Marseille au crépuscule

14 avril 2021 -

Port autonome de Marseille, 2007. Toutes les photographies sont reproduites avec l'accord gracieux de Franck Pourcel.

Franck Pourcel

« Le jour se lève, et sur moi la nuit tombe... » Graffiti sur un mur du centre de Marseille, 2003.

Il en est des lumières comme des villes, que le crépuscule suspend dans l’entre-deux. Ou plutôt dans l’« en même temps », pour reprendre l’expression de Serge Daney. Cet « en même temps », dont il faisait « le temps même de l’émotion ». Crépuscule, cet instant où le mystère tout à la fois disparaît et demeure, où dans la lumière faible et incertaine se cristallise le passage d’une ville à une autre. Marseille. Marseille qui change. Marseille qui reste. Cité figée « en même temps » entre Europe et Méditerranée. « Entre modernité et tradition », disent les technocrates. Entre après et avant. Entre démolitions et transformations. Marseille au crépuscule. Aux crépuscules ? Ces crépuscules où s’éteignent les rêves des enfants à l’orthographe mal assurée : « Le jour ce lève et sur moi la nuit tombe. » Enfants d’un corps social en recomposition. Ou en décomposition ? Dans cet « en même temps » de la photographie, il y a comme un rendez-vous des mémoires de ceux sur qui tombe la nuit.

Marseille grandit, la ville se modernise. Les lumières sont plus nombreuses et plus violentes pour ceux qui les voient de loin.

Dans cette zone de banlieue trop éloignée du centre-ville, la cage d'escalier du bâtiment B est un refuge pour les jeunes en difficulté. Ici, il n'y a rien à faire, plus rien à faire. Le hall de l'immeuble est un lieu de rencontre et d'écoute. C'est une nécessité pour les résidents. Les jeunes se saluent entre eux. C'est un lieu humain, où ils peuvent exister. Depuis la cage d'escalier, la ville s'observe de loin et s'imagine. La lumière qui revient le soir est intense et colorée. Les pensées s'échappent. C'est un espace pour les rêves vagabonds et inabordables. Replié derrière les murs, accroché à ses désirs. Il faut trouver sa place. Le reste n'est qu'amusement, tentative de fuite, d'effacement de la réalité. Ici, pourtant, il y a tout : le baby-foot, les ordinateurs, le grand écran... Pour gagner du terrain, il suffit de monter au dixième étage.

Depuis cette périphérie, Marseille s’exhibe. Mais au spectacle de la modernité toujours ces jeunes arrivant trop tard, alors que les lumières vont s’éteindre.

« en même temps »…

Le sac de sable est de plus en plus lourd. Il pèse sur la conscience du quotidien. Boxer, suer, se perfectionner, recommencer encore les mêmes mouvements. C’est un salut qui en vaut bien d’autres. Ne pas se laisser aller. Voir récompensés ses efforts. Dans cette salle de fortune, les corps sont moites, les corps se musclent, les corps s’affinent. Chacun respecte qui veut bien transpirer. Après chaque coup de poing, le cuir du sac se tanne. Comme le visage de ceux qui n’ont pas pris garde. Surtout ne pas s’arrêter, malgré la douleur. Encaisser, c’est aussi crier avec son corps.

Boxe à Air Bel, 1998
Boxe à Air Bel, 1998

« en même temps »…

Le centre social est le rendez-vous de la tolérance dans une ville qui devient tolérante lorsque ça l’arrange. Il est une sorte d’école de la vie, lorsque l’exclusion a éloigné les Marseillais les uns des autres, les a enfermés chez eux et en eux-mêmes. Ici comme dans d’autres lieux associatifs du centre-ville, les initiatives survivent en marge des volontés politiques. Expulsée des places publiques, des halls de gare et des parvis d’opéra, la spontanéité résiste. Ce lieu pourtant étroit devient une immense cour de récréation privée d’école. Chacun est son maître. Chacun écoute ses voix et trace ses chemins à la mesure de ses capacités. Le hip-hop est une danse qui met en transe toutes les catégories sociales. Chacun comprend cette faculté de dépasser son statut social pour engendrer un même mouvement. Chacun se fond dans la masse pour créer de la cohésion, de la satisfaction et du bien-être.

« en même temps »…  

La fête foraine s’est installée sur le J4, place du bout des ports. Il y a la grande roue et son point culminant. Mais il y a surtout un manège spectaculaire. Il s’agit d’un bras prolongé par une capsule. Dos à dos, quatre personnes viennent s’harnacher. Pendant que le bras se soulève, les jambes trouvent le vide, de plus en plus grand. Le monde s’éloigne. Puis c’est la chute, brutale et oscillatoire, jusqu’à l’arrêt. Il faut avoir confiance en cette machine fidèle aux canons de la modernité : transparente et lumineuse comme les bureaux du nouveau quartier d’affaires de la Joliette, au design épuré. Amassés à ses pieds, les spectateurs veulent voir les points de résistance ou de rupture des amateurs de sensations fortes, prisonniers de leurs propres angoisses. Tandis que plus loin, est déboulonnée une statue de la Liberté en carton-pâte.

Fête foraine sur la place du J4, 2007.                                                                                                                       Depuis la cuisine de l'appartement de l'artiste Age, 2007
Fête foraine sur la place du J4, 2007. Depuis la cuisine de l'appartement de l'artiste Age, 2007

« en même temps »…

C'est un centre-ville où il n'y a pas d'écoles, pas de structures sociales, pas de parcs, pas de jardins, pas de toboggans, pas d'arbres. Abandonné par le gouvernement. Ici, l'avenir n'existe pas. La modernité n'y entre pas. Les questions immobilières soulignent l'immobilisme. Pas de haute technologie, pas d'expérimentation, pas de pôle économique. Les gens sont livrés à eux-mêmes et les enfants suivent. Ils s'approprient la rue et en deviennent les gardiens. Courses, jeux de ballon, trottinettes, chacun s'improvise dans la vie comme dans la rue, avec ses codes et ses dangers.

La partie de cartes revisitée, rue d'Aubagne, 2007.
La partie de cartes revisitée, rue d'Aubagne, 2007.

« Le quartier Noailles accueille chaque jour de nouveaux arrivants, qui espèrent s’arrimer aux ressources urbaines que cet espace sait susciter. Pourtant les réseaux d’information et d’entraide qui les aimantent vers ce quartier peuvent aussi écarter les personnes les plus fragilisées de droits auxquels elles pourraient prétendre. Le logement est peut-être le secteur le plus douloureusement touché. Certains parlent ainsi de “normes de logement pour immigrés” ou de “dictature de propriétaire”. La question du logement et de l’insalubrité est ainsi au cœur d’une problématique sociale encore avivée par les conditions de la réhabilitation en cours qui prolonge le travail de “reconquête du centre-ville”.

» Certains, pourtant, ne souhaiteraient pas vivre ailleurs, car habiter Noailles, y ouvrir son commerce ou son association, c’est aussi bénéficier, pour un prix jusqu’alors modeste, d’une qualité de vie au cœur d’un réseau de transport, d’une densité commerciale, d’une sociabilité particulière et de ressources finalement suffisamment variées pour attirer toutes les classes sociales, toutes les trajectoires, tous les projets. » 

Marie Sengel, anthropologue.

Dans la rue du quartier Noailles, 2007. Nassim B. et son petit frère, Noailles, 2007.
Dans la rue du quartier Noailles, 2007. Nassim B. et son petit frère, Noailles, 2007.
L'effondrement des bâtiments 63 & 65 de la rue d'Aubagne à Noailles, le 5 novembre 2018 à 9h, a entraîné la mort de huit personnes.   
L'effondrement des immeubles nᵒ63 et nᵒ65 rue d'Aubagne dans le quartier Noailles se produit le 5 novembre 2018 à 9h, provoquant la mort de huit personnes

« en même temps »…

Je me suis senti seul comme tant d’autres. J’ai marché d’un espace à un autre. J’ai traversé une frontière, puis une autre et d’autres encore. C’est drôle qu’une ville comme Marseille possède tant de frontières. Je la pensais plus ouverte et plus indulgente. J’ai été ébloui par ses lumières au moment où le soleil transperce les rues et projette mon ombre sans fin sur le trottoir. Je me suis baigné dans sa chaleur. J’ai regardé les gens en noir et blanc. J’ai frôlé les murs en couleurs. J’ai baissé la tête pour ne pas voir. J’ai eu peur en traversant certains quartiers, en croisant des regards suspicieux. J’ai voulu dépasser mes peurs. J’ai aimé, détesté, et éprouvé enfin ce doux sentiment d’existence. Appartenir à quelque chose, vivre quelque part, s’enraciner. Je me suis passionné pour des histoires qui m’ont dévoilé autant d’égarements que d’espérances.

Et voilà que je suis cet homme fatigué.

Je suis fatigué par ces déséquilibres, fatigué par tant d’oubli, d’injustice, de souffrance, fatigué par tous ces doutes. Car ils me renvoient à ma propre solitude.

Ne me laissez pas dans cette solitude.

Je veux partir, traverser la mer, voyager. Je veux rencontrer d’autres villes, d’autres personnes. Je veux éprouver d’autres sentiments. Je veux « abuser de mes rêves » et en produire de nouveaux.

Sinon ?

Sinon, « je meurs ».

La chute, 2005.
La chute, 2005.

 Dernièrement, il a signé les images et la réalisation du clip du groupe de musique « De la Crau » : https://www.youtube.com/watch?v=tyu4pHyoesA. Leur travail est solidement ancré dans l'héritage de la musique anglo-saxonne des années 70 à nos jours, en y ajoutant un souffle d'air méditerranéen, un appel du large.

Leur nouvel album « Temperi » est une épopée musicale. Les textes, en occitan-provençal-maritime, écrits par Sam Karpienia, évoquent les migrants fuyant la guerre, les tribulations de l'âme en peine, la réappropriation des moyens de production par les ouvriers, le désastre écologique, les doutes et les espoirs des jeunes des quartiers populaires.

 " Chaman ", la deuxième chanson de l'album numérique Temperi (sorti le 19 février 2021), évoque " la perte du rapport à la nature face à l'industrialisation de la vie ".

De la Crau.

De la Crau.

Franck Pourcel vit à Marseille où il est écrivain-photographe indépendant. Son travail interroge le rapport des peuples à leur territoire, notamment la Méditerranée. Son travail photographique, en noir et blanc et en couleur, allie le documentaire à la création artistique contemporaine. Il porte une attention particulière aux obstacles de notre époque et aux régions qu'ils endommagent. Son travail fait le point sur les formes et les modes de vie qui perdurent dans un monde ravagé par le capitalisme — pour mieux comprendre les possibilités de réinvention — dont dépend notre survie.

Il est l'auteur de dizaines d'ouvrages dont Cahier #8, Filigranes Éditions/Zoème, 2019 ; Ulysse ou les Constellations, texte de Gilles Mora Le Bec en air éditions, 2013 ; De gré ou de force, Noailles au temps de la réhabilitation, textes et témoignages recueillis par Marie Sengel, Éditions P'tits Papiers, 2007 ; La petite mer des oubliés, Étang de Berre, Paradoxe méditerranéen, texte de Jean-Louis Fabiani, Le Bec en air éditions, 2006.

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