Lorsque vous écrivez sur les Kurdes, assurez-vous d'évacuer le sac de nœuds de leur politique compliquée, de minimiser leur culture et de projeter toutes vos propres idées politiques sur leur patrie "tragique", "abandonnée" et "sans Etat". Et n'oubliez pas de mentionner les moustaches, écrit notre collaborateur.
Matthew Broomfield
Saviez-vous qu'un ancien proverbe kurde dit : "Pas d'autres amis que les montagnes" ? Quel meilleur moyen d'intituler votre article ? Et peu importe que cette perle de sagesse mélancolique, mélodramatique et prétendument "ancienne" soit récente et très probablement d'origine occidentale. Elle a été popularisée juste à temps pour adoucir la première intervention des États-Unis dans la région.
Par la suite, veillez à utiliser : "divisé", "condamné", "tragique", "abandonné", "sans Etat" (jamais "anti-Etat"). Ou, si vous êtes d'un autre avis : "sauvage", "mini-Etat", "peuple des montagnes", "nomade", "terroriste", "marxiste", "guerrier" (jamais "soldat"). Et si vous vous sentez particulièrement lyrique, ajoutez un ou deux "moustachus".
N'oubliez pas de souligner à quel point il était difficile pour vous, seul véritable ami des Kurdes, en plus des montagnes, d'accéder aux aéroports internationaux du Kurdistan irakien. Insistez sur"la résolution et la rationalité" dont vous avez dû faire preuve pour naviguer au sein la bureaucratie tout à fait banale de la région, sur votre "mission à haut risque" pour passer la frontière kurde syrienne (attendre poliment pendant 20 minutes dans une salle de réception en buvant un jus de fruit), ou simplement posez avec un AK-47 et écrivez sur votre propre histoire.
Aujourd'hui, il est un peu plus difficile de s'en sortir avec un orientalisme de bon aloi à Jérusalem ou à Istanbul, mais le Kurdistan est idéal. Il reste "éloigné", "difficile d'accès", le "Far West" mais aussi "pro-occidental", le seul dans la région, et donc le seul sûr. N'hésitez donc pas à vous rendre dans les "déserts arides", les "sommets inhospitaliers", les "bazars animés" et à vous délecter du "thé trop sucré" et de tout le reste. En visitant le Kurdistan, vous rendez service aux Kurdes, après tout. Qu'importe si vous vous trompez sur quelques détails ? (Peut-être même, comme l'auteur de cet article, condamnerez-vous avec suffisance les clichés et les stéréotypes dont vous vous êtes vous-même rendu coupable).
Il est plus probable que que vous ne vous rendiez pas du tout dans la région. Quel est l'intérêt ? Vous pouvez réaliser votre reportage à partir d'Istanbul, ou de Washington. Vous avez vu une carte, établie par un groupe de réflexion, qui peut permettra à tout lecteur de comprendre l'essentiel. Mais en fait, "qui sont" les Kurdes et pourquoi font-ils tant d'histoires ? Bonne question, même si vous avez déjà une réponse, et même si elle n'est normalement posée que lorsque les Kurdes sont déjà en train de faire l'objet d'un nettoyage ethnique et qu'il est alors peut-être un peu tard pour y répondre.
C'est compliqué et vous ne voulez pas ennuyer vos lecteurs. Assurez-vous de vous excuser pour le "sac de nœuds" des organisations politiques kurdes. N'hésitez pas à déformer les noms officiels et les acronymes de ces entités triviales, semi-reconnues et "quasi-États". Pourquoi ne peuvent-ils pas tous s'entendre ? Les conflits entre Kurdes sont des querelles enfantines, des bêtises fratricides. Voilà pourquoi vous vous concentrerez uniquement sur la politique - jamais sur la culture, la littérature ou l'histoire - sans en fait jamais parler des politiques kurdes.
Les Kurdes sont tous des "impérialistes pro-occidentaux", payés pour déstabiliser la région, bien que les militants kurdes turcs combattent l'OTAN depuis quarante ans et que la CIA ait en fait financé Saddam Hussein pour qu'il mène un génocide contre les Kurdes irakiens. Ou bien ils sont tous des "marxistes séparatistes", bien qu'ils aient abandonné la lutte pour un État kurde socialiste il y a des décennies. Les Kurdes syriens "volent le pétrole syrien", bien que ce soit pour nourrir d'autres Syriens en Syrie en l'occurrence. Les femmes kurdes sont intrinsèquement libres, bien qu'elles luttent contre les crimes d'honneur, le tribalisme et le patriarcat au sein de leurs propres communautés. Elles sont les défenseuses de la chrétienté (blanche) contre les musulmans barbares, et peu importe que les Kurdes soient eux-mêmes principalement des musulmans sunnites. Elles sont précisément le type d'écoféministe-anarchiste avec lequel vous êtes confortable.
Bien entendu, vous n'avez aucune idée de ce qu'impliquent les diverses perspectives politiques kurdes sur le marxisme, le capitalisme, l'État, l'Occident, l'islam ou la libération des femmes. Il est peu probable que vous parliez kurde ou que vous lisiez la théorie politique kurde. De toute façon, ce n'est que de la propagande. La propagande, c'est ce que font les Kurdes, les Turcs envoient des communiqués de presse.
N'hésitez pas à rapporter tout ce que les responsables turcs disent sur les Kurdes. Mais n'oubliez pas que le "droit de réponse" ne s'applique qu'aux victimes de la violence de l'État, jamais à ses exécutants. Si vous devez absolument inclure un point de vue kurde, assurez-vous qu'il s'agit d'un commandant militaire, jamais d'un politicien, et certainement pas d'un membre de la société civile. Ne parlez que de "champs de bataille", de "lignes de front" et de "planques", jamais de villes variées où vivent des millions de civils.
En même temps que vous refusez de parler à tout représentant politique ou civil, dites clairement que les représentants armés sont illégitimes, "hors-la-loi", une "organisation terroriste reconnue" - mais vous n'expliquez jamais qui a imposé cette reconnaissance, ni qu'un tribunal européen l'a jugée absurde. Saviez-vous que "le conflit turco-kurde a fait 40 000 morts" ? Il est aussi obligatoire d'inclure cette statistique douteuse (une affirmation du gouvernement turc, qui n'a pas été mise à jour depuis plus de vingt ans) quelque part dans les premiers paragraphes - mais assurez-vous d'utiliser la voix passive et de ne jamais dire qui est réellement à blâmer pour le plus grand nombre de victimes.
De toute évidence, il doit y avoir deux espèces de Kurdes : les agences de presse savent que les Kurdes ne peuvent être que des terroristes, mais le reporter et le cinéaste sont dans les montagnes et rencontrent une autre sorte de Kurdes. Pour eux, les Kurdes sont de "bons gars" au "mauvais endroit". Tout particulièrement leur femmes, qui sont des "amazones", des "dures à cuire", des "Angelina Jolie" en treillis.
Avec prudence, vous pouvez vous concentrer sur les relations entre les femmes et les hommes, en suggérant que le fait que ces femmes ne veulent pas se marier, boire de l'alcool ou avoir des relations sexuelles prouve qu'elles font partie d'une "secte". Si les Kurdes sacrifient leur vie pour la liberté, c'est qu'ils ont subi un lavage de cerveau. Mais ne prenez pas leur idéologie unique au sérieux, ce n'est qu'un écran de fumée, qui cache le fait que les hommes sont toujours les vrais chefs. Tout le monde, même le complexe féministe-militaire, sait que les femmes ne peuvent pas vraiment combattre. Au lieu de cela, si vous faites un film ajoutez une motivation personnelle au combat, comme un parent perdu que la combattante kurde doit retrouver. C'est la seule raison pour laquelle une femme se battrait, à moins qu'elle ne soit séduite par un "amant kurde", bien sûr.
Dans les films, les Kurdes servent surtout d'acolytes, des aides fidèles des soldats américains, prêts à se sacrifier pour "nous" protéger. Veillez à ce qu'ils n'aient jamais l'occasion d'expliquer ce pour quoi ils se battent, ni pourquoi. Vous pourriez trouver pratique de remplacer le Kurdistan par un autre "-stan" inventé de toutes pièces, vous pouvez expliquer que vous vouliez "universaliser" votre message, et que vous n'aviez donc pas d'autre choix que de laisser tomber la politique, de faire de votre protagoniste un volontaire international avec les forces kurdes, ou tout simplement un étranger venu combattre l'Etat islamique.
Il en va de même pour les documentaires. Essayez de n'interviewer que des anciens membres de l'EI venus de l'étranger sur leur sort. Laissez-les blâmer librement les "Kurdes" pour leurs mauvais traitements, plutôt que de parler aux jeunes femmes kurdes qui les ont vaincus et qui, depuis, les protègent et s'occupent d'eux chaque jour à la place des puissances mondiales qui leur ont tourné le dos dès que les bombes ont cessé de tomber. Ne prenez pas le risque de réitérer l'appel des Kurdes à un soutien international pour les aider à résoudre cette crise mondiale. C'est trop politique. Et ne mentionnez jamais que d'innombrables Kurdes et Arabes vivent là-bas dans des conditions tout aussi sinistres à deux pas des camps. Si vous le faisiez, vous devriez admettre que vous considérez la vie quotidienne au Kurdistan comme une punition en soi - ça va pour les Kurdes, mais pas pour les combattants occidentaux de l'Etat islamique.
Si vous le pouvez, omettez complètement le caractère kurde de votre sujet, en le représentant comme un "réfugié syrien" ou une "femme iranienne" - même si son origine kurde apparaît littéralement dans son nom. De cette façon, il sera encore plus facile de représenter le Kurdistan comme un "no man's land", un espace "sans habitants ni propriétaires", une toile vierge attendant l'intervention des néoconservateurs. Peut-être pourrez-vous même avoir Hillary Clinton en tant que productrice.
La survie des Kurdes dépend du maintien ou du départ des Américains. Après tout, les Kurdes ont toujours été des victimes infortunées et soumises. La politique kurde n'a commencé qu'avec l'intervention américaine en Irak en 1991, ou bien avec l'intervention américaine contre l'Etat islamique en 2014. Il est donc inutile de se demander d'où viennent les Kurdes, ou comment leur société était organisée avant le socialisme du Baas et le kémalisme. Ils se contentaient de rôder dans les montagnes et de voler les caravanes.
Oubliez le fait que les Kurdes ont des dialectes si distincts qu'ils compteraient pour des langues différentes si seulement ils avaient une armée (ou un État), oubliez aussi les différences politiques et culturelles entre les régions. En particulier, il est peu probable que vous mentionniez les Kurdes d'Iran, l'opposition iranienne est uniformément monarchiste et féministe libérale. Ainsi, bien que vous puissiez utiliser le slogan populaire "Femme, Vie, Liberté", passez sous silence ses origines militantes.
En effet, s'il y a "les bons et les mauvais Kurdes", ils constituent néanmoins un bloc monolithique. En utilisant le raccourci commode "les Kurdes" ou "nos alliés kurdes", vous pouvez omettre la réalité des alliances multiethniques entre les Kurdes et les Arabes et éluder la vérité gênante selon laquelle les "mauvais Kurdes" qui luttent contre l'OTAN et le capitalisme sont ceux-là mêmes qui ont vaincu l'Etat islamique et sauvé les Yezidis du génocide. En général, il est plus sûr de montrer les "bons" Kurdes capitalistes et nationalistes comme les héros de l'histoire, même dans les batailles auxquelles ils n'ont pas participé.
Si vous évoquez la vision politique kurde pour le Moyen-Orient, assurez-vous de la discréditer dès le début. Comme nous le savons tous la "révolution syrienne", par exemple, a échoué - et peu importe que des millions de Kurdes et leurs alliés vivent toujours en dehors du contrôle du régime syrien, affirmant avec insistance que la révolution est bien vivante dans le Kurdistan syrien. En fait, la soi-disant "question kurde" est un ordre donné au peuple kurde de ne s'attendre à aucun changement. Il n'est pas censé y avoir de réponse. Il s'agit après tout d'un "nœud gordien", qui ne peut être résolu que par des think-tanks ayant des relations étroites avec l'État turc.
Vous pourriez éviter complètement ces questions difficiles, en concluant par l'aphorisme suivant "le terroriste de l'un est le combattant de la liberté de l'autre". Mais dans cette équation, qui est exactement celui qui classe les Kurdes par catégories ? Et qui se soucie de ce qu'il pense, de toute façon ?
Inspiré par l'article de Binyavanga Wainaina intitulé Comment écrire sur l'Afrique, via l'article de Lily Lynch Comment écrire sur les Balkans.