L'Égypte, abandonnée mais pas oubliée

4 octobre 2020 -
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Ce pays qui te ressemble donne un sentiment palpable d'une communauté qui n'aurait pas pu imaginer son propre déracinement de l'Égypte.

 

Une terre comme toi, roman de Tobie Nathan
Traduit par Joyce Zonana
Seagull Books (2020)
ISBN : 978-0857427885
Publié à l'origine sous le titre Ce pays qui te ressemble
Editions Stock (2015)

 

Ella Shohat
Berlin

Dans ce mélange d'histoire fictive et de conte fantastique, A Land Like You de Tobie Nathan offre un récit poignant des cinq dernières décennies de la communauté juive du Caire, avant son départ calamiteux vers d'autres terres dans les années 1950. Les turbulences sociopolitiques de l'époque s'entremêlent de manière envoûtante avec le quotidien animé de la vie dans l'ancien quartier juif, Harat al-Yahud, représenté avec ses multiples dissonances de classe, de genre, de religion et d'idéologie. Bien que le Harat soit doté d'une subjectivité, le roman évite un prisme ghettoïsé ; il dépeint plutôt de manière vivante un lieu de mouvement et de circulation constants entre la communauté juive de la ville (rabbinats et karaïtes) et de multiples autres communautés, dont les coptes, les orthodoxes, les Grecs, les Arméniens, ainsi que les musulmans, en particulier ceux qui vivent dans la vieille partie de Bab Zuwayla.

Grâce à une corne d'abondance d'allusions sensuelles à des arômes, des plats, des amulettes, des prières, des tombes de saints, des chansons, des danses, des films et des expressions familières pleines d'esprit, le lecteur devient un témoin privilégié d'une Égypte caractérisée par un continuum culturel intime entre les Juifs et leurs voisins musulmans. Le sexe, les grossesses, la naissance, l'allaitement, les ablutions, les maladies, le désir et la mort se croisent, révélant des rituels, des croyances, des espoirs et des craintes partagés.

Juifs et musulmans vivent côte à côte, de la même manière qu'un homme, comme le dit Esther, la mère du protagoniste, "pourrait vivre avec ses propres entrailles". Après tout, réfléchit-elle, les contes juifs remplissent le Coran, et la langue arabe remplit les bouches juives. Alors "pourquoi", se demande-t-elle, "ne sont-ils pas nous ? Pourquoi ne sommes-nous pas eux ?" En effet, cette intimité interreligieuse est allégorisée dans le désir interdit entre le fils d'Esther, Zohar/Gohar (bijou en arabe, dans la prononciation égyptienne), et sa sœur de lait musulmane, Masreya (égyptienne, dans la prononciation arabe féminine). Transgressant les tabous traditionnels des relations entre frères et sœurs de lait ainsi qu'entre religions, cette romance crée une véritable "rupture dans l'ordre du monde".

Dans la période périlleuse de l'après-partition, leur amour et leur séparation se mêlent à l'affrontement des nouvelles forces politiques émergentes. Le roman présente un large éventail des diverses voies idéologiques empruntées par la jeunesse juive - monarchisme, capitalisme, anticolonialisme, communisme, sionisme, nationalisme arabe et même islamisme. Pourtant, tout au long du roman, Une terre comme toi rejette l'idée nouvellement répandue selon laquelle on ne peut être à la fois juif et égyptien. Le roman maintient un hommage lyrique constant à la terre, par exemple à travers les déclarations emphatiques du protagoniste selon lesquelles l'Égypte, en tant que umm al-dunya (la mère du monde), est aussi sa mère. "L'Égypte est ma mère", affirme-t-il avec défi, "le ventre de toutes mes pensées. Elle est la substance dont nous sommes faits" et "le Nil est l'artère qui irrigue nos corps". Dans une revendication métaphorique de l'indigénat, il compare les Juifs d'Égypte aux "jeunes buffles d'eau, pétris de la boue du Nil, de la même couleur sombre que les indigènes". 

A Land Like You donne un sentiment palpable d'une communauté qui n'aurait pas pu imaginer son propre déracinement hors d'Égypte. Écrivant en 2015, plus d'un demi-siècle après le déplacement, l'auteur affronte le changement politique capital qui a transformé les Juifs égyptiens en "étrangers" - résultant de bouleversements politiques co-impliqués dans le sillage de la partition de la Palestine, de la création d'Israël et des guerres israélo-arabes. Entrelacées tout au long du roman, les expressions concernant l'enracinement dans la terre viennent former une réponse à la notion figée du "véritable Égyptien", un discours qui en est venu à exclure les Juifs. Ainsi, le roman ne dépeint pas seulement une communauté immergée dans la culture arabe, mais relaie également le récit historique d'un passé juif pré-arabe : Nous, les Juifs d'Égypte, nous étions là avec les pharaons, puis avec les Perses, les Babyloniens, les Grecs, les Romains ; et quand les Arabes sont arrivés, nous étions encore là... et aussi avec les Turcs...". . et aussi avec les Turcs, les Ottomans . . . Nous sommes des indigènes, comme l'ibis, comme les buffles d'eau, comme les cerfs-volants". Et cette revendication d'une histoire millénaire dans le pays est bientôt juxtaposée à la complainte élégiaque : "Aujourd'hui, nous ne sommes plus là. Il n'en reste pas un seul. Comment les Égyptiens peuvent-ils vivre sans nous ?"

Le cimetière juif du Caire est l'un des plus anciens du monde (Photo : Philipp Breu)

Le roman reprend cette question rhétorique, mettant en évidence un sentiment de rejet, l'ego blessé d'un amant abandonné. Et pourtant, dans son propre monologue intérieur, le protagoniste refuse de renoncer à l'Égypte. Possédé, pour ainsi dire, par la voix divine d'Asmahan, star de l'écran égyptien, il se souvient d'elle en train de chanter "Ya habibi ta'ala" ("Viens, ô ma bien-aimée, viens !"). En effet, l'une des épigraphes évocatrices du livre cite le refrain de cette chanson sur l'amour et la douleur de la séparation : "Viens, mon bien-aimé / Viens me rejoindre / Regarde-moi, vois l'effet de ton absence / Comme je suis réduit à parler avec ton fantôme..." Dans Ce pays qui te ressemble, le passage cité vient allégoriser la souffrance infligée par une absence communautaire, de devenir un spectre dans la terre une fois que vous êtes chez vous. Les paroles, qui s'inspirent du souvenir de Zohar, ne font que réaccentuer le désir de devenir le destinataire de l'appel ta'ala. La composition de Farid al-Atrash, hybride de tango latino-arabe, permet à un sentiment lugubre de coexister en dissonance avec le plaisir d'un rythme sensuel. Dans le roman de Nathan, le souvenir des choses passées constitue un acte émotionnellement ambivalent.

  La connaissance préalable par le lecteur du résultat historique réel - la dislocation traumatique des Juifs - hante le roman dès le début, comme dans une variation égyptienne du thème du destin inexorable dans la tragédie grecque. En termes intertextuels différents, la dispersion accentue la confluence malheureuse entre deux récits de départ d'Égypte - l'exode biblique de l'esclavage, d'une part, et, d'autre part, la dislocation moderne de la communauté juive égyptienne sans possibilité de retour. Le roman fournit une sorte de cartographie émotionnelle, chaque chapitre portant le nom d'une rue, d'un quartier, d'un lieu, pour aboutir à la rue de Fleurus à Paris, qui résume en termes spatiaux une condition exilique mélancolique, incapable de comprendre sa propre absence. Le protagoniste s'adresse à sa mère patrie dans un discours mêlé de nostalgie et de ressentiment ironique : "Aujourd'hui, nous ne sommes plus là. Frères égyptiens, habitants d'une terre de reliques, il ne vous reste que des pyramides et quelques synagogues vides. Prenez soin d'eux ! Comment pouvez-vous vivre sans nous ?"

 


 

Lire un extrait de Une terre comme toi

 


 

Rendu dans la traduction magistrale de Joyce Zonana, A Land Like You introduit le lecteur anglais dans le roman éblouissant de Nathan, où le français représente, pour ainsi dire, la polyglossie et l'hétéroglossie au sein des langues et entre elles. La prose française sert de médiateur à l'arabe et à ses diverses accentuations, ainsi qu'aux invocations de l'hébreu, de l'araméen, de l'espagnol, du grec, de l'italien, du turc, de l'anglais et de l'amalgame linguistique appelé sabir. Et bien qu'elle soit écrite en français, la langue elle-même, à son tour, est également médiatisée par le monde diégétique arabophone lorsque les personnages égyptiens apprennent ou rencontrent par hasard la langue étrangère européenne. En ce sens, le français devient un objet distant, bien qu'il soit la langue du roman.

 

Que ce soit par leur forme fluide ou brisée, les langues convergent dans le texte pour mettre en scène les itinéraires d'appartenance à plusieurs niveaux du Caire. La traductrice Joyce Zonana est elle-même l'autrice d'un mémoire thématique sur son propre déplacement du Caire à Brooklyn, intitulé Dream Homes : Du Caire à Katrina, le voyage d'un exilé. La traduction bénéficie de la profonde familiarité de Zonana avec le monde dépeint dans le roman, rendant tangible pour le lecteur anglais le syncrétisme linguistique tel qu'il s'est formé dans le sillage de l'impérialisme et des déplacements postcoloniaux. Ainsi, bien que la traduction anglaise ait été entreprise à New York, et bien que le roman ait été écrit à Paris et en français, le texte résonne de l'impossibilité exaltante de se séparer de umm al-dunya, incarnée dans le sentiment final du protagoniste : "Bien que j'aie quitté l'Égypte, l'Égypte n'a jamais quitté mon âme."

 

Tobie Nathan

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Professeur émérite de psychologie à l'Université-Paris VIII, Tobie Nathan est l'auteur d'une douzaine de romans et de nombreuses études psychanalytiques. Né au Caire en 1948 dans une famille juive, Nathan a dû fuir son pays avec sa famille à la suite de la révolution égyptienne de 1957. Formé en France, Nathan est un pionnier de l'ethno-psychiatrie et a fondé en 1993 le Centre George Devereux où il a travaillé principalement avec les migrants et les réfugiés. Il a été diplomate en Israël et en Afrique et est Chevalier de l'ordre des Arts et des Lettres. En 2012, il a reçu le prestigieux Prix femina de l'essai pour son mémoire, Ethno-Romain, sur sa vie d'immigrant juif égyptien en France. L'édition originale française de A Land Like You a été sélectionnée pour le prix Goncourt en 2015. 

 

Joyce Zonana est écrivain, traductrice littéraire et professeur émérite d'anglais à la City University de New York.

Ella Shohat , rédactrice en chef de TMR, enseigne aux départements Art et politique publique et Études du Moyen-Orient et de l'Islam à l'Université de New York. Elle est l'auteur de nombreux ouvrages, dont le plus récent est intitulé On the Arab-Jew, Palestine, and Other Displacements : Selected Writings (Pluto Books, 2017). Parmi ses autres titres, citons Between the Middle East and the Americas : The Cultural Politics of Diaspora (co-édité, The Univ. of Michigan Press, 2013, mention honorable dans la catégorie non-fiction du Prix du livre arabo-américain 2014, The Arab American Museum) ; Israeli Cinema : East/West and the Politics of Representation (I.B. Tauris, 2010) ; Taboo Memories, Diasporic Voices (Duke Univ. Press, 2006) ; Talking Visions: Talking Visions : Multicultural Feminism in a Transnational Age (MIT & The New Museum of Contemporary Art, 1998) ; Dangerous Liaisons : Gender, Nation and Postcolonial Perspectives (co-édité, Univ. of Minnesota Press, 1997). Avec Robert Stam, elle a écrit Unthinking Eurocentrism (gagnant du prix Katherine Kovacs Singer Best Book Award, Routledge, 1994 ; deuxième édition du 20e anniversaire, avec un nouveau chapitre Afterward, Routledge, 2014) ; Multiculturalism, Postcoloniality and Transnational Media (Rutgers Univ. Press, 2003) ; Flagging Patriotism: Flagging Patriotism : Crises of Narcissism and Anti-Americanism (Routledge, 2007) ; et Race in Translation : Culture Wars Around the Postcolonial Atlantic (NYU press, 2012).

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