Un Égyptien "se bat pour la culture" avec un festival international de guitare

3 octobre, 2022 -
Illustration pour les 27èmes Internationales de la Guitare dans le sud de la France (courtoisie de les-ig.com).

 

Quand on est un acteur culturel, c'est une vraie responsabilité de s'adresser aux citoyens, et il faut les respecter. - Talaat El Singaby

 

Laëtitia Soula

 

Talaat El Singaby est le directeur fondateur du Festival Internationalde la Guitare (Les Internationales de la Guitare), l'un des principaux événements annuels de guitare pour ceux qui apprécient le flamenco, la guitare classique, le oud, le bouzouki et d'autres luths utilisés dans la musique du monde. Le festival a lieu en septembre et octobre à Montpellier et dans d'autres villes du sud de la France.

Le bureau d'El Singaby est une sorte de caverne d'Ali Baba, brillamment décorée de nombreuses peintures et photographies encadrées, d'affiches et de portraits, accentuée par une bibliothèque de taille impressionnante surchargée de livres, et de nombreux objets qui encombrent la pièce. Il est évident qu'El Singaby a gardé une trace des nombreuses réunions et des nombreux voyages qu'il a effectués au cours des 27 années qui ont suivi la création du festival de guitare.  

Talaat El Singaby, fondateur des Internationales de la Guitare.

El Singaby est issu d'une famille cultivée et laïque de la bourgeoisie égyptienne. Après des études de sciences politiques, il s'installe à Montpellier en 1975, où il lance sa carrière dans la recherche et l'enseignement supérieur en tant que professeur d'économie et de sciences politiques. " À cette époque, dans les années 1970, l'Égypte était devenue étouffante ", explique-t-il. "Sadate arrêtait les opposants, et cela a culminé en 1981 lorsque 25 000 personnes ont été emprisonnées en une semaine. J'ai été enrôlé dans l'armée et j'ai participé à la guerre du Kippour en 1973. J'étais inspecteur des finances et j'ai profité d'une affectation aux États-Unis pour me rendre en douce à l'aéroport de Rome. De là, je suis allé à Bergame, dans le nord de l'Italie, puis à Montpellier, où j'avais des amis qui enseignaient à l'Institut agronomique méditerranéen. J'ai obtenu une bourse pour poursuivre mes études et apprendre le français."

Sadate, bien sûr, a été assassiné en 1981, Moubarak a pris les rênes du pouvoir en Égypte, et El Singaby a finalement pu retourner visiter son pays natal, ayant acquis la nationalité française après quatre ans. "J'ai gardé des liens forts avec l'Égypte, où vit une grande partie de ma famille, notamment mes frères et sœurs", dit-il. "L'un de mes frères est à Montpellier, il est professeur agrégé de philosophie. L'Égypte que j'ai quittée en 1975 n'existe plus, ni socialement ni intellectuellement, l'atmosphère est totalement différente. La population a triplé. J'y vais de temps en temps pour des raisons sentimentales".

 

Un citoyen universel

A l'occasion de la 27ème saison du Festival International de la Guitare, Talaat El Singaby réaffirme les valeurs qu'il porte dans un pays comme la France, qui est, selon lui, "une vraie démocratie, une vraie république" et "l'un des plus beaux pays du monde". Il se définit lui-même comme "un citoyen universel qui vit à l'heure de la révolution de l'information, de la communication, de la facilité des déplacements". Mais cela entraîne aussi une montée en puissance des revendications et des actions identitaires, car le bateau identitaire coule. Je suis plutôt optimiste car la culture et la conscience sont ouvertes au plus grand nombre...

"Parmi les valeurs qui me sont chères, il y a la liberté, qui passe selon moi par la reconnaissance et le respect des différences, et la laïcité. La fraternité, c'est construire un écosystème de la république en faisant circuler la parole, pour faire barrage à ce nouveau fascisme dont parlait le philosophe Gilles Deleuze, qui fait de chacun de nous un micro-fasciste qui fait taire son voisin, censure les autres et se censure lui-même. Je crois aussi que nous devons offrir toutes les conditions d'un accès égalitaire. Enfin, nous avons besoin de courage, tant moral que physique."

El Singaby s'affirme comme un homme de gauche. " Je suis un optimiste, je crois en la vie ", explique-t-il. "Je suis un vitaliste comme Socrate, Platon, Épicure, Spinoza, Nietzsche, Deleuze ou Bergson. En littérature, j'aime Anton Tchekhov, Gabriel García Márquez, ou le chef-d'œuvre d'optimisme qu'est Don Quichotte de Cervantès. Se battre contre des moulins à vent, quel courage !"

 

La bataille des idées

Selon El Singaby, il s'agit d'être "conscient, éduqué et actif". Être citoyen, c'est être membre de la cité, participer à la construction et à la sauvegarde de la cité et de ses valeurs. Être de gauche, c'est être vigilant en permanence, être une force d'action, de proposition, de critique."

Il rappelle que suite à la réélection d'Emmanuel Macron cette année, "89 députés à tendance fasciste" ont été élus à l'Assemblée nationale en France. "Leurs idées sont en train de se banaliser. C'est catastrophique, car ce sera la fin de la république. L'État providence, le modèle social issu du programme du Conseil national de la Résistance, qui fait la fierté de la France, a été vidé de son contenu, notamment sous le mandat de Nicolas Sarkozy. Perdre la bataille des idées était inévitable. Cette bataille a été gagnée par l'extrême droite. C'est une honte pour la gauche, et il faut maintenant remonter la pente", dit-il en évoquant Sisyphe.

 

La culture immigrée n'existe pas, car la culture est universelle. Programmer du rap, du hip-hop et du slam dans un quartier à majorité maghrébine est facile et stupide.

 

Amener la culture au pied du bâtiment

Talaat El Singaby considère la création du Festival international de la guitare comme "un acte de participation pour construire la république", autour de trois pôles : artistique, économique et social. Pour lui, il est important non seulement que les gens viennent aux concerts, mais aussi que le festival leur apporte des concerts, où qu'ils soient. Ainsi, le festival utilise Montpellier comme plaque tournante et s'étend à toute la région.

" Je suis un amoureux de la musique et ce n'est pas un business pour moi. Nous choisissons par exemple de travailler avec le secteur artisanal des luthiers. Le pôle social est important car la culture de salon pour les privilégiés, c'est fini. Nous amenons la culture au pied de l'immeuble, si je puis dire, dans les quartiers. Quand on est un acteur culturel, c'est une vraie responsabilité de s'adresser aux citoyens, et il faut les respecter. Plus on donne du sens et de la qualité à ce qu'on fait, plus le citoyen devient intelligent et réceptif. Les gens ont constamment besoin d'être éduqués au goût. Nous devons élever l'âme. C'est pourquoi nous avons choisi de programmer également des concerts en dehors de Montpellier : Loco Cello, un quatuor de premier plan, à Saint-Bauzille de Montmel, Axel Bauer à Lunel, la grande danseuse de flamenco Patricia Guerrero, lauréate de la Biennale de Séville, à La Grande-Motte. Les talentueux Italiens du Francesco Piu Quartet se produisent à Assas. Nous devons aller là où les gens ont besoin de nous".

El Singaby milite pour une culture ouverte sur le monde extérieur, et il refuse de mettre les immigrants dans des cases. " La culture immigrée n'existe pas, car la culture est universelle. Programmer du rap, du hip-hop et du slam dans un quartier à majorité maghrébine, c'est facile et stupide. L'action de notre pôle social s'appelle le Relais de la République : nous proposons des conférences et des ateliers, où nous encourageons les gens à apprendre à jouer ou à fabriquer des instruments ou des costumes, à écrire, pour les citoyens de six mois à 25 ans."

Le Festival international de la guitare a toujours programmé de la musique arabe, y compris de la musique égyptienne, dit-il. "Je profite de chaque occasion pour accueillir de vrais joueurs d'oud ou de qanun, la cithare arabe qui se joue à plat", explique-t-il. "Je pense, par exemple, au luthiste Ihab Radwan, qui enseigne au Conservatoire de Montpellier. Ma démarche est universelle, et la musique arabe a une vocation universelle." 

C'est avec un esprit généreux qu'El Singaby met en place ce festival, présentant tout au long du calendrier différentes esthétiques de la guitare, du classique au flamenco, en passant par le rock, le folk, la chanson française, le blues, le jazz manouche, la soul R&B, la cumbia, le reggae dub ou encore la pop mélodique. C'est un pari fort et ambitieux, et l'occasion pour le public de faire de belles découvertes. C'est le fruit de son engagement à mettre la culture à la portée de tous, de tous les âges, et à sensibiliser, car la culture s'apprend, se façonne et se transmet. 
 
Début octobre, je suis tombé par hasard sur l'artiste belge Selah Sue, 32 ans, qui s'est produite dans le cadre du festival de la guitare à l'Opéra Comédie de Montpellier. Elle a livré une performance vibrante de soul et de R&B au chant et à la guitare. Accompagnée de trois choristes dans la plus pure tradition Motown, elle s'en est remise au jeune Dries Henderickx pour un magnifique solo de guitare qui était transcendant. Vers la fin du concert, le public a succombé à une irrésistible envie de danser, ponctuée d'ovations et de rappels fébriles. Un triomphe.

 

(L'oudiste Ihab Radwan se produit dans un enregistrement réalisé plus tôt cette année en Belgique, avant le festival de guitare de cette année).


Pourquoi la guitare ?

El Singaby explique son choix. "La guitare est un instrument d'émancipation, et nous sommes dans la région qui compte la plus grande communauté gitane de France, la plus grande diaspora espagnole et pied-noir. Oud, mandoline, bouzouki... Ce sont des cultures de cordes. J'avais donc envie de créer ici un événement autour de la guitare. Nous sommes dans un pays de troubadours. J'ai créé un festival indépendant qui a toujours fait salle comble - j'ai été poussé par le public. Les collectivités nous ont soutenus."

L'homme a une vision généreuse de la manière dont la France peut embrasser et partager les cultures du monde. " On parle de la culture comme de l'exception française ", dit-il. "Le général De Gaulle a créé le premier ministère de la culture, son ministre André Malraux a créé les Maisons de la Culture. Il y a eu aussi Mitterrand et Jack Lang. Ensuite, le secteur de la culture a été cassé avec des coupes budgétaires énormes. Il n'y avait pas assez de volonté pour donner à la culture sa véritable valeur. Cette défaillance de la puissance publique envers la culture joue un rôle dans la perte de la bataille des idées au profit de l'extrême droite. Il faut qu'il y ait une culture de qualité à la disposition des citoyens, un véritable service public de la culture et de l'éducation. Nous ne pouvons pas les traiter avec une logique comptable, comme cela a été fait."

Selon Talaat El Singaby, "quand la culture est absente, on peut dire tout et n'importe quoi, et les gens le croient. Il faut arrêter les fake news et la démagogie. La culture est absente des priorités de l'Etat. Les politiciens ont peur de la culture. Ils ont peur que les gens soient plus intelligents, qu'ils soient conscients et puissent choisir avec leur libre arbitre. Et je reste optimiste car je vais me battre pour la culture, pour qu'elle soit de qualité, et accessible au plus grand nombre."

 

La 27e édition des Internationales de la Guitare se déroule jusqu'au 19 octobre 2022. 

Laissez un commentaire

Votre adresse électronique ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont marqués d'un *.