L'un des artistes internationaux les plus éminents d'Algérie a créé un autre jardin magnifique, cette fois en l'honneur des migrants anonymes ou des harragas tombés en mer.
Rose Issa
L'artiste plasticien Rachid Koraïchi est né dans la région des Aurès en Algérie. Il a installé des ateliers dans différents pays du monde, en fonction des projets qu'il mène. Sa recherche des meilleurs artisans "magiciens" suit son parcours créatif. Dès le début, il a tissé une complicité profonde et amicale avec les grands poètes et écrivains du siècle dernier. Il s'inspire également des textes anciens. Cet artiste polyvalent, lié à la famille Koraïchi du prophète Mahomet, est profondément spirituel. Son projet le plus récent est Jardin d'Afrique, un cimetière pour migrants clandestins dans la ville côtière de Zarzis, dans le sud de la Tunisie.
Les descendants d'Adam sont membres d'un seul corps, car ils furent crées d'une seule et même essence. Que le destin un jour fasse souffrir un membre, les autres membres aussi en seront affligés. Su tu ne souffres pas de la souffrance des autres, tu ne mérites pas d'être appelé humain. (Les descendants d'Adam sont membres d'un même corps, car ils ont été créés d'une même essence. Si un jour le destin fait souffrir l'un des membres, les autres membres souffriront aussi. Si tu ne souffres pas de la souffrance des autres, tu ne mérites pas d'être appelé humain.)
-Rachid Koraïchi
ROSE ISSA : Rachid, comment ce projet est-il né ?
RACHID KORAÏCHI : Ma fille Aïcha, vice-présidente d'Action contre la faim à Londres, m'a alerté sur l'existence d'une décharge publique où l'on déposait les corps des migrants rejetés par la mer à Zarzis. Cela me paraissait tellement improbable que j'ai voulu m'y rendre avec elle. J'ai contacté Mongi Slim du Croissant Rouge Tunisien (organisation humanitaire affiliée à la Croix Rouge) qui nous a emmenés sur place. J'ai été tellement choqué par ce que j'ai vu que j'ai décidé d'acheter un terrain pour créer une sépulture décente.
Ma fille étant de nationalité tunisienne, nous avons pu acquérir un terrain pour le futur Jardin de l'Afrique. Le lendemain, en présence de Mongi Slim et de son entrepreneur, j'ai dessiné l'ensemble du projet dans les moindres détails, en faisant fi de toutes les tracasseries administratives, juridiques et judiciaires que requiert un cimetière. Il s'agit du premier cimetière privé au monde. Il est réservé aux corps des migrants ou des étrangers. Au total, il y a huit cents tombes, dont la plupart sont occupées.
ROSE ISSA : Comment avez-vous conçu votre projet ?
RACHID KORAÏCHI: J'ai appelé ce site Jardin d'Afrique pour effacer l'image d'une décharge. Pour tous ces corps, j'ai eu la vision des Jardins du Paradis. J'ai voulu que ce mémorial soit totalement non confessionnel, sans discrimination de religion. Tous les corps sont orientés vers le lever du soleil, même si c'est dans la direction de la Kaaba. L'aménagement comprend une salle de prière ouverte à toutes les confessions. Au-dessus du dôme se trouvent trois boules de céramique verte, symbolisant le judaïsme, le christianisme et l'islam. L'ensemble est surmonté d'un croissant ouvert sur le ciel comme une coupe recevant l'abondance des cieux. Ce projet est une offrande aux défunts, à leurs familles, à leurs tribus.
J'ai souhaité la présence de grandes stèles commémorant deux rois, père et fils de la famille Koraïchi qui ont régné au XIIe siècle au Daghestan dans le Caucase. Ces stèles sont des symboles de protection qui accompagnent les morts. Elles font le lien avec les autres ancêtres qui sont enterrés dans le cimetière Koraïchi, contre le mur d'enceinte de la grande mosquée de Kairouan. Ce sont eux qui ont fondé cette ville au VIIe siècle et qui nous ont légué le fameux Coran bleu.
La porte de la salle de prière, achetée à un antiquaire, date du XVIIe siècle. À l'entrée, les corps franchissent la grande porte d'entrée, couleur de lumière et de soleil. Devant eux s'étend un long couloir de carreaux de céramique, réalisés à la main dans le style des palais de Tunis du XVIIe siècle. Le bâtiment dégage une atmosphère accueillante, empreinte de dignité, de respect et d'amour. Les tombes sont blanches et surmontées d'une coupe en céramique incrustée de vert et de jaune, le vert symbolisant l'abondance et le jaune la lumière. Cette coupe ne se remplit que de l'eau de pluie, qui fertilise le sol, voyage invisible du ciel à la terre. Elle sert à abreuver les oiseaux qui naissent et s'envolent ensuite à la rencontre des anges. Dans cet autre voyage invisible vers le ciel, l'oiseau accompagne symboliquement les âmes des défunts.
Le choix des plantes s'inspire des textes sacrés décrivant le Paradis. De l'extérieur, un olivier de 130 ans, symbole de paix, s'ouvre sur une vue de la salle de prière au loin. De chaque côté de l'entrée, on peut voir cinq oliviers, représentant les cinq piliers de l'islam : Shahada (foi), Salat (prière), Zakat (aumône), Sawm (jeûne) et Hajj (pèlerinage à la Mecque). Perpendiculairement, le long des murs d'enceinte, douze grandes vignes se faisant face représentent les douze apôtres autour du Christ. Aux quatre coins, j'ai fait venir quatre grands palmiers du désert. Ils représentent la protection : dans la chaleur du Sahara, ils protègent les arbres fruitiers et les jardins maraîchers de l'intensité du soleil et les empêchent de se dessécher. Les maîtres soufis les comparent à des êtres humains car ils vivent jusqu'à 90 ans. Si on les coupe, ils meurent comme décapités. Tout ce qui se trouve dans le palmier est utile.
De chaque côté de l'allée centrale, on trouve d'abord une rangée d'orangers amers : signe à la fois de l'amertume de la mort et de la douceur du fruit, et du parfum de l'eau de fleur d'oranger, appelée maa zhar (l'eau qui porte chance). La rangée suivante est plantée de grenades : les graines de ce fruit sont fragiles lorsqu'on les écrase. En revanche, sous la peau, elles sont serties comme des rubis et incarnent la force de l'humanité si elle était unie.
Vient ensuite une série de plantes grimpantes, traitées comme des arbres à l'aide de tuteurs métalliques ou de bambous, pour créer une petite forêt. Ces alignements de différentes variétés de jasmin et de bougainvilliers rouges (couleur du sang dans la vie) sont destinés à parfumer et à ravir les visiteurs. J'ai prévu deux tables et quelques bancs en marbre de couleur olive pour permettre des moments de méditation, de prière et de convivialité. J'ai également installé l'énergie solaire pour l'éclairage et l'irrigation au goutte à goutte.
ROSE ISSA : Quelles sont les différentes étapes de la récupération des corps ?
RACHID KORAÏCHI : Compte tenu de mon statut de civil et d'étranger, il n'est pas question que je puisse toucher les corps. Les cadavres échoués ou trouvés en mer sont récupérés par la Garde nationale qui photographie les visages, les bijoux, les tatouages et les cicatrices, car ils ont rarement des documents d'identité sur eux. Ils sont ensuite emmenés chez le médecin légiste. Le procureur délivre l'ordonnance de "droit à l'inhumation". Ils sont ensuite transférés à l'hôpital de Gabès, à 150 kilomètres de Zarzis, pour un prélèvement d'ADN. Compte tenu de l'état de putréfaction et de démembrement des corps à leur arrivée, une grande morgue et une salle de prélèvement d'ADN ont dû être installées pour éviter aux défunts le long voyage aller-retour jusqu'à Gabès.
Aujourd'hui, nous attendons l'autorisation du ministère de la santé pour prélever les échantillons d'ADN.
ROSE ISSA : Ce Jardin d'Afrique n'est pas votre premier projet de jardin ...
RACHID KORAÏCHI : Non. Le premier jardin que j'ai créé en tant qu'expression artistique, c'était à Chaumont-sur-Loire (France) pour le 8ème Festival International des Jardins, à la demande de son directeur, Jean Pigeat. Pour ce Jardin du Paradis, je me suis inspirée du livre La Conférence des oiseaux de Farid al-Din Attar, poète et mystique persan du XIIe siècle. C'est dans les ateliers de céramique de Saint-Quentin-la-Poterie (où se trouve le Musée de la Poterie Méditerranéenne) que j'ai réalisé des bassins, des allées, des bassins d'eau et des bancs de méditation.
En 2005, j'ai créé le Jardin d'Orient à 100 mètres de la tombe de Léonard de Vinci au château d'Amboise de François Ier. Il s'agit d'une œuvre politiquement engagée, en hommage aux membres de la famille de l'Emir Abdelkader, chef religieux et militaire algérien du XIXe siècle, qui étaient assignés à résidence au château. Entre 1848 et 1852, vingt-cinq personnes y sont mortes, toutes enterrées sans tombeau individuel. J'ai prévu un lieu de mémoire pour les honorer, ce que ni l'Etat algérien ni l'Etat français n'avaient fait. Libéré par Napoléon III avec le reste de sa famille, l'émir se rend à Bursa, puis à Constantinople (aujourd'hui Istanbul), en Turquie, et s'installe enfin à Damas (Syrie). À sa demande, il a été enterré à côté de son maître spirituel, Ibn Arabi. Par la suite, l'État algérien n'a pas tenu sa promesse et a déplacé sa dépouille en Algérie pour asseoir son autorité.
Le dessin de ce jardin est symbolique : vingt-cinq tombes, disposées en trois rangées de sept tombes et les quatre autres regroupées comme un carrefour. Sept grands cyprès, enracinés dans la terre et s'élevant vers le ciel comme s'ils étaient en vol. Sept bancs de méditation. Une longue bande d'arbustes de thym indiquant la direction de la Mecque. Les blocs de pierre d'Alep ont une forme qui rappelle celle de la Kaaba. Au centre, le nom de chaque défunt est inscrit dans un cercle vertical en bronze qui projette son ombre sur le socle. Cette ombre, qui suit la course du soleil, évoque les sept circumambulations des pèlerins autour de la Kaaba.
J'ai également lancé un projet de biosphère, Dar Al Qamar (Maison de la Lune), dans le Sahara algérien, où mes ancêtres se sont installés après être arrivés de la Mecque au 7e siècle. Voyant que l'administration du pays construit des blocs de béton au milieu du désert, j'ai choisi de démontrer que l'on peut construire des maisons avec des matériaux locaux : sable de rose du désert, gypse, chaux...
Sur 45 hectares de dunes, j'ai créé une oasis : 1 200 palmiers, grenadiers, agrumes, pistachiers, une série de serres pour les maraîchers (melons, pastèques, poivrons, piments, etc.). Il y a des paons, des autruches, des gazelles, des chameaux, des ânes... Plusieurs puits ont été forés pour irriguer au goutte-à-goutte et alimenter par gravité une immense palmeraie. Toutes les conceptions architecturales de la grande maison respectent les méthodes de construction traditionnelles, où les dômes et les arcades font face au soleil tout en créant de la fraîcheur et de l'ombre.
ROSE ISSA : Avez-vous d'autres projets de jardins de la mémoire ?
RACHID KORAÏCHI : Oui, peut-être... Je pense que celui qui ne respecte pas les morts ne respecte pas non plus les vivants. C'est pourquoi je continue à me battre pour d'autres projets de mémoire. Le premier, le Jardin de la Méditerranée, se trouve sur l'île de Sainte-Marguerite aux Îles de Lérins, au large de Cannes. Il abrite les dépouilles des soldats de l'émir Abdelkader et de leurs familles, ainsi que celles de l'émir Mokrani (révolte de 1871).
L'autre projet, sur l'île de Fuerteventura aux Canaries, a été commandé par l'association locale d'aide aux migrants, Entre Mares. J'ai envoyé le projet aux autorités de l'île. Nous attendons donc ...
Je me suis souvent demandé pourquoi je créais ces maisons pour les morts alors que je suis avant tout un artiste. J'ai compris que, peut-être, j'avais travaillé sur la tombe de mon frère qui s'est noyé en Méditerranée dans les années 1960.
Que tous ceux qui reposent en ce lieu, le Jardin d'Afrique, soient mes frères et mes sœurs, pour me permettre de pleurer à mon tour ce frère qui a laissé un vide béant dans ma vie et celle de ma famille.
Entretien extrait du catalogue Rachid Koraïchi : Jardin d'Afrique/Garden of Africa par arrangement spécial avec Rose Issa.