Où l'on se demande si, dans son dernier roman, le grand écrivain franco-libanais atteint le sommet de son art ou s'il nous fait marcher...
Nos Frères inattendus, un roman d'Amin Maalouf
Grasset 2020
ISBN 978-2-246-82641-5
Farah-Silvana Kanaan
Le moment et les circonstances dans lesquels on lit un livre influencent sans aucun doute notre expérience de lecture et la réception générale du livre. Comme beaucoup de gens en ce moment, Gaza occupe toutes mes pensées et, consciemment ou inconsciemment, je n’ai pas pu m’empêcher de faire des parallèles entre cette situation et le monde dystopique du dernier roman d’Amin Maalouf. Au final, ce sont ces parallèles qui ont rendu la lecture agréable et qui ont donné à l’histoire une certaine grâce, presque salvatrice.
Les prémisses du roman Nos Frères inattendus, raconté sous la forme d’entrées de journal par le protagoniste, sont séduisantes. Qui n’a pas déjà rêvé de s’installer sur une petite île quasi-déserte pour passer ses journées à écrire, à dessiner, ou à nager et d’être soudain entraîné dans une aventure extraordinaire, qui changerait fondamentalement sa vision du monde et la place qu’on y occupe ? C’est un peu ce qui se passe dans Nos Frères inattendus, qui se déroule sur une île fictive de l’Atlantique français. (Dans le monde réel, il existe un détroit d’Antioche au large de la côte ouest de la France. Le détroit porte le nom d’une ville célèbre dans l’histoire des premiers Chrétiens, elle est aujourd’hui située en Turquie.)
L'existence solitaire et idyllique du dessinateur politique Alec Zander est brutalement perturbée lorsqu'il se réveille un matin et constate que toute communication avec le monde extérieur est coupée. Alec fait appel à sa seule voisine, Ève, une écrivaine désabusée et alcoolique qui a écrit un roman culte dix ans plus tôt. Elle n'est pas en mesure de l'aider, mais elle jouera un rôle important dans l'histoire. Lorsque le courant est soudainement rétabli, un ami d'Alec, proche de la Maison Blanche, lui révèle qu'une race humaine avancée, les "amis d'Empedocle", qui a évolué séparément de la nôtre des siècles plus tôt, a organisé une intervention pour soutenir notre humanité en perdition.
Dans les entrées quotidiennes de son journal, Alec explore dès lors les répercussions de cette information et la façon dont le monde, ses proches et, surtout, lui-même réagissent à cette découverte. Intrigant, non ?
Malheureusement, l’exécution du roman laisse à désirer.
Bien que très bien traduit du français par Natasha Lehrer, le livre est a priori écrit avec peu de considération pour le lecteur, c’est comme s’il s’agissait d’un devoir dont Maalouf se serait souvenu une demi-heure avant la date butoir et qu’il avait donc dû le bricoler à la hâte. La superficialité qui en ressort est presque impossible à digérer, de même que la banalité de la prose. Le protagoniste en vient à décrire le temps qu’il fait dehors en disant “le ciel pleurait”, métaphore élimée qui m’a immédiatement fait penser à la scène du film Il Postino (1994) dans laquelle le poète Pablo Neruda l’utilise pour expliquer ce qu’est une métaphore à son facteur.
Plus gênant encore, l’histoire n’est pas convaincante malgré des prémisses fascinantes. Même si le but ultime des amis d’Empédocle, qui se sont donné le nom d’un philosophe de la Grèce antique, est de sauver leurs parents proches mais moins évolués, c'est-à-dire nous, la plupart en vient à les considérer comme une menace existentielle. Pourtant, nous ne savons que peu de choses sur les raisons de cette attitude, à part une certaine hystérie collective. De plus, les scènes entre Alec et sa voisine sont truffées de clichés. Eve est, en fait, à chaque fois un stéréotype. Elle réagit à l’arrivée des amis d’Empédocle comme une petite écolière surexcitée, et fait office de contraste avec l’approche nuancée et rationnelle du protagoniste.
Je me sens presque gênée d’écrire cela. Après tout, d'où puis-je m'octroyer la légitimité de critiquer l’œuvre d’un auteur qui a non seulement écrit 18 romans, mais qui est devenu, l’an dernier, le Secrétaire perpétuel de la prestigieuse Académie française vieille de 388 ans ? Mais c’est justement parce que le Franco-Libanais Amin Maalouf est un géant de la littérature que l’on est en droit d’être sidéré par le manque de fond de son dernier ouvrage.
Il est vrai qu’il est étrangement satisfaisant de voir notre espèce se faire sermonner sur sa capacité d’auto-destruction par une espèce parallèle mais bien plus évoluée. Compte tenu de la situation actuelle, en particulier quand la première puissance mondiale refuse d’utiliser son indéniable influence pour faire le bien, et pire, quand elle se rend complice de génocide, on peut facilement imaginer les amis d’Empédocle comme les gentils de l’histoire. Ce sont les seuls personnages qui se révèlent intéressants et même séduisants. Peut-être que le but de l’auteur était celui-là : montrer comment notre espèce s’est égarée et nous donner un aperçu de la façon dont les choses auraient pu mieux se passer. Si seulement nous avions refusé de nous laisser guider par la cupidité, l’aliénation, l’orgueil. Il est quasi impossible de ne pas lire Nos Frères inattendus à la lumière du contexte actuel et des soulèvements d’étudiants dans le monde entier en réponse au génocide du peuple palestinien par Israël soutenu par les puissances occidentales. Pourtant, cela ne suffit pas non plus à racheter cette histoire peu convaincante.
Le roman ne parvient pas à nous donner ne serait-ce qu’une once d’espoir pour que nous puissions corriger nos erreurs passées et tracer un meilleur chemin pour l'avenir. Comment pourrait-ce être le cas quand le président américain est présenté, de manière absurde, comme un modèle d’intégrité dont le seul but semble être de sauver le monde, même à ses dépens, et que les Etats-Unis sont décrits comme “une nation qui, au cours des dernières décennies, s’est imposée comme la seule superpuissance mondiale et, sans doute, comme la dernière civilisation” ? Etant donnés la situation actuelle et le rôle qu’y joue le gouvernement américain, il n’existe pas de trêve de l’incrédulité suffisamment consentie pour que le lecteur accepte de croire un mirage pareil.
A un moment donné, Alec réfléchit aux rumeurs selon lesquelles les amis d’Empédocle auraient libéré de hauts niveaux de radioactivité dans le but de nuire à l’humanité, ce qui semble temporairement l’unir contre cet ennemi commun et dépasser ses divisions pour repousser la menace. “Est-ce que ce pourrait être vrai ?”, se demande Alec. “Serait-il possible que, pour une fois, toutes les nations du monde aient mis de côté leurs rivalités et les soupçons qu’elles nourrissent depuis longtemps les unes envers les autres pour s’unir et tenter de désarmer cette puissance qui cherchent à les soumettre ?”
Il est difficilement imaginable qu’une personne un tant soit peu sensée puisse entretenir un tel optimisme dans le monde actuel. Nous, humains, sommes bien trop opportunistes pour nous unir face à l’adversité, beaucoup d’entre nous collaboreraient volontiers avec une telle puissance s’ils pouvaiant y gagner quelque chose à court terme !
Evidemment, il ne faut jamais partir du principe qu’un écrivain est nécessairement d’accord avec son protagoniste. Mais reste le principal problème de ce roman : l’histoire est racontée en termes fades, sans grande conviction dans les idées qu’elle véhicule. Quant aux dialogues, ils alternent entre le guindé et le ridicule. De plus, le portrait fait d’Eve manque tellement de relief qu’il en devient caricatural :
“Eve Saint-Gilles avait autrefois dû être belle. En fait, je sais qu’elle l’avait été, j’ai vu de vieilles photos d’elle : cheveux auburn brillants, décolleté voluptueux, sourire charmeur. Mais l’amertume et l’alcool ont fait faner cette beauté prématurément. J’ai cinquante-trois ans mais on ne m’en donne jamais plus de quarante-cinq, même quand on n’essaie pas de me flatter, alors qu'à trente-sept ans, elle semble frôler la cinquantaine. Et pourtant, ses yeux, que l’on pourrait imaginer ternes, continuent de briller. Si seulement elle se coiffait, colorait ses cheveux, se tenait droite et mettait sa poitrine en valeur - avec provocation, générosité, séduction, peu importe. Si seulement elle…”
Malgré ses opinions nauséabondes sur le physique d’Eve, Alec lui attribue néanmoins des pouvoirs prophétiques, car son livre Le Futur n'habite plus à cette adresse s’avère être une réussite littéraire acclamée par les amis d’Empédocle. Lorsqu’il commence enfin sa lecture, la vision du monde prétendument profonde de la jeune écrivaine se résume en fait à l’idée banale que nous sommes condamnés tout en observant que, malgré nos prétentions à être des êtres au-dessus des autres, nous ne sommes finalement supérieurs que dans l’auto-destruction. Alec, lui, est impressionné et se dit que tout cela “ne pouvait pas être entendable lorsque Le Futur n'habite plus à cette adresse est sorti il y a une dizaine d’années”, ce qui “explique sans doute tout le bruit qu’il a fait à l’époque”.
Voilà, nous y sommes. Eve est une sorte de Cassandre dont les prophéties, malgré les controverses qu’elles ont suscitées, n’ont pas été suffisamment prises au sérieux et encore moins prises en compte.
Mais il n’y a pas qu’Eve qui soit frustrante et unidimensionnelle, les autres personnages sont, eux aussi, mal construits. Aucun n’est sympathique mais aucun ne montre de qualité picaresque non plus. Alec appartient à une catégorie à part. En plus de ses descriptions rebutantes d’Eve, Alec appartient clairement à cette espèce rare de narcissiques qui se désignent eux-mêmes comme tels. Même si on appréciera cette honnêteté, il n’en reste pas moins détestable. Il semble aussi mépriser tout ce qui n’est pas occidental (ce qui caractérise parfois Maalouf lui-même, ici et dans d’autres écrits [1]). Ses descriptions des “moins avancés” sont si grotesques que j’ai souvent dû fermer le livre et me frotter les yeux pour m’assurer que je n’étais pas en pleine hallucination : “On pourrait dire qu'au cours des derniers siècles, de nombreuses sociétés non occidentales - l'Inde, la Chine, le Japon, l'Orient musulman, l'Afrique subsaharienne - ont vu leur médecine, et sans doute l'ensemble de leurs connaissances traditionnelles, tomber dans le discrédit, puis être progressivement oubliées.”
Comment expliquer tous ces manques dans Nos Frères inattendus ? Peut-être que le roman est en fait une parodie cinglante du monde dans lequel nous vivons, ou des Etats-Unis, ou du bla-bla de la droite sur la civilisation occidentale contre les barbares, ou des portraits ridicules des femmes dans la littérature et de la misogynie désinvolte. Si c’est le cas, j’admets volontiers que je me suis fait avoir et que l’ensemble de cette critique est donc nul et non avenu. Peut-être que le livre est une sorte de blague de l’auteur, ou encore une expérience ChatGPT pour nous montrer que l’intelligence artificielle reste infusée par les préjugés qui ont la peau dure chez ceux qui la programment. On peut l'espérer.
[Parmi de nombreux exemples, celui qui suit me vient immédiatement à l'esprit : "Quiconque est fasciné, attiré, dérangé, horrifié ou intrigué par le monde arabe est amené, de temps à autre, à se poser certaines questions. Pourquoi ces voiles, ces tchadors, ces barbes mornes, ces appels à l'assassinat ? Pourquoi tant de manifestations de conservatisme et de violence ? Tout cela est-il inhérent à ces sociétés, à leur culture et à leur religion ? L'islam est-il incompatible avec la liberté, la démocratie, les droits de l'homme et de la femme, avec la modernité elle-même ? Ces questions sont tout à fait naturelles. C'est l'un des nombreux passages de ce type dans l'ouvrage de Maalouf intitulé Au nom de l'identité: Violence and the Need to Belong (1998) de Maalouf. On trouve des exemples similaires dans son ouvrage Disordered World : Setting a New Course for the Twenty-first Century (2011).
Je suis d'accord avec la critique du livre d'Antioche mais une partie peut refléter la réalité de notre lendemain. Sauf qu'il n'y aura personne pour nous sauver. Je n'ai pas encore terminé le livre, donc je ne connais pas la fin. La discussion au sein du club de lecture devrait être intéressante.