J'étais un musulman français - Souvenirsd'un combattant de la liberté algérien

23 Mai, 2021 -

J'étais un Français musulman, souvenirs d'un combattant de la liberté algérien, par Mokhtar Mokhtefi
Traduit par Elaine Mokhtefi
Other Press (Sept. 2021)
ISBN 9781635421811)

Mischa Geracoulis

 

À partir de 1830, l'Algérie a été la plus ancienne colonie de la France. Au début du soulèvement algérien, près de 125 ans plus tard, plus d'un million de colons européens, soit environ quatre générations, avaient élu domicile en Algérie. L'Algérie était devenue une destination si populaire pour les Européens que les Français ne pouvaient l'abandonner, au point d'en faire fi lorsque les griefs et les agressions des Algériens ont commencé à faire surface.

La fin de la Seconde Guerre mondiale coïncide avec l'émergence d'un sentiment anticolonial en Algérie et dans le monde entier. Le Front de libération nationale algérien, qui n'était au départ qu'un petit mouvement éparpillé, est devenu une force sur laquelle il fallait compter, avec une armée de libération nationale organisée et entraînée. Alors que les nationalistes ont peu de chances d'obtenir gain de cause, mais qu'ils veulent se débarrasser du joug du colonialisme par tous les moyens, l'Algérie affronte la France, qui est alors la quatrième puissance militaire du monde.

De novembre 1954 à la signature des accords d'Évian en mars 1962, la guerre d'indépendance algérienne a fait rage. Avant que le pacte diplomatique ne mette fin à l'une des périodes les plus sanglantes et les plus violentes de l'histoire de la France, les "inventeurs des droits de l'homme" avaient employé des tactiques de guérilla, des tortures systématiques et des attaques de civils, même au napalm, contre ses sujets algériens. La France a perdu sa crédibilité sur la scène mondiale et la société française s'est divisée, ce qui a eu des répercussions qui se font encore sentir aujourd'hui. Bien que la France ait revendiqué l'Algérie comme son égale, en invoquant la devise tripartite (bien qu'au conditionnel), elle a effectivement réduit la population indigène à un statut de seconde zone. C'est dans cette Algérie que Mokhtar Mokhtefi (1935-2015) est né. Ainsi, dès son plus jeune âge, Mokhtefi a cultivé un sens aigu de l'équité et de la justice.

Astucieux et sophistiqué au-delà de son âge et de ses moyens, son exceptionnalité a été reconnue par un enseignant français de l'école primaire qui a préparé Mokhtefi pour le lycée. Rare parmi la population analphabète à 90 %, il a quitté la maison de son village pour être pensionnaire dans un collège et un lycée de garçons français. Tout comme il excellait à l'école, il a ensuite excellé dans le corps des transmissions de l'armée algérienne naissante.

Mokhtefi a écrit J'étais un Français musulman vers la fin de sa vie et au présent. Il s'agit d'un recueil de ses souvenirs et de son journal intime, qui commence par l'enfance, puis détaille son passage dans l'Armée de libération nationale en tant qu'opérateur radio et chef des communications, et se termine par l'indépendance de l'Algérie. L'utilisation du terme français musulman dans le titre n'est pas arbitraire ou facétieuse, mais provient d'une désignation réelle utilisée par le gouvernement colonial français. Elaine Mokhtefi, l'épouse américaine expatriée et traductrice de l'auteur, explique dans la préface que cette désignation particulière des Algériens de souche était fonction de l'inégalité structurelle et de la duplicité de la bureaucratie coloniale. Ils gouvernaient, écrit-elle, « par la violence, la ruse et la haine » (ix). De plus, le fait que l'État, qui se disait laïc, classait les citoyens par religion était une ironie qui n'échappait pas à Mokhtefi.

Malgré l'asservissement colonial, Mokhtar Mokhtefi est très instruit, et passionné par des gens comme Socrate, Bergson, Hugo, et plus tard Marx. « Je me francise », observe-t-il en cours de route, se rendant compte qu'il lui faudra un jour faire le tri entre éducation et inculcation (91). En raison de l'asservissement colonial, il se consacre passionnément à une Algérie libre et égale. Combien de temps, se demande-t-il, la France pourra-t-elle maintenir sa position de division et de conquête au Maghreb ? Combien de temps encore peuvent-ils envoyer des centaines de milliers de bottes sur le terrain en Algérie ?

Habitué aux stratifications de l'Algérie colonisée et à ses propres divisions tribales, lorsque Mokhtefi se rend au Maroc à l'âge de 21 ans, la hiérarchie marocaine le rétrograde, lui, un Algérien, au rang de « Français de seconde catégorie ». Le fait qu'il soit un intellectuel ne fait qu'ajouter à la rancœur, et joue contre lui lorsqu'il confie à d'autres Algériens au Maroc son désir de rejoindre l'Armée de libération nationale algérienne clandestine. Sa vision romantique de la lutte fait de l'Algérie son plus grand amour, mais comme tout ce qui est placé sur un piédestal, il y a forcément une chute de la grâce.


Alger, les Black Panthers et la révolution
une critique des mémoires d'Elaine Mokhtefi par Anthony Saidy


Après avoir proposé de distribuer Résistance Algérienne, le journal du Front de Libération Nationale, ses compatriotes le prennent plus au sérieux. Enfin, son « jour de gloire » arrive et son acceptation dans l'Armée de libération nationale commence par des mois d'entraînement clandestin au Maroc et en Tunisie. Ne maîtrisant pas l'arabe et ayant une vue extrêmement faible, il n'est pas très bien préparé pour le camp d'entraînement. Il reproche aux colonisateurs français son ignorance de l'arabe et attend avec impatience ce que la Révolution va lui apprendre sur sa patrie.

La Révolution, avec son cortège d'entraînements militaires, de troublantes épreuves de courage, d'exigences de loyauté sans faille, est en effet révélatrice de l'Algérie et de lui-même. À un moment donné, la colonne de Mokhtefi est envoyée à l'« intérieur », ce qui nécessite des passages de frontières périlleux. Le commandant informe la colonne que « les trois quarts mourront, soit en marchant sur une mine, soit en heurtant la clôture électrifiée. Si vous n'êtes pas prêts à faire ce sacrifice, dites-le. Plus tard, il sera trop tard (215) ». Si Mokhtefi a envisagé de faire marche arrière, il n'en fait pas part aux lecteurs.

Il parle des lignes Morice et Challe, les frontières électrifiées installées par les Français entre l'Algérie, le Maroc et la Tunisie, qui avaient pour but de dissuader la progression du Front de libération nationale algérien. Nommée en l'honneur du ministre français de la Défense, André Morice, la ligne Morice était alimentée par 5 000 volts d'électricité, entourée de fils barbelés et accompagnée de champs de mines de chaque côté de la frontière. La ligne Challe, nommée en l'honneur du général Maurice Challe, a doublé le danger et, en fait, ce danger a perduré bien après la fin de la guerre. Pendant des décennies, les restes de mines terrestres ont été la cause de pertes civiles indues.

Bien que Mokhtefi soit algérien, son éducation occidentale et ses voyages lui ont permis d'acquérir une large vision du monde. Il avait embrassé la liberté, l'égalité et la fraternité, et recherchait la dignité et la justice pour tous. Selon Elaine Mokhtefi, au cours de ses dernières années, Mokhtar a pris l'habitude de porter un badge sur lequel on pouvait lire : « Je suis un citoyen du monde ». Porté ni par négligence ni par contradiction, dit-elle, ce geste semblait indiquer que, même si ses illusions nationalistes avaient disparu depuis longtemps, l'Algérie restait dans son cœur (xxv).

Nous avons vécu tous les âges, tous les temps (
Nous avons vécu tous les âges, tous les temps ("We've lived every age, every time") est un vers d'un poème écrit par l'auteur à sa femme. Ce vers est inscrit sur le banc commémoratif de Riverside Park, à New York, dédié à Mokhtar Mokhtefi après sa mort en 2015 (photo Suzanne Ruta).

Il s'était entièrement consacré à une Algérie unifiée, mais ses idéaux avaient été contaminés. Il ne comprenait pas les divisions internes telles que celles entre Arabes et Berbères, entre paysans et nouveaux riches, ou entre ceux qui parlaient avec des accents régionaux différents. Ces différences et les insultes sociales qui en découlent, voire les mauvais traitements infligés aux uns et aux autres, lui paraissent mesquins et futiles, surtout après 130 ans de domination française, dont les huit dernières années ont été marquées par les brutalités de la guerre. Il était déçu par un ressentiment apparemment implacable envers les lettrés et la perpétuation du "complexe du colonisé". Mokhtefi avait une empathie infinie pour les traumatisés, mais aucune patience pour les hypocrites, les brutes et les imbéciles (323).

Dans les derniers instants de la guerre, Mokhtefi s'offusque de l'incompétence d'un soldat qui ne sait pas lire. « L'ignorance sortie du canon d'une arme nous prépare des lendemains amers », écrit-il, désabusé (399). Peut-être cela préfigure-t-il les complexités de la guérison et de la construction d'une nation, et de l'établissement de la paix. L'Algérie postcoloniale était une sorte de point zéro, sans ressources socio-économiques et avec un gouvernement provisoire en proie à la discorde. L'autoritarisme a souvent tendance à se reformuler et à se répéter, et l'Algérie ne s'est pas exactement extraite de ce schéma.

J'étais un musulman français est le contraire d'une lecture légère, mais il n'est pas dépourvu d'humour. Les commentaires pleins d'esprit de Mokhtefi mettent en lumière son optimisme, même au milieu de la destruction et du chagrin d'amour.

Che Guevara a affirmé qu'il était impossible pour un véritable révolutionnaire d'exister sans la force directrice d'un amour intense. De même, le zèle révolutionnaire de Mokhtefi inspire l'admiration. Son histoire est passionnante, si ce n'est qu'elle comporte une multitude d'acronymes et de pseudonymes dont il faut tenir compte. Néanmoins, sa description colorée du caractère de l'époque, du lieu et des personnes dans l'Algérie coloniale et de la guerre constitue une lecture captivante, ainsi qu'un contexte pour les relations entre la France et l'Algérie d'hier et d'aujourd'hui.

L'Algérie coloniale a été génétiquement modifiée. Ainsi, Mokhtar, sa génération et les générations suivantes qui ont vécu la guerre civile (1991-2002) n'ont jamais été tout à fait libérés d'un héritage de mutations et de mutilations. Formée à partir d'un sens de la « civilisation » imaginé par les Français, la société créée artificiellement, avec ses stratifications, ses injustices et ses obstacles, a persisté dans les "pensées et les sentiments les plus intimes" de Mokhtar (xxi). Mais à partir de 1995, les Mokhtefis ont élu domicile dans l'Upper West Side de New York où, selon Elaine dans une interview de 2018 avec l'auteur Suzanne Ruta, Mokhtar a trouvé une résonance et un contentement dans la ville multiculturelle.

Bien que Mokhtar n'ait pas vécu pour voir le Hirak 2019 de l'Algérie (« le mouvement »), Elaine est sûre qu'il aurait applaudi le cri de protestation « laissez-nous vivre, rendez-nous notre pays, rendez-nous notre passé, ça suffit ! ». Faisant la paix avec son héritage au crépuscule de sa vie, Mokhtar a affirmé : « L'Algérie se trouve sous nos pieds et dans nos cœurs jusqu'à la mort » (xxv).

Environ trois ans après le décès de Mokhtefi, en 2018, le président Macron est devenu le premier dirigeant français à faire publiquement allusion aux crimes de guerre de la France en Algérie. Et enfin, les mines terrestres restantes le long des lignes Morice et Challe ont été entièrement désactivées et retirées par les Algériens, avec la coopération française, cette même année.

Comme le révèle le mémoire de Mokhtefi, les fantômes de la guerre d'Algérie vivent dans les deux pays. En janvier dernier, tout en refusant de présenter des excuses officielles pour les abus commis par son pays pendant l'occupation de l'Algérie, M. Macron a proposé la création d'une commission de la vérité pour faire la lumière sur le passé colonial de la France.

 

Mischa Geracoulis est journaliste et rédactrice en chef. Elle est rédactrice en chef adjointe de The Markaz Review et fait partie du comité de rédaction de Censored Press. Son travail se situe à l'intersection de l'éducation critique aux médias et à l'information, de l'éducation aux droits de l'homme, de la démocratie et de l'éthique. Ses recherches portent notamment sur le génocide arménien et la diaspora, la vérité dans les reportages, les libertés de la presse et de l'enseignement, l'identité et la culture, ainsi que sur les multiples facettes de la condition humaine. Les travaux de Mischa ont été publiés dans Middle East Eye, openDemocracy, Truthout, The Guardian, LA Review of Books, Colorlines, Gomidas Institute et National Catholic Reporter, entre autres. Elle tweete @MGeracoulis.

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