Si, en tant qu’êtres humains, nous ne transcendons jamais complètement notre perspective centrée sur l’homme, l’art offre un moyen de voir au-delà de nos propres préjugés et limites, en imaginant un monde où les animaux et les humains interagissent sur un pied d’égalité
Naima Morelli
Pescara, Italie, 1975. C’est le vernissage de la dernière exposition de Gino De Dominicis à la galerie de Lucrezia De Domizio, mais les visiteurs n’ont pas le droit d’entrer. Alors que les amateurs d’art s’agglutinent autour de l’entrée, leur curiosité est attisée par des bruits et des aperçus de mouvements. En regardant à l’intérieur, ils ont vu des formes inattendues — d’abord une oie, puis un âne, un bœuf, des poules. Ce rassemblement inhabituel d’animaux était au cœur d’une œuvre qui excluait totalement les spectateurs humains.
Intitulée « Exposition réservée aux animaux », l’exposition était destinée à un public non humain, les animaux s’observant les uns les autres, les humains restant à l’extérieur. Le concept s’inscrit parfaitement dans la méditation permanente de De Dominicis sur la mort, un motif récurrent dans son œuvre, et reflète ici le point de vue de l’artiste sur les animaux en tant qu’êtres parfaitement inconscients de la mortalité.
En excluant les visiteurs humains, De Dominicis a également fait une déclaration sur la nature de l’art lui-même, en posant la question suivante : l’art a-t-il besoin d’un spectateur humain pour être de l’art ? L’œuvre avait pour but de renverser les attentes et de recadrer la galerie en tant qu’espace non seulement dédié à une expérience esthétique, mais plutôt apte à repenser les limites de la perception et de l’objectif de l’art lui-même.
L’ironie et le sens de l’absurde dans le travail de De Dominicis s’inscrivent dans une fascination artistique de longue date pour les animaux, en particulier dans l’art contemporain. Depuis des siècles, les animaux servent aux artistes de figures allégoriques ou symboliques, représentant souvent divers aspects de la nature humaine, à la fois nobles et imparfaits. Cependant, dans la plupart des représentations, les animaux sont vus à travers une lentille anthropomorphique réduits à des métaphores de caractéristiques humaines. Ils sont rarement vus simplement en tant que tels et, dans les galeries, ils sont souvent réduits à l’état d’accessoires, de simples objets dans le cadre du spectacle de l’homme. En d’autres termes, la galerie est un zoo.
Comme nous le rappelle l’exposition de De Dominicis, ce traitement des animaux soulève des questions non seulement sur l’art, mais aussi sur l’éthique et la dynamique du pouvoir dans la relation entre l’homme et l’animal. Quelle est la place des animaux dans cette équation : sont-ils des symboles, des acteurs ou quelque chose de tout à fait différent ? Et que dit l’humanité du fait que les animaux sont si souvent entraînés dans ces conversations artistiques centrées sur l’homme, témoins silencieux de nos propres luttes et contradictions ?
Khaled Hafez : dichotomie homme-animal
Prendre l’artiste égyptien Khaled Hafez par exemple. Dans ses toiles, les animaux sont des symboles puissants, en particulier des comportements humains, tirés d’une intersection unique entre le mythe et la modernité. Dans son travail, les animaux ne fonctionnent pas comme des accessoires passifs, mais comme des incarnations vivantes des nombreuses contradictions culturelles et sociales qui façonnent la vie égyptienne contemporaine.
Hafez explore cette dichotomie homme-animal à travers une série de tensions qui se chevauchent : culture du moyen-orient contre culture occidentale, le sacré contre le commercial, et, surtout, le masculin contre le féminin. Le langage visuel de Hafez s’inspire à la fois des anciens dieux égyptiens — des êtres divins qui possédaient souvent des traits animaux — et des superhéros contemporains, dont les pouvoirs proviennent souvent de liens avec des animaux, comme une araignée ou une chauve-souris.
Le dieu et le superhéros possèdent une dualité, incarnant tous deux des traits humains et animaux. À travers ces figures, l’œuvre de Hafez suggère une fusion symbolique, où ces dichotomies ne s’annulent pas, mais se combinent dans des formes complexes et singulières.
Réalisées dans des compositions en forme de rouleaux ou pixélisées, les peintures de Hafez mélangent des éléments issus des médias et de la publicité avec l’esthétique de l’art égyptien ancien. Il réinterprète des images familières en les superposant à des archétypes culturels, créant ainsi un espace où le passé et le présent s’entremêlent.
Dans ses œuvres, les déesses apparaissent souvent comme des symboles de la suprématie féminine, placées face à des figures masculines plus petites, remettant en question le sexisme prévalant en Égypte. Cette disposition des figures constitue une critique implicite des préjugés sexistes dominants dans la société égyptienne, remettant en question des rôles culturels de longue date.
Par ailleurs, les représentations d’animaux de Hafez, en particulier les taureaux, les vaches et les chevaux, incarnent un symbolisme politique spécifique. Dans les œuvres créées avant la révolution du 25 janvier, les animaux et les figures humaines — militaires et civiles — partagent le même espace dans des scènes chargées de tension. Une fois de plus, dans une série de peintures, les animaux reflètent non seulement les caractéristiques humaines, mais aussi les contradictions inhérentes au conflit sociétal, comme s’ils étaient eux aussi impliqués dans le paysage politique intense et fracturé.
Wael Shawky : symboles politiques
Wael Shawky, un autre artiste égyptien de premier plan qui a représenté son pays à la Biennale de Venise cette année, aborde l’utilisation d’animaux dans une optique politique encore plus ouverte, bien que son œuvre maintienne une tension similaire à celle d'Hafez entre l’histoire et le mythe. Sa vidéo de 45 minutes intitulée « Drama 1882 » a été qualifiée d’« hypnotique » par un critique d’art du New York Times qui observait les visiteurs du pavillon égyptien de la Biennale.
Shawky's Cabaret Crusades de Shawky est une adaptation en trois parties de l’étude historique d’Amin Maalouf Les croisades aux yeux des Arabes (1984). Dans cette œuvre, l’artiste a réimaginé les événements des croisades, en utilisant des marionnettes pour dépeindre les conflits d’une manière qui remet en question les récits occidentaux traditionnels.
Dans les mains de Shawky, les croisades se déroulent à travers 110 marionnettes aux qualités animales, éloignant le spectateur des personnages humains et permettant ainsi une réflexion plus détachée sur les événements historiques. Pour Shawky, comme pour Hafez, les figures animales symbolisent le mélange des identités orientales et occidentales, une hybridité culturelle qui va au-delà de la simple apparence physique. Dans les mains de Shawky, ces figures acquièrent une qualité presque relique, rappelant les anciens bestiaires qui cataloguent l’« Autre » comme une façon de se définir soi-même.
En se tournant vers les animaux plutôt que vers les humains, Shawky demande aux spectateurs d’examiner comment les cultures construisent et déforment l’ennemi « autre » dans le récit de l’histoire, une observation qui a des implications importantes pour la compréhension des relations modernes entre l’Est et l’Ouest. Lors de son exposition personnelle à la galerie Lia Rumma à Naples en 2018 l’artiste a expliqué à la commissaire Carolyn Christov-Bakargiev comment les animaux sont liés à la terre dans son travail : « le dessin n’est jamais quelque chose que je peux prévoir. Il peut devenir un animal lié à une ville, par exemple. Ce que j’attends de l’œuvre, c’est qu’elle soit finalement suffisamment précise dans ses détails pour que l’on ne puisse plus en critiquer les différentes parties, parce qu’elle semble vraiment exister, quelque part. Le paysage, la forme est là, un animal à quatre pattes. »
À travers les différents supports qui composent les différents épisodes de Les croisades du cabaret, Shawky suggère que l’histoire est un récit mouvant et complexe, construit à la fois par le mythe et le conflit, dans lequel les animaux deviennent des messagers entre les mondes.
Walid Raad : animaux armés
En parlant de conflit, nous devrions nous rappeler que nous avons vu comment les animaux dans l’art peuvent servir des fonctions encore plus sombres, passant de symboles à des agents actifs dans les conflits humains. L’artiste libanais Walid Raad propose une approche pointue de ce thème dans son projet historique fictif, The Atlas Group qui explore le passé récent du Liban, déchiré par la guerre.
Dans la série d’œuvres We Have Never Been So Populated (décrite ici dans une vidéo racontée par Raad lui-même), l’artiste imagine une milice chrétienne d’extrême droite tentant d’utiliser comme arme des espèces d’oiseaux envahissantes pendant les guerres du Liban. L’objectif de la milice était de relâcher ces oiseaux dans les territoires ennemis afin de perturber les écosystèmes.
Des dessins d’oiseaux mêlent réalité et enregistrements fictifs de cette opération, soulignant l’absurdité de cette « stratégie de l’oiseau envahissant », qui a finalement échoué après des tentatives répétées. À travers cette histoire bizarre, Raad attire l’attention sur la manière dont les animaux peuvent être cooptés dans des entreprises humaines belliqueuses, devenant ainsi des participants involontaires à la guerre.
Son travail souligne en fin de compte la place peu éthique et floue qu’occupent les animaux dans les conflits humains, en particulier lorsqu’ils deviennent des pions dans les jeux géopolitiques.
Pour son exposition 2022 à la Paula Cooper Gallery à New York , lors de la présentation de la série, l’artiste a déclaré : « cette exposition porte sur une série de rencontres étranges avec des objets et des êtres vivants particuliers : des oiseaux envahissants utilisés comme armes militaires ; des peintures de nuages qui apparaissent au dos d’autres peintures ; des coupes en or et en argent qui attirent des arthropodes particuliers ; et des chutes d’eau capricieuses… Ces rencontres fantastiques soulèvent généralement des doutes quant à la santé mentale de la personne qui en est témoin et qui les raconte. Elles peuvent aussi être considérées comme des symptômes des traumatismes et des forces idéologiques, économiques, culturelles et historiques qui façonnent notre monde. Mais qu’en est-il si ces rencontres sont "réelles", dans le sens où elles émergent dans un autre domaine, celui de l’imaginaire ? »
Damien Hirst : questions éthiques
L’artiste le plus connu à avoir fait intervenir des animaux dans son travail est sans doute Damien Hirst, dont les œuvres provocantes ont suscité de vives réactions, souvent axées sur les questions de cruauté et de spectacle. Dans l’œuvre tristement célèbre de Hirst, L’impossibilité physique de la mort dans l’esprit de quelqu’un de vivant un requin-tigre suspendu dans du formol a été au centre de débats éthiques. Les critiques affirment que les œuvres de Hirst réduisent les animaux à de simples spectacles, PETA et d’autres groupes de défense des droits des animaux condamnant son travail comme étant de l’exploitation. D’autres, comme Hans Ulrich Obrist, considèrent les œuvres de Hirst comme emblématiques de la relation difficile que la société contemporaine entretient avec la mort, suggérant que les œuvres de Hirst reflètent un déni profond de la mortalité. Des œuvres comme Heaven un autre grand requin dans le formol, et A Hundred Years qui représente une tête de vache lentement dévorée par des mouches dans un cube de verre, confrontent les spectateurs à la réalité viscérale de la décomposition.
Ces œuvres font écho aux thèmes de l’art baroque, où la violence et la mort étaient souvent présentées comme des memento mori, des rappels de la fragilité de la vie. Dans des expositions telles que BAROCK au musée MADRE les conservateurs soutiennent que ces œuvres présentant des animaux, aussi troublantes soient-elles, servent de miroir à une société qui résiste de plus en plus à la mortalité et glorifie le spectacle, tout comme les maîtres baroques cherchaient à capturer les contradictions et les incertitudes du monde à travers une imagerie dramatique.
Vers une nouvelle relation avec les animaux dans l’art
Aujourd’hui, la manière dont l’art contemporain aborde les animaux a considérablement évolué. Plutôt que de positionner les animaux uniquement par rapport aux humains, une nouvelle tendance encourage les spectateurs à voir le monde du point de vue de l’animal, une perspective qui imagine un monde dans lequel les humains ne sont pas le centre d’intérêt principal.
Cette évolution soulève de profondes questions : l’art peut-il nous aider à transcender les visions anthropocentriques, en nous permettant d’imaginer de nouvelles façons d’exister aux côtés des mondes animal et végétal, même avec l’intelligence artificielle comme participant potentiel ?
Lors de la récente Biennale de Gwangju le commissaire Nicholas Bourriaud explore ces questions dans son exposition principale, en proposant une réimagination de notre relation avec les animaux et la nature à travers le concept coréen de Pansori une forme de musique narrative qui met l’accent sur la symbiose entre l’interprète et le public, et qui fait souvent appel à l’imagerie naturelle.
Bourriaud, critique d’art et commissaire d’exposition qui s’intéresse depuis longtemps à l’Anthropocène, soutient que l’art peut favoriser une remise en question collective de la place de l’humanité dans le monde naturel, en nous incitant à abandonner une perspective humaine limitée au profit d’une perspective qui valorise les animaux et les plantes — et, de plus en plus, l’intelligence artificielle — en tant que parties intégrantes de la planète.
« L’art est avant tout un espace unique, mental, social et symbolique, qui englobe tous les autres », peut-on lire dans le communiqué de presse de la Biennale. « C’est un lieu où la réalité se recompose et s’interroge, où la vie sociale et l’espace-temps peuvent être réinventés. »
Si, en tant qu’êtres humains, nous ne pouvons jamais transcender complètement notre perspective centrée sur l’homme, l’art offre un moyen de voir au-delà de nos propres préjugés et limites, en imaginant un monde où les animaux et les humains interagissent sur un pied d’égalité. Dans ce contexte, l’art devient une expérience d’empathie, une plateforme permettant de voir à travers les yeux d’autrui, même si ce regard est toujours filtré par l’expérience humaine. Car si le sens de la vie, de l’univers et de tout peut être « 42 » — du moins selon Douglas Adams dans The Hitchhiker’s Guide to the Galaxy — pour un chat, la réponse peut se résumer à un simple miaulement. Une énigme que nous ne résoudrons peut-être jamais, mais qui vaut la peine d’être méditée.