Don't Look Left: A Diary of Genocide d'Atif Abu Saif

20 septembre 2024 -
Le témoignage d'un éminent médecin incite les lecteurs à faire preuve d'empathie à l'égard de la vie sous les bombardements atroces et incessants et à l'égard des pertes et des épreuves, tout en soulignant que ces crimes de guerre se déroulent au vu et au su de tout le monde.

 

Don't Look Left: A Diary of Genocide,  par Atif Abu Saif
Comma Press, 2024
ISBN : 9781912697946

 

Selma Dabbagh

 

Je ne suis pas la première à souligner qu'il s'agit du premier génocide de l'histoire dans lequel des millions d'êtres humains sont en mesure d'observer des centaines et des milliers d'autres êtres humains alors qu'ils sont pris pour cible, bombardés, massacrés, traqués et affamés en temps réel. De plus en plus, nous ne l'observons que si nous choisissons de le faire, car les médias occidentaux destinés au grand public ne montrent plus grand-chose. De fait, les personnes qui ne vivent pas le génocide peuvent choisir de l'observer 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, par l'intermédiaire de n'importe quel chaîne sur les réseaux sociaux via leur téléphone. 

Don't Look Left : A Diary of Genocide est publié par Comma Press.
Don't Look Left est publié par Comma Press.

Cela fait maintenant onze mois qu'a commencé l'assaut sur Gaza, et ces dernières semaines, j'ai pu voir, entre autres, que des détenus palestiniens étaient sodomisés dans des prisons et que leurs violeurs étaient qualifiés d'"héroïques" par les dirigeants israéliens. J'ai vu des manifestants israéliens faire irruption dans la zone d'attente où les soldats accusés de viol étaient détenus, et appeler à leur libération. J'ai vu, comme des millions d'autres dans le monde, des images de cadavres collectés dans des sacs plastique après un massacre de personnes priant à l'aube, les morts étant désignés seulement par leur poids : 70 kg de restes humains constituent un adulte, et 40 kg un enfant. J'ai vu, et ce n'est pas la première fois, de jeunes soldats sourire à la caméra en rasant des immeubles d'habitation, détonation par détonation, parfois synchronisées pour leur donner plus d'écho. Comme pour dire, montrez-moi la définition d'un crime de guerre et je l'exécuterai à la perfection. Moi, soldat à peine sorti de l'enfance, je me livrerai à une destruction massive de biens, non justifiée par des nécessités militaires. Je le ferai de manière illégale et gratuite, en violation de l'article 8, paragraphe 2, des conventions de Genève de 1949. Il s'agit d'une réécriture tordue de textes légaux, avec allégresse, au vu et au su de tous. On espère que c'est de l'orgueil. On espère que cela prendra fin. On espère qu'ils seront punis.

Il s'agit d'un génocide qui dure depuis si longtemps que des films ont eu le temps d'être tournés, produits et projetés alors qu'il se déroule, des productions théâtrales ont été jouées sur les scènes londoniennes alors que ceux qui ont écrit les mots endurent encore le génocide, des journaux intimes entiers ont été écrits et publiés pendant qu'il se poursuivait, et qu'il se poursuit encore. Le plus remarquable de ces ouvrages est celui d'Atef Abu Saif, intitulé Don't Look Left: a Diary of Genocide, publié en mars de cette année par Comma Press, une maison d'édition basée à Manchester et dirigée par Ra Page et Basma Ghalayini. Le processus de compilation du livre est une histoire en soi. Ce n'est pas la première fois que Page et Ghalayini collaborent avec Abu Saif, qui est un écrivain déjà reconnu. Il est non seulement l'auteur de cinq romans, mais il est également Ministre de la Culture de l'Autorité palestinienne depuis 2019. En 2014, Comma Press a publié l'anthologie Book of Gaza éditée par Abu Saif, puis ses mémoires sur une guerre antérieure à Gaza, The Drone Eats With Me en 2015.

Comme une grande partie de la population de Gaza, la famille d'Abu Saif est composée de réfugiés de ce qui est aujourd'hui Israël. Sa famille est originaire de Jaffa, mais il est né dans le camp de réfugiés de Jabaliya, à Gaza, en 1973. Depuis sa nomination au poste de Ministre de la Culture, il vit à Ramallah. En octobre, il s'est rendu à Gaza pour rendre visite à sa famille, en compagnie de son fils Yasser, âgé de 15 ans. Le 7 octobre, il avait des rendez-vous officiels à assurer en tant que ministre, mais il a décidé d'aller à la plage tôt le matin. "Je n'aurais jamais pensé que cela se produirait pendant que je nageais", nous racontent les premières lignes de Don't Look Left, qu'il a écrit plus tard en réfléchissant à ce que l'on a appelé "le premier jour de la guerre". C'est ainsi que commence la descente aux enfers d'Abu Saif, nous la connaissons aujourd'hui grâce aux bulletins d'information et aux mises à jour privées sur les réseaux sociaux. Il est passé de quelqu'un qui avait une maison, une vie et une famille - même assiégées et occupées - à quelqu'un réduit à lutter chaque instant pour se mettre en sécurité, se nourrir et survivre. Mais en ce matin du 7 octobre, Abu Saif n'avait aucune idée de ce qui l'attendait, lui, sa famille et son peuple. Il se prélassait dans la joie d'une baignade au petit matin lorsque "des roquettes et des explosions [ont commencé à] retentir dans toutes les directions". Il a continué à nager, croyant qu'il s'agissait d'une manœuvre d'entraînement, l'un de ces exercices quotidiens pratiqués par l'armée israélienne, qui durerait environ une heure. Mais en quelques minutes, il devient évident qu'il s'agit de quelque chose de beaucoup plus important et de plus grave. Il saute dans sa voiture et conduit comme un fou, enfreignant tous les principes du code de la route. "Les gens se jettent devant la voiture, essayent de trouver quelqu'un pour les prendre avec eux. Nous nous arrêtons et laissons cinq hommes s'entasser à l'arrière." Du calme au chaos, en l'espace de quelques minutes.

Ceux d'entre nous qui ont suivi la situation à Gaza au jour le jour se sont familiarisés, voire endurcis, avec le flot d'horreurs qu'ils ont absorbées au cours des longs mois de tueries. Il n'y a donc pas grand-chose de "nouveau" ou de "surprenant" dans les informations communiquées par Don't Look Left. Ce que le livre nous livre, en revanche, va au-delà de l'actualité. Il s'agit d'un récit unique sur l'extraordinaire capacité qu'ont les êtres humains à subvenir à leurs besoins et à ceux des autres dans les circonstances les plus inhumaines. Si l'on est pessimiste, on pourrait dire qu'il s'agit d'un aperçu ou d'une "répétition" de ce que l'avenir nous réserve, comme l'a déclaré le président colombien, Gustavo Petro, un futur où des armes sont testées sur la population urbaine et piégée des Palestiniens de Gaza. si l'on choisit plutôt l'aspect prescriptif, nous pourrions dire qu'il s'agit d'un guide sur la manière dont nous devons apprendre à faire face à un monde dystopique. Où, par exemple, se cacher en cas de risque de bombardement (la cage d'escalier).

Il y a aussi de petits détails sur la vie quotidienne à Gaza qui sont rares dans les reportages, comme ce couple amoureux qui marche main dans la main au beau milieu des bombardements, comme si le pouvoir de leur amour pouvait à lui seul les protéger. Dans la postface, Abu Saif parle de son ami Bilal Jadallah, à qui le journal est dédié, et du soin qu'il prenait pour nourrir un chat errant de manière à ne pas attirer l'attention des drones et éviter d'en faire une cible. Jadallah a été tué au cours d'un voyage vers le sud, au cours duquel Abu Saif devait initialement l'accompagner. 

Il est vrai que je suis parti, mais je suis toujours là. Toutes mes pensées sont là, toutes les expériences se déroulent encore dans les souvenirs toujours renouvelés du présent.

Des journaux tels que celui d'Abu Saif, comme le décrit avec éloquence Chris Hedges dans l'avant-propos, "ne relatent pas seulement les faits, même si les faits sont importants, mais la texture, le caractère sacré et le chagrin des vies et des communautés perdues". A l'instar des lettres de Hossam Madhoun (dont un certain nombre ont été publiées dans The Markaz Review au cours des premiers mois de l'assaut), c'est un compte rendu détaillé de ce que signifie non seulement être un être vivant, mais aussi être humain avec ce que cela implique en matière de méthodes de survie et d'actes de bonté. A cela s'ajoute le talent des écrivains pour transmettre l'humanité dans ces terribles situations, par des tournures de phrases inhabituelles, des plaisanteries, des gestes, en décrivant l'odeur de l'air, l'ingéniosité de ceux qui ont tant perdu, mais qui continuent à se considérer comme chanceux, de ceux qui sont déterminés à endurer, si ce n'est pour eux-mêmes, du moins pour les autres.

Si l'on accepte la logique de la pyramide des besoins de Maslow, on constate à Gaza le dépouillement systématique des deux couches de base de la pyramide des nécessités humaines, la couche physiologique de la nourriture et du sommeil ainsi que celle de la sûreté et de la sécurité. Mais à la lecture de ces récits palestiniens, on constate à l'inverse une expansion des couches supérieures, celles qui font souvent défaut dans l'Occident capitaliste dit "développé" mais atomisé, ces couches d'"appartenance et d'amour" et d'"estime". Les exemples abondent dans ces journaux de personnes se comportant selon des principes de droiture et de justice, motivées par le désir de faire du bien aux autres et de servir la communauté avant soi-même. 

Le journal est, par nature, rapide, brut, urgent, presque un document de travail. Il a peu été édité et rapidement produit. Certains extraits ont été publiés en série dans le New York Times et le Monde. Ce ne sont pas des mémoires de guerre, écrits après les événements, avec la délicatesse et le raffinement de l'ouvrage d'Etel Adnan, Sitt Marie Rose (1982), ou dans une prose aussi éblouissante que celle des premiers chapitres de Mémoire de l'oubli (1987) de Mahmoud Darwish (les deux œuvres se déroulent pendant la guerre civile libanaise). Mais l'immédiateté de ces textes, la frustration ressentie par l'auteur lorsqu'il les a écrits, ont une force. Ils permettent une compréhension unique de la vie sous un bombardement atroce et incessant, de la perte et de l'épreuve.

Le journal s'arrête à la fin du mois de décembre, lorsqu'Abu Saif quitte Gaza après avoir enduré 83 jours de bombardements. Mais l'agonie, nous assure-t-on, ne s'arrête pas là. Les bombardements, nous le savons, se poursuivent alors même que nous écrivons ces lignes, mais pour Abu Saif, la situation est encore plus grave. Bien que le dénouement hollywoodien habituel voudrait que son tourment prenne fin lorsqu'il s'échappe par la frontière de Rafah, pour Abu Saif, l'expérience perdure. "Il est vrai que je suis parti, écrit-il, mais je suis toujours là. Toutes mes pensées sont là, toutes les expériences se déroulent encore dans les souvenirs toujours renouvelés du présent". Pour d'autres, comme sa parente Widdad, le fait d'être en sécurité physique l'a privée de la protection mentale qu'elle portait comme une armure lorsqu'elle tentait de survivre à Gaza. Une fois dehors, la jeune femme, âgée d'une vingtaine d'années, a fait une dépression nerveuse. "Lorsqu'elle a franchi la frontière, elle s'est soudainement réveillée", écrit Abu Saif. "Elle a soudain vu la vérité, elle avait tout perdu - sa mère, son père, ses frères - et elle devait maintenant passer le reste de sa vie à s'occuper de sa sœur qui n'avait plus de jambes et qu'une seule main." 

Lorsque les médias opacifient la véritable nature de la guerre - comme ils le font actuellement avec le génocide à Gaza - les journaux honnêtes, détaillés et consciencieux comme celui d'Abu Saif sont essentiels. "Écrire et photographier en temps de guerre sont des actes de résistance, des actes de foi", écrit Hedges dans l'avant-propos. "Ils affirment la conviction qu'un jour, un jour que les écrivains, les journalistes et les photographes ne verront peut-être jamais, les mots et les images évoqueront la pitié, la compréhension, l'indignation et apporteront la sagesse". Nous espérons que cette sagesse sera absorbée, qu'elle sera profonde et qu'elle servira à faire évoluer les choses, de la même manière que l'Holocauste a donné naissance à un système juridique international, dont le message "plus jamais ça" le traverse. Nous espérons que des journaux comme celui-ci permettront, entre autres, de donner des munitions à ce système juridique international, de nous éloigner des visions dystopiques de Petro et d'autres, de nous faire prendre conscience qu'Israël ne peut être autorisé à agir comme une exception aux lois que la communauté internationale a élaborées pour sauvegarder la paix et la sécurité internationales. L'ouvrage d'Abu Saif Don't Look Left est une œuvre littéraire. C'est aussi un témoignage personnel. En tant que témoignage, il prouve que les crimes de guerre se poursuivent au vu et au su de tous. On espère que les tribunaux internationaux feront preuve de la même résilience qu'Abu Saif, qui a enduré ces épreuves tout en continuant à croire au pouvoir des mots, du témoignage et de la justice.

 

Selma Dabbagh est une écrivaine et avocate britannico-palestinienne. Elle est titulaire d'une maîtrise en droit de la SOAS et d'un doctorat de l'université Goldsmiths. Elle a travaillé pour des organisations de défense des droits de l'homme à Jérusalem, au Caire et à Londres. Le premier roman de Selma, Out of It (Bloomsbury 2011), se déroule entre Gaza, Londres et le Golfe. Ses œuvres de fiction comprennent des nouvelles, des pièces radiophoniques ainsi que des productions pour la scène et l'écran. Elle est l'éditrice de We Wrote in Symbols : Love and Lust by Arab Women Writers (Saqi 2021) et membre du jury du Prix de littérature de la BERD 2025. Elle tient un blog sur Gaza pour la London Review of Books.

Etel AdnanGazaJabaliyaMahmoud DarwishGénocide palestinien

1 commentaire

  1. Une critique essentielle et magnifique. Merci, Selma. En effet, le droit international ne peut souffrir d'aucune exception, d'aucun parti pris, d'aucune impunité, d'aucune préférence pour l'un ou l'autre camp. La brutalité se résume à une seule vie affectée. Après cela, nous secouons la tête et nous nous demandons pourquoi les dirigeants mondiaux ne font rien.

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