut pas traîner dans les bars.

A Berlin, où Vincent et moi avons passé un mois l'année dernière, nous avons aussi écouté nos pas. Je portais des bottes à talon, qui frappaient sec le pavé, le faisant résonner. Nous avons marché la nuit dans les rues mal éclairées de Kreuzberg. Vincent m'a montré comment tenir l'enregistreur, comment l'orienter et j'ai enregistré mes pas. Nous étions heureux de cette trouvaille sonore pour évoquer la flânerie. Nous les avons utilisés pour rythmer nos conversations sur notre personnage en devenir; Jamel Ibntrewan (une anagramme de Walter Benjamin).

Café à Berlin...(cliquez ici pour écouter).
Café à Berlin...(cliquez ici pour écouter).

C'est lui que nous étions allés chercher à Berlin. Ce Syrien, intellectuel, qui s'était engagé pour la Révolution qui a embrasé son pays en mars 2011, puis qui a été forcé de fuir la répression du régime qui s'était abattue sur lui et tous ceux qui osaient élever leur voix contre le pouvoir. Il s'est réfugié à Berlin où il a reçu l'asile. Il a donné le nom à notre album de musique « Jamel Ibntrewan (Lost in Berlin) ».

Nous nous sommes donc éloignés de la douceur méditerranéenne, du ciel bleu et de la lumière éclatante, et nous avons plongé dans la capitale allemande, les journées courtes et leur lueur pâle. Nous avions la certitude que c'était dans cette ville que nous trouverions Jamel Ibntrewan. Walter Benjamin avait dû fuir Berlin — parce qu'il était juif et opposée au nazisme —, aujourd'hui la ville d’accueil de milliers de Syriens. Depuis 2015, nous avons à chaque fois été impressionnés par la présence importante de Syriens, dans tous les quartiers : de Schöneberg à Neukölln, jusqu'à Grunewald. En janvier 2020, c'est surtout à Sonnenalle « la rue des Arabes » que nous avons traînés. Tout nous faisait penser à Damas, les gens, les pâtisseries, les bars à chichas, les bijouteries et les restaurants bien sûr, où tout d'un coup l'on se sentait moins étrangers, car nous pouvions commander en arabe, nous qui ne parlons pas l'allemand.

Traverser Tiergarten, le jardin qui marqua l'enfance de Walter Benjamin. D'un côté du parc se trouve le bâtiment qui abrite ses archives, au deuxième étage d'un immeuble gris très austère. Sur le mur d'un couloir est accrochée une grande carte de Berlin où des points noirs signalent tous les lieux de la ville où il a habité et des points blancs les lieux publics qu'il a fréquentés. De l'autre côté, la Philharmonie, qui propose des concerts gratuits tous les mardis à 13 heures. Le hall se remplit d'une foule hétérogène, décontractée mais aussi très attentive pour un concert qui dure un peu moins d'une heure. Nous aimions beaucoup l'ambiance de ce rendez-vous hebdomadaire, le décor sobre, la lumière feutrée, de ce vaste bâtiment.

Catherine Estrade (Photo reproduite avec l'accord gracieux Judy Al Rashi).
Catherine Estrade (photo avec l'aimable autorisation de Judy Al Rashi).

 

Jamel vit à Berlin, désorienté dans son exil, perdu dans ses souvenirs douloureux, et il se demande comment cette ville qui a tant souffert pendant la guerre peut à ce point lui procurer ce sentiment de protection dont il avait besoin. Et ce foyer accueillant est l'un de ses lieux de refuge préférés. L'ancien opéra avait été détruit par un bombardement en 1944. À cette date, Walter Benjamin avait déjà quitté la ville. Il était même mort depuis quatre ans. A l'heure actuelle, l'opéra de Damas, qui porte le nom du dictateur, est toujours debout. Il s'érige place des Omeyyades. Si la capitale syrienne est presque intacte, à partir de sa banlieue tout le pays n'est que ruine. Bachar Al Assad et ses alliés ont bombardé partout où soufflait le vent de la révolte.

Walter Benjamin, vers 1928
Walter Benjamin vers 1928.

Je ne pense pas que Walter Benjamin ait fréquenté l'Opéra de Marseille, mais il est certainement passé à proximité puisqu'il a séjourné en centre-ville, à 300 mètres de l'avenue de la Canebière. J'habite à Marseille, et depuis que j'ai Walter Benjamin en tête, je me demande tout le temps : est-il venu ici ? Est-ce qu'il a marché dans ces rues ? S'est-il arrêté au milieu du marché de Noël au Café Prinder où l'on peut encore lire la date de 1925 au-dessus du comptoir ? On sait qu'il ne s'est pas limité au centre-ville, qu'il est allé jusqu'au quartier Saint-Louis, rue de Lyon, boulevard de la Jamaïque dans le 16e (des quartiers nord) où, comme il l'a écrit, "la bataille décisive entre ville et campagne", entre agaves et lampadaires, tours d'immeubles et platanes, fait toujours rage.


La nuit est en train de tomber. À l'horizon, les collines de la côte bleue de l'autre côté de la rade de Marseille me rappellent Damas. Je sais, ça n'a rien à voir. Seulement l'envie de penser à Damas. Et pourtant c'est encore à Berlin que je me retrouve en souvenirs. Cette soirée mémorable avec R et F, deux amis syriens, dans un bar à chichas. Cela faisait déjà quelques temps que nous étions là, avec F, et que j'observais. Il n'y avait que des hommes, arabes, tous habillés de manière similaire, ils portaient des vêtements ajustés pour mettre en valeur leurs corps très musclés, les cheveux gominés, les barbes bien taillées. Quand R, qui habite Berlin, nous a rejoints, je lui ai posé la question tout bas en arabe. « Comment cela se fait-il qu'il n'y ait pas un drapeau de la révolution, une affiche, quelque chose, comment connaître la couleur politique de ce café ? » Et il m'a répondu encore plus bas que ma question : « ils sont tous pro Hezbollah ici ! » Effrayés, nous avons tous les trois fait un bond en arrière et notre réaction nous a fait éclater de rire !

Berlin, ville d’exilés ; Marseille, ville d'émigrés. Est-ce que ces émigrés sont les exilés d’hier ? En 1940, Walter Benjamin est venu une dernière fois à Marseille. Lui qui avait tant aimé y séjourner était cette fois-ci uniquement de passage. La ville grouillait d'étrangers fuyant l'Europe, qui attendaient qu'on leur délivre les nombreuses autorisations nécessaires à leur départ. N'ayant pas obtenu le visa de sortie de France, il a passé la frontière clandestinement vers l'Espagne. Arrêté par la police à Port-Bou il a choisi de se suicider pour ne pas être livré à la Gestapo.

Catherine et Vincent se promènent le long de la Corniche.
Catherine et Vincent se promènent le long de la Corniche.

 

Vincent a choisi la chambre marocaine, il voudrait finalement que nous restions aussi pour la nuit. Le mistral souffle fort aujourd'hui rendant la lumière plus crue et belle que d'habitude mais il sera difficile de garder toujours les fenêtres ouvertes pour éviter d'enfumer la chambre. J'ai préparé un joint à l'avance. Je me déchausse. Je m'allonge. Je l'allume. J’attrape mon livre. Je suis sur le lit, je lis et je fume.


Cet article a été écrit à quatre mains par Catherine Vincent, un duo de chanson-folk, basé à Marseille, formé de Catherine Estrade et Vincent Commaret. Leur duo est né à Damas en Syrie où ils ont vécu au début des années 2000.

Cliquez pour écouter...
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En janvier 2021 sort leur dernier album Jamel Ibntrewan (Lost in Berlin), une balade musicale et sonore qui nous emmène de Berlin à Damas en passant par Marseille et Portbou, sur les traces d'un exilé syrien, Jamel Ibntrewan, dédié à la révolution qui a secoué son pays en 2011. Son destin est à l'image de celui du penseur allemand Walter Benjamin.

 

Lectures recommandées

Livres de Walter Benjamin :
Une enfance berlinoise vers 1900
Sur le haschisch
Réflexions : Essais, aphorismes, écrits autobiographiques

 

A propos de lui :
L'héritage de Walter Benjamin dans la Los Angeles Review of Books
La vie de Walter Benjamin wbenjamin.org

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