La mère de tous les mensonges d'Asmae El Moudir

3 mai 2024 -
À travers ce documentaire expérimental, la réalisatrice marocaine Asmae El Moudir nous parle des souvenirs peu fiables et de la violence des silences.

 

Brittany Landorf

 

Dans la bande-annonce de Kadib Abyad ou La mère de tous les mensonges, une petite figurine apparaît au milieu d’un brouillard de couleur rouge et violet. Une vieille femme brandit une petite canne tandis que ses yeux couverts jettent un regard suspicieux. Son regard s’impose face au léger scintillement de son hijab en strass et de sa djellaba florale pâle. Alors que la lumière clignote et s'adoucit dans un bleu, on entend une voix se plaindre : "Ahh, ils m'ont déformée ! Regardez, ils m'ont déformée, 'awjawnī ! La caméra se déplace et se pose derrière l'épaule d'une vieille femme qui observe à la loupe le portrait miniature qu'elle tient dans sa main. La vieille femme continue de crier : "Ils m'ont déformée, ''awjawnī, regardez comme ils m'ont déformée !".

 

Cette scène que l’on retrouve au début du documentaire expérimental de la réalisatrice marocaine Asmae El Moudir, montre la réaction de sa grand-mère à la représentation de la poupée. La nature grincheuse de sa grand-mère toujours insatisfaite rend la scène humoristique. Mais à travers le cadrage de la bande-annonce, on comprend que la grand-mère rejette sa représentation. Ses cris "vous m'avez déformée" renvoient aux questions centrales du film concernant les politiques de la mémoire et de l'oubli : Comment se souvient-on d'un passé trouble ? Quelles histoires les photos racontent-elles ou cachent-elles ?

Tourné sur une période de huit ans à Casablanca et à Marrakech,La Mère de tous les mensonges(2023) est le premier grand film d'El Moudir. Il a été reconnu par lesfestivals de cinéma internationaux et a représenté le Maroc dans la catégorie du meilleur long métrage international lors de la cérémonie des Oscars de 2024 l'année dernière. Son style documentaire novateur a été salué et a remporté le prix de la mise en scène dans la section Un certain regard du festival de Cannes. El Moudir s’intéresse au rôle des photographies dans la transmission de la mémoire, ses limites et possibilités. Son premier film, The Postcard (2020), explore le passé de sa mère et de sa famille maternelle suite à la découverte d'une carte postale du village rural de montagne Zawiya.

Dans La mère de tous les mensonges, Moudir se demande qui détient l'histoire lorsque ses traces ont été effacées. En traduisant le titre original "un mensonge blanc" (kadib abyad), en arabe marocain, en "la mère de tous les mensonges", l'auteur joue sur les racines généalogiques des silences et des violences enfouies qui structurent le passé de sa famille et du Maroc. Lors d'une récente interview pour Hammer to Nail, elle explique que : « 'kadib abyad' est l’histoire de mon questionnement sur le fait que dans notre famille nous n'avons pas de photos nulle part. Pourquoi ? J'ai commencé ce film en 2012 et, en 2016, j'ai découvert qu'il y avait eu une grande émeute dans la rue où j'ai grandi et c’est là que j'ai compris que l'histoire de notre famille faisait partie d'une histoire beaucoup plus vaste. C'est pourquoi le "mensonge blanc" et la "mère de tous les mensonges" font tous deux référence au processus de découverte de cette histoire". Cependant, alors que le cri de sa grand-mère résonne, El Moudir prend soin de considérer également comment les représentations narratives, cinématographiques et photographiques de ces silences peuvent également se déformer avec le temps.

Tout au long du film, El Moudir relie l'absence de photos de sa famille avec la répression brutale de la grève contre la hausse du prix du pain par l’État marocain le 20 juin 1981, connue sous le nom d'"émeutes du pain de Casablanca". Elle examine le fait de brûler les photos de famille et d'enterrer les corps dans des tombes anonymes peut entraîner plusieurs cas d'effacement qui sont interconnectés. Pour raconter ces injustices oubliées, El Moudir s'est tournée vers la thérapie par le jeu de sable, une méthode de thérapie par le jeu semi-scénarisée utilisant des poupées, des marionnettes ou d'autres jouets. Avec l'expertise de son père constructeur, avec qui elle a travaillé pour recréer le quartier de son enfance (darb) en miniatures d'argile. Ils ont passé des années créer jusqu’à la moindre tuile et même à câbler des vraies lumières en miniature. Cette réplique permet à sa famille et ses voisin de recréer ce que l'on appelait les "années de plomb" pendant le régime répressif de feu le roi Hassan II, de 1956 à 1999.

"La mère de tous les mensonges" (avec l'autorisation d'Insight Films et de Fig Leaf Studios).
Affiche de La mère de tous les mensonges (avec l'aimable autorisation d'Insight Films et de Fig Leaf Studios).

Le film est semi-scénarisé. Sa narration est partagée entre l’actuelle el Moudir et quand elle était enfant. Dans cette narration, elle entremêle des scènes jouées par ses deux voisins, Saïd et Abdallah, et par ses parents. Sa grand-mère, l'antagoniste du film, se promène dans le décor dans lequel elle s’insère à sa guise. Un des moment les plus fort du fil, fut avec Saïd et Abdallah lors de la reconstitution des événements entourant les émeutes du pain du 20 juin 1981 et de la réaction de la grand-mère à ces récits. Abdallah réagit vivement à la grand-mère qu’il appelle "Le Makhzan"" et "makhzani". Au Maroc, le makhzan fait spécifiquement référence à l'État marocain, en raison du rôle historique de l'État en tant qu'"entrepôt". Dans le langage courant, ce terme peut également vouloir dire "dictateur" ou "autoritaire", et c'est ainsi qu'El Moudir le traduit en anglais. À deux reprises, Abdallah s'effondre et souhaite partir. Il associe la grand-mère et son insistance à vouloir effacer les événements de ces jours-là, sous prétexte que "les murs ont des oreilles", au même pouvoir répressif qui l'a arrêté arbitrairement, sorti de sa maison et jeté dans une petite cellule de prison avec 36 enfants et hommes qui sont morts étouffés. 

Au fil du film, le parallèle entre la grand-mère et l'État marocain, incarné par le roi Hassan II, se dissout. Cette comparaison est mise en scène mais les réalisateurs la défont subtilement au fur et à mesure que la grand-mère navigue dans la mémoire et les photos. La grand-mère s'effondre et pleure juste après voir accusé sa belle-fille d'avoir "volé" et "menti" à propos d'une photo d'El Moudir enfant. El Moudir se demande si c'est la première fois qu'elle voit sa grand-mère pleurer. L’obstination de sa grand-mère à vouloir brûler toutes les photos et son refus de se faire photographier sont liés à une violence qui lui est propre. La généalogie récursive d'El Moudir révèle ainsi non seulement son propre manque de photos, mais aussi celui de sa grand-mère, qui trouve ses racines dans un mariage trop précoce et dans la violence domestique.

Dans un film marqué par la violence des silences, il est remarquable que le film lui-même perpétue des omissions claires. L'attention portée par El Moudir à l'hypocrisie de sa grand-mère, qui vénère la photo du roi Hassan II alors qu'elle détruit tout autre matériel photographique, masque les propres contradictions de la réalisatrice. Bien que les photos d'Hassan II soient omniprésentes (dans la vraie maison de la grand-mère, dans la maison de poupée qui recrée sa maison, sur la couverture du projet de la martyre de 12 ans, Fatima, en classe de CM2, sur la Marche Verte), il n'y a aucune photo ni aucune mention de l'actuel roi Mohammed VI. De plus, aucun lien n'est fait entre les émeutes du pain de Casablanca et les manifestations du Rif en 2016-2017.

Pour l'anniversaire de sa grand-mère, alors qu'El Moudir, ses parents et ses voisins agitent des cierges, applaudissent et dansent autour de celle-ci qui semblait heureuse et qui pencha la tête en arrière et s'écria : "Vive le roi ! "Vive le roi !Aash al-maalik !" Les pleurs de sa grand-mère, « rabat-joie » comme la décrit El Mounir, ont assombri l'ambiance joyeuse. El Moudir explique que le retour de la censure de sa grand-mère a cassé l’ambiance, car celle-ci continue d'aimer le souverain répressif, le roi Hassan II. Pourtant, on ne voit pas pourquoi sa grand-mère souhaiterait une longue vie à un roi qui est mort plus de vingt ans auparavant, car il est peu probable qu'elle vive aussi longtemps. En occultant la référence et la vénération de sa grand-mère pour le fils du roi Hassan II, le roi Mohammed VI, El Moudir semble vouloir dire que les injustices et les violations des droits de l'homme perpétuées par l'État marocain, le makhzan, appartiennent au passé.

El Moudir répète elle-même dans le film : "Je ne suis que réalisatrice (mukhrija), pas journaliste (ṣihāfa) : "Je suis réalisatrice (mukhrija)... Pas journaliste (ṣihāfa)". Cela pourrait expliquer ses silences à l’égard du régime actuel. Dans le monde de sa grand-mère, être journaliste c'est être réputé, et de là vient le désir de sa petite-fille de déterrer les injustices du passé. Cependant dans le Maroc actuel, être journaliste, c'est être vulnérable, à la merci du régime même, de ce makhzan dont El Moudir se souvient. Au contraire, en tant qu'artiste et réalisatrice, El Moudir a bénéficié de l'État marocain. Son film a été sponsorisé par un atelier Atlas financé par l'État, a remporté le prix du meilleur film documentaire au Festival international du film de Marrakech et est devenu un emblème de l'industrie cinématographique dynamique du Maroc. Dans ses interviews et ses discours publics, la réalisatrice a fait directement l'éloge du roi, remerciant le roi Mohammed VI pour son soutien.

La relation de la réalisatrice avec sa grand-mère est complexe tout comme sa relation avec l'État marocain. Tout en niant les crimes des silences passés et en essayant de les combattre, El Moudir retrace également le traumatisme personnel de sa grand-mère et tente de se guérir par le biais du cinéma. Alors que l'ancien roi du Maroc, Hassan II, est critiqué tout au long du film, les incidents de violence de l'État actuel ne sont pas mentionnés. Cette omission révèle, comme El Moudir le rappelle au spectateur en passant du narrateur actuel au narrateur enfant, que la mémoire et la façon dont nous racontons le passé varient. La mémoire est constituée de multiples fils narratifs, contradictoires et enchevêtrés, et la vérité est parfois plus dans le récit que dans ce qui est raconté.

 

Brittany Landorf est écrivain, ethnographe historique et doctorante à l'université Emory. Elle étudie la langue, la religion et l'incarnation dans l'Afrique du Nord et l'Afrique de l'Ouest au début et à la fin de l'ère moderne. Ses écrits ont été publiés dans le Journal of Body and Religion, Journal of Islamic Ethicset Questions pratiques. Elle vit, jardine et enseigne à Minneapolis, MN.

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