La fausse crise islamo-gauchiste en France

14 mars, 2021 -

L'œuvre de l'artiste irakienne Dia al-Azzawi <

Elégie à ma ville piégée" de l'artiste irakienne Dia al-Azzawi, acrylique sur toile, 240 x 800 cm, 2011 (photo Matthew Lazarus).

Comment je suis devenu islamo-gauchiste  

Raphaël Liogier          

 

Le lecteur du présent article n’ignore peut-être pas que son auteur est régulièrement désigné comme islamo-gauchiste. Loin d’être un biais, cela constitue un avantage permettant de mieux comprendre les significations de cette expression de plus en plus commune. La façon très surprenante, d’abord pour moi, dont je suis soudain devenu islamo-gauchiste à mon corps défendant est éclairante. Commençons par souligner que je ne suis pas islamologue, et que je n’ai jamais prétendu l’être. Pour preuve, ma thèse de doctorat portait sur l’occidentalisation du bouddhisme. J’y analysais comment s’est progressivement construite, en phase avec la mondialisation, en Europe et en Amérique du nord en particulier, une vision idéalisée de cette religion extrême orientale. Après ma soutenance de thèse, le sociologue Jean Baubérot, qui était membre du jury, me fit une suggestion inattendue. Je me souviens encore de son sourire malicieux, lorsqu’il me dit : « Vous avez bien montré comment le bouddhisme est devenu la bonne religion  des occidentaux, peut-être pourriez-vous essayer de comprendre avec la même méthode comment l’islam a pu devenir la mauvaise ».

L’idée m’a séduite. Je me suis penché sur la vision occidentale de l’islam. Plus précisément sur celle des européens et d’abord des français. J’ai d’ailleurs publié des articles comparant la vision orientaliste, idéalisée du bouddhisme, et la vision, elle aussi orientaliste et idéalisée de l’islam. A la fin du XVIIIème siècle jusqu’au XIXème siècle, l’islam bénéficiait d’une aura à la fois philosophique et spirituelle, comparable à celle du bouddhisme aujourd’hui. Le mystique René Guénon, si influent dans les sociétés ésotériques du début du XXème siècle, encore aujourd’hui chez nombre de francs-maçons, était par exemple fasciné par l’islam plus que par le bouddhisme. Mon article montrait comment l’islam avait perdu cette aura, à travers l’épreuve de la colonisation et de la décolonisation, puis le rejet de l’immigration.

Des universitaires dénoncent les attaques françaises contre les « islamo-gauchistes »

Pour résumer mon hypothèse : l’islam est devenu trop présent, humainement d’abord, pour rester exotique ; trop associé à des problèmes économiques et à des angoisses sociales. Aucune vision idyllique, donc, de ma part, mais seulement une recherche sur l’évolution des représentations, effectuée avec les mêmes méthodes que dans ma thèse sur le bouddhisme. Cette étude est surement critiquable, mais elle n’a aucune visée idéologique.

Je décidais d’aller plus loin, mu par la curiosité, par la fameuse libido sciendi, le désir de savoir. Depuis le milieu de la première décennie du XXI siècle, l’islam n’était plus seulement dénigré, objet de condescendance, assimilé à la religion du colonisé. Elle est devenue l’objet d’une angoisse d’être colonisé par ceux que « nous » avions jadis colonisé, autrement dit les arabes et la africains. Ces non-européens d’origine, particulièrement les maghrébins maintenant installés sous nos latitudes, devinrent tous potentiellement musulmans. Le mot musulman devint une sorte de nom de code officiellement non racisé pour désigner l’autre intolérable, l’étranger de l’intérieur secrètement surpuissant et en guerre contre « nous ». L’expression d’ «occupation » pour désigner « les prières de rue » liées à l’exiguïté de certaines mosquées (j’ai vérifié !) ne pouvait laisser planer le doute.  


Le mythe de l'islamisation (2012) par Raphaël Liogier.<

Le mythe de l'islamisation (2012) de Raphaël Liogier.

Le renversement est évocateur : les musulmans étaient maintenant perçus comme les plus forts. Symboliquement d’abord (ils auraient le pouvoir culturel) et numériquement (grâce à l’immigration massive, un taux de natalité supérieur à la moyenne et un nombre de conversions étourdissant). J’ai naïvement voulu vérifier ces affirmation « catastrophistes », en consultant les statistiques disponibles. Très sincèrement, j’ai été surpris par les résultats qui montraient grosso modo que l’immigration en provenance des pays musulmans était stable (c’est moins le cas aujourd’hui avec les événements syriens) ; que la natalité des musulmans putatifs était plus faible que la moyenne, ; et enfin que le taux de conversion était très faible (par exemple bien inférieur aux conversions au christianisme évangélique).  

Lorsque en 2012 je fis paraître Le mythe de l’islamisation, qui était pour moi un livre de sociologie non polémique, qui fournissait clairement ses sources et donnait différentes hypothèses, j’ai été propulsé sur la scène médiatique. J’ai dû immédiatement me défendre - avant même de parler du contenu réel du livre - contre ceux qui m’accusèrent d’être scandaleusement irréaliste ; d’avoir des intentions malveillantes ; d’être un idiot utile au service de l’islamisme conquérant ; voire, d’être un dhimmi (soumis au dictat de l’islam). Je fus même accusé d’être un collaborateur, puisque l’islam devenait la bannière guerrière d’un ennemi surpuissant occupant le territoire. Les sites antimusulmans comme Riposte laïque se déchainèrent contre moi, ainsi que des stars médiatiques comme Caroline Fourest en pleine croisade contre Tariq Ramadan (ce même Tariq Ramadan dont je critiquais d’ailleurs pourtant aussi le discours, certes sans le diaboliser).  

C’est ainsi que je suis devenu islamo-gauchiste : non plus un chercheur normal, non plus même seulement un témoin, mais l’acteur récalcitrant d’une mise en scène sociale qui me dépasse.  

Islamisme et gauchisme

Je tentais alors de comprendre cette étrange situation, aussi intéressante sociologiquement qu’inconfortable personnellement. Commençons par le commencement. Le lien historique entre certaines idéologies de gauche et l’islamisme est indéniable. Non pas avec l’islam en tant que tel, mais bien avec l’idéologie islamiste qui s’est construite dès le XIXème siècle, en partie à travers la critique de l’Occident moderne, puis consumériste, puis du colonialisme, et, plus largement, de l’inégalité raciale et sociale. N’oublions pas que les sources intellectuelles des Frères Musulmans, et de l’islamisme en général – comme Sayyid Qutb qui séjourna dans les années 1940 aux États-Unis dont il détestait la culture faite, d’après lui, de jazz bestial, de promiscuité sexuelle et d’inégalité sociale – étaient de fervents lecteurs des grands penseurs marxistes et des théoriciens de l’école Frankfort ; remettant en cause la société de consommation et la dégénérescence des démocraties libérales, en y ajoutant la dose islamique de dégoût des mœurs diaboliques. Souvenons-nous même de l’importance de la variable musulmane dans la lutte pour les droits civiques aux États-Unis dans les années 1960, avec des figures emblématiques comme celle de Malcom X, devenu martyr de la cause des African Americans. L’islamisme se présenta ostensiblement en champion de la lutte contre le capitalisme destructeur, porteur des revendications des damnés de la terre. Une sorte de religiosité tiers-mondiste, alternative au christianisme occidental dominant ayant donné naissance au capitalisme (selon la célèbre thèse de Max Weber). En fait, cette orientation idéologique n’était pas, à l’origine, exclusivement à gauche. Tout un pan de l’islamisme s’imprégna du décadentisme heideggérien antimoderne, y compris chez Qutb lui-même qui était aussi un nationaliste extrême. On dit même que l’Imam Khomeiny était un assidu lecteur de Martin Heidegger.

La mystique de l’authenticité, de l’enracinement traditionnel, symétrique du dégoût de l’inauthenticité et du déracinement moderne, fit grande impression chez certains pères de l’islamisme. Mais, enfin, c’est la tendance plutôt marxiste, en tout cas anticonsumériste, qui a pris le dessus. C’est sans doute ce qui a suscita en 1978 l’admiration de Michel Foucault alors présent en Iran pour le compte de journaux européens. Le philosophe de la liberté se dira « impressionné » par le pouvoir émancipateur du chiisme, cette « spiritualité politique ». Reconnaissant ne pas bien connaître l’islam et encore moins l’Iran, il fut aveugle aux potentiels débordements violents comme aux sources réactionnaires du khomeynisme. Lui qui fut pourtant le contempteur de toutes les formes de contrôle politique et de l’insinuation du pouvoir au cœur de l’intimité. 

En tout cas, il y a un point sur lequel Foucault ne s'est pas trompé : il y avait bien là une "spiritualité politique", que l'on pourrait appeler islamo-marxisme, qui, dans sa version radicale, est allée jusqu'à justifier des actes terroristes depuis les années 1980 jusqu'aux attentats contre les tours jumelles de New York - ville phare de la corruption financière et consumériste occidentale. Le politologue et chercheur sur l'islam Olivier Roy souligne, contre ceux qui voudraient y voir l'expression d'un choc des religions et des civilisations, que la plupart des attentats terroristes islamistes jusqu'au 11 septembre 2001 visaient des cibles symboliques de la société de consommation et du capitalisme, et non des symboles religieux. Le terrorisme islamiste va ainsi tenter, en utilisant les mêmes modalités d'action, de prendre le relais des mouvements violents d'extrême gauche tels que les Brigades rouges en Italie, Action directe en France ou la bande à Baader-Meinhof en Allemagne. Tous ces groupes révolutionnaires ont été démantelés dans les années 1980, à l'exception de la Fraction armée rouge qui s'est éteinte en 1998.
 

La crise identitaire des sociétés occidentales    

Donc, oui, il y a des raisons objectives de croiser certaines thématiques de gauche et certains mouvements islamistes. L’incongruité ne vient pas du fait de faire le lien, mais du succès grandissant de l’expression « islamo-gauchisme » à notre époque – en gros depuis le milieu de la première décennie des années 2000.  

Étrange, en effet, qu’à l’époque où plus aucun intellectuel, de gauche ou non, n’est fasciné par l’islamisme, l’expression se généralise. Elle se généralise, mais en changeant de sens. Au lieu de désigner un corps d’idées, elle devient exclusivement polémique, servant à discréditer l’adversaire dans des débats portant sur tout autre chose. En l’occurrence - comme je m’en suis rendu compte en entrant moi-même dans la catégorie, ainsi que je l’évoquai – dans des débats portant sur le sens de la laïcité, le traitement des populations musulmanes vivants ici. Un François Burgat, un Olivier Roy, un Jean Baubérot, un Pascal Boniface pourront être exclus du débat sous prétexte qu’ils seraient des compagnons de route de l’islamisme. Les deux premiers sont certes islamologues et politologues, s’intéressent évidemment à l’islam politique, sont plutôt à gauche, et s’inquiètent des discours identitaristes qui s’autorisent de plus en plus de l’étiquette laïque. Mais en dehors de ces points, ils ne s’entendent à peu près sur rien !

Le troisième, Baubérot, est simplement l’universitaire spécialiste de la laïcité le plus reconnu au monde. Il n’a fait pour mériter l’insulte d’islamo-gauchiste que tenter de revenir à sa définition historique et juridique. Enfin, le dernier, géo-politologue de profession, n’a fait à ma connaissance que souligner que l’on pouvait être critique de la politique de l’État d’Israël sans être antisémite. Et moi je n’ai fait qu’écrire, en gros, qu’il n’y avait pas un projet concerté chez les musulmans de conquérir l’Europe, de la submerger, et que le port du voile n’était pas un emblème de conquête.  

C'est tout à fait banal, en
bref. Et je répète que mes intérêts scientifiques ne portent pas sur l'islam, mais sur les mutations de l'identité humaine au XXIe siècle. Pour preuve, mes publications - qui semblent disparates, et donc déconcertantes pour ceux qui veulent que je sois un islamo-gauchiste de profession - traitent des nouvelles spiritualités, du développement personnel, des sectes, de la peur collective de l'intelligence artificielle (au moins aussi forte que la peur de l'islam), de la peur d'être remplacé par des machines, de l'évolution des rapports de genre, etc.

Le plus grave, c’est la crise de l’universalisme

Je crois que ma focalisation sur les identités, en tant que sociologue comme en tant que philosophe, m’a été utile en l’occurrence. En effet, l’usage nouveau et généralisé du mot islamo-gauchisme s’éclaire au regard de l’extension du complexe occidental face la perte de la centralité mondiale de l’Europe, et maintenant même des États-Unis . Depuis 2003, on observe le succès grandissant de discours décadentistes, tragiques, annonçant l’effondrement de l’Europe. La chute des valeurs chrétiennes, des valeurs républicaines, des valeurs démocratiques – non seulement en France, mais en Autriche, en Italie, en Espagne, en Hollande, au Royaume-Uni. Partout en Europe. De petites formations politiques portant ce discours vont surgir, ni de droite ni de gauche, mais défendant les « peuples » attaqués par des forces multiples de la mondialisation, du capitalisme, des étrangers, et de l’islam comme une force les synthétisant toutes : mondial, anti-chrétien, anti-démocratique, contre l’égalité homme-femme, et même, comme l’écrit Richard Millet, allié du capitalisme (dernier point aux antipodes des idéologies islamistes de gauche comme de droite !).  

Ces petits partis sont devenus de plus en plus importants. Nous avons l'ancien Front national en France (qui s'est soudainement mis à défendre la laïcité, car elle est devenue un principe de guerre identitaire et non la liberté de culte), le Parti de la démocratie du centre en Suisse (qui a fait interdire la construction de minarets), le Parti de la liberté en Autriche, le Parti du progrès en Norvège, Alternative for Germany, UKIP au Royaume-Uni, etc. Les discours des leaders de ces partis ont infiltré le grand public et les partis politiques plus traditionnels, qu'ils soient de droite ou de gauche. C'est ce qu'on appelle le populisme : ni de droite ni de gauche, mais qui repose sur la mise en scène complotiste et angoissée de l'effondrement. Au nom de la défense de nos valeurs (démocratiques, chrétiennes, laïques, toutes dans le même sac), ces nouveaux partis les rongent concrètement. Ils attaquent la liberté pour la défendre, car nous sommes vraisemblablement dans une situation d'urgence. De la protection de la liberté de culte, la laïcité devient le prétexte d'une guerre contre l'identité des "autres". Ceux qui refusent ces aberrations sont qualifiés d'"islamo-gauchistes" ; autrement dit, ils deviennent ipso facto des traîtres, des collabos, des faibles, des irréalistes. Car le populiste a le culte du Réel, c'est-à-dire de ce que tout le monde est censé ressentir. Il connaît la vérité de la guerre qui se joue et pour laquelle il n'y a pas de place pour une discussion rationnelle.

Un populiste anti-islamo-léfiste et anti-communiste.<

Une manifestation populiste anti-islamo-fasciste et anti-« islamo-fasciste » à Paris, novembre 2020 (photo de Kenzo Tribouillard / AFP)

Ce sont ces types de discours nationaux-socialistes (ni gauche ni droite) qui ont déjà à plusieurs reprises failli détruire la société libérale, celle des droits égaux et de la liberté d’expression. La même rengaine est pourtant rejouée encore et encore. Avec toujours les mêmes couplets. Les traitres étaient les dreyfusards à la fin du XIXème siècle européen hanté par l’effondrement. Dans les années 1930, c’était ceux qui refusaient de voir l’attaque judéo-bolchevique. Aujourd’hui, les traitres sont ceux qui refusent de laisser tordre nos principes à l’aune de nos malaises existentiels, sociaux et économiques d’un début de millénaire qui nous échappe. Le huis clos étouffant est ainsi posé, avec des acteurs volontaires ou récalcitrants . D’un côté, le vrai peuple trompé et bafoué, avec pour alliés les héros / héraut tragiques politiques ou journalistiques qui le défendent, qu’ils se disent de gauche ou de droite. De l’autre côté, les faux peuples, faux jetons, semblant de citoyens que l’on pourrait déchoir de leur citoyenneté plus légitimement qu’un tueur en série, dont le musulman devient l’idéaltype ; et qui sont eux-mêmes protégés par les traitres qui pullulent partout à la télévision, dans les journaux, en politique, les collaborateurs, les bobos sans foi ni loi.

Bref, vous avez reconnu les islamo-gauchistes. 

Cette confiscation du débat par l’assignation des contradicteurs au rôle de l’ennemi ou du traître est très grave. L’enjeu sous-jacent est la redéfinition de l’universalité. La remise en cause la société libérale, telle qu’elle fut développée par Emmanuel Kant, Benjamin Constant ou Alexis de Tocqueville. Celle qui remonte au relativisme de Montaigne et de Montesquieu : respect du mode de vie et de la pensée de l’autre dans la limite de son propre respect de notre mode de vie et de notre pensée. Mise en relation (d’où « relativisme ») des hommes à partir d’un fond commun : leur désir de vivre en paix. La redéfinition populiste de l’universalisme comme valeur exclusive, culturelle – le paradoxe est remarquable - est tout le contraire : refus d’accepter que l’autre vive parmi « nous », avec le célèbre slogan « qu’ils rentrent chez eux, s’ils ne sont pas contents ici ». Slogan appliqué, par exemple, aux jeunes d’origine maghrébine assignés à leur islamité, même s’ils sont nés en France. Et aussi leurs parents. Et aussi leur grands-parents. Cela, c’est ce qu’on appelle le différentialisme : « ils sont très bien dans leur différence pourvu qu’ils restent chez eux ». Pour un différentialiste, comme Samuel Huntington, les « autres », les musulmans par exemple, sont culturellement inaptes à l’universalité qui ne serait qu’une production culturelle des occidentaux pour les occidentaux, avec pour corolaire l’inaptitude des « autres » à la démocratie, et même à la liberté.

Le débat est clair. Pour ma part, je reste obstinément du côté des droits de l'homme, de la liberté réelle, telle que la conçoivent Montaigne et Kant, et donc, bien sûr, du côté de la laïcité politique d'Aristide Briand, celle de la loi de 1905 (pour la séparation française des églises et de l'État), que cela fasse de moi un islamo-gauchiste ou non.

Raphaël Liogier est un sociologue et philosophe qui enseigne à l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence, où il a dirigé l'Observatoire du fait religieux de 2006 à 2014. Diplômé en philosophie de l'Université d'Édimbourg, il enseigne également au Collège international de philosophie. Il est l'auteur ou le coauteur de plus de 15 ouvrages, dont Le mythe de l'islamisation.

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