Des artistes explorent l'histoire, la résilience culturelle et la renaissance de la Libye

3 mars 2024 -
Deux expositions à Tripoli et à Florence examinent l'identité libyenne, évaluant ce qu'il faut prendre et ce qu'il faut laisser de son passé colonial et de ses racines ancestrales, tout en essayant de donner un sens aux dernières années de la guerre civile. L'exposition L'art comme identité à Tripoli se poursuit jusqu'au 20 mars 2024.

 

Naima Morelli

 

Un groupe d'hommes vêtus de simples haillons et portant des plumes sur la tête se réunit autour d'un petit feu. Certains ont des armes à la main, tandis qu'un autre trace des symboles dans le sable à l'aide d'un petit bâton. Leur regard est fixé sur les flammes, symboles de destruction, de transformation et de renaissance.

Cette scène qui semble figée dans le temps se déroule sur une grande toile figurative, une création de Shefa Salem , une artiste libyenne qui se consacre à la découverte de l'héritage de son pays en fusionnant la littérature, l'archéologie et la mythologie.

Née à Benghazi en 1996, Shefa Salem est l'une des trois artistes participant à l'exposition L'art comme identité. L'exposition, organisée par Ludovico Pratesi, a été inaugurée le 21 février à Tripoli, après une première édition à Benghazi. Elle a été conçue comme un dialogue entre artistes libyens et italiens autour du patrimoine, de l'archéologie, de l'histoire et d'un sens commun de l'identité.

Aux côtés de Salem, deux autres artistes, l'Italo-libyenne Adelita Husni-Bey et l'Italienne Elena Mazzi, exposent des photographies et des vidéos.

Ce choix de figuration répond à une intention précise : "J'ai choisi le style réaliste parce qu'il est proche des gens", explique-t-elle. "C'est aux Libyens ordinaires que je m'adresse, et non aux universitaires ou aux élites artistiques. Je veux que nous nous rapprochions les uns des autres en connaissant notre histoire commune en tant que Libyens. C'est nécessaire si nous voulons avancer collectivement." 

L'histoire de la Lybie marquée par la destruction et la renaissance

L'histoire de la Libye est celle de la résilience d'une nation dont l'identité culturelle a subi de nombreux cycles de destruction et de renaissance, parfois en accord, parfois antagonistes, avec les valeurs occidentales, mais toujours à la recherche de ses propres valeurs.

Considérée par les Grecs comme le berceau des Amazones, la Libye a vu la population indigène amazighe coexister avec les Arabes et a été le témoin du passage de l'Empire romain. 

Comme l'écrit l'historienne Federica Saini Fasanotti dans "Les Libyens n'ont pas oublié l'histoire , suite au désastre d'Adwa en 1896, la politique coloniale de l'Italie était faible, et le moment était venu d'y mettre fin. "En retard sur le reste de l'Occident, la possession de la Libye placerait l'Italie dans une position favorable sur l'échiquier méditerranéen, ainsi que sur l'échiquier international. En même temps, elle rachèterait la honte d'Adwa. Dans un monde essentiellement fondé sur des considérations géopolitiques, ce n'était pas rien."

Après la guerre italo-turque (1911-12), les troupes italiennes ont occupé la Tripolitaine et la Cyrénaïque, puis Fezzan en 1913, mais elles ont été repoussées par les guérillas locales pendant la Première Guerre mondiale. Le projet colonial a repris en 1922 et a coïncidé avec la montée du fascisme en Italie et les aspirations expansionnistes de Mussolini, qui ne voulait pas que l'Italie soit "en retard" par rapport aux autres nations européennes. En Cyrénaïque, l'occupation a été fortement combattue par le leader Senussi Omar al-Mukhtār. Ce n'est qu'après l'expulsion massive de la population du djebel que les Italiens capturèrent et condamnèrent à mort al-Mukhtār en 1931.

En 1934, les trois territoires libyens ont été réunifiés et dirigés par le gouverneur Italo Balbo - nommé par Mussolini - qui a créé les infrastructures nécessaires, mais a également exproprié les Libyens de leurs terres pour les donner à des colons italiens.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Tripolitaine et la Cyrénaïque ont été occupées par la Grande-Bretagne et le Fezzan par la France. En 1949, les Nations unies annoncent le 1er janvier 1952 comme date de la future indépendance de la Libye.

Après les horreurs de la soi-disant "pacification" de la Libye - qui comprenait l'utilisation d'armes chimiques, de camps de concentration et de déportation, une forme de stabilité a émergé, et des villes comme Tripoli sont devenues des centres multiculturels où règne une relative harmonie entre les habitants et les occupants, décrite par des romanciers comme Mahbuba Khalifa et Alma Abate.

Le coup d'État de Mouammar Kadhafi a une nouvelle fois mis fin à cette situation. 

Mouammar Kadhafi, 1987 (photo John Redman, Associated Press).

Le 21 juillet 1970, le conseil révolutionnaire de Kadhafi a promulgué une loi visant à expulser tous les Italiens - estimés à 20 000 - du pays avant le mois d'octobre de la même année. Par la suite, le 7 octobre serait célébré comme le jour de la vengeance, une fête nationale libyenne.

Le régime de Kadhafi a en effet débarrassé la Libye des Italiens et effacé la plupart des traces des colonies italiennes, mais a aussi brisé l'identité locale.En promouvant l'unité de tous les Libyens sous une identité arabe, il a effacé pendant son règne, la population indigène locale et leur culture.. Malgré la tentative d'établir un nouvel ordre à travers les règles du Livre vert de Kadhafi le pays est tombé dans un vide culturel profond et irréversible. Dans les années 1970, les intellectuels locaux non alignés ont dû fuir, et les maisons d'édition ainsi que les initiatives culturelles indépendantes ont été interdites.

Mais si, sous Kadhafi, le pays était au moins stable, l'ère post-Kadhafi a plongé la Libye dans une nouvelle période de troubles marquée par une douloureuse guerre civile, aboutissant au scénario complexe actuel, dans lequel deux administrations rivales continuent de se disputer le contrôle de la Libye : le gouvernement d'union nationale (GUN), basé à Tripoli et dirigé par Abdelhamid Dabeiba, et un organe parallèle dans l'est de la Libye, le gouvernement de stabilité nationale (GNS), établi par le parlement de l'est, basé à Tobrouk, la Chambre des représentants (HoR). À cause de la guerre et des intérêts économiques, le développement de la Libye d'aujourd'hui est chaotique, et les identités culturelles négliglées.

Dans cette société fracturée, les artistes apparaissent comme les gardiens des histoires oubliées, fouillant les poches du passé et en extrayant des fragments pour les amenner vers l'avenir.

Dans ce contexte, deux expositions récemment inaugurées - l'une à Tripoli et l'autre à Florence - soulignent la volonté de redéfinir l'identité libyenne, en s'attaquant à la tâche ardue de discerner ce qu'il faut préserver et ce qu'il faut écarter du passé colonial et des racines ancestrales de la nation.

 

Elena Mazzi L'école de Pompéi 2019 - 2 900
Elena Mazzi, "The School of Pompeii 2", 2019 (avec l'aimable autorisation de l'artiste).

Des Romains aux demandeurs d'asile

Architecte et artiste, dans L'art comme identité Shefa Salem a consacré ses derniers travaux à une étude approfondie du patrimoine libyen, en reconstituant et en visualisant la littérature écrite. Ses recherches sont basées sur des études archéologiques et sur la connaissance de la mythologie locale, et ont convergé vers une série de toiles intitulée "The Identity Project".

Ses peintures explorent le concept de "Genius Loci", l'esprit du lieu, en relation avec l'identité, la tradition, le peuple et le paysage de la Libye. Cette idée a également été au centre des recherches d'Elena Mazzi, une autre artiste présentée dans l'exposition L'art comme identité.

Dans son travail, Mazzi aborde indirectement le sujet de la Libye. Son exploration photographique porte sur les découvertes archéologiques de Pompéi à travers des photographies des travailleurs impliqués dans toutes les parties des fouilles archéologiques. Sa série photographique est le pendant de la recherche archéologique de Salem qui aboutit à sa peinture. La ligne idéologique qui relie les deux artistes est l'Empire romain, qui était présent en Libye entre 146 avant J.-C. et 672 après J.-C.

À l'inverse, la seconde œuvre de Mazzi, intitulée "Performing the self - the interview", créée en collaboration avec la chercheuse Enrica Camporesi, se penche sur la dure réalité ultracontemporaine des demandeurs d'asile qui quittent la Libye ou passent par ce pays pour tenter d'atteindre les côtes italiennes.

L'œuvre vidéo met en scène la conversation impossible entre un officier de protection et un demandeur d'asile juste avant l'arrivée de l'interprète.

"L'entretien est un moment décisif dans la vie du demandeur d'asile", explique Elena Mazzi. "Il donne à l'officier de protection l'immense pression de juger le risque futur de persécution d'une autre personne, principalement sur la base de son témoignage oral, tout en tolérant l'incertitude intrinsèque d'un tel processus décisionnel. Que peut-il se passer avant qu'une telle conversation surchargée ne commence ?"

"Performing the self - the interview" construit un espace imaginaire qui redéfinit le protocole existant de questions et de réponses, les attentes mutuelles et les relations de pouvoir. "Je pense que cela interroge la complexité de parler d'identité, aujourd'hui comme dans le passé", conclut Mazzi.

 

Adelita-Husni-Bey-Libie-2009
Adelita Husni-Bey, "Libia". 2009 (avec l'aimable autorisation de l'artiste).

Des souvenirs flous du passé

L'œuvre de la troisième artiste de l'exposition, Adelita Husni-Bey se concentre également sur la Libye contemporaine. En tant qu'Italo-Libyenne, Husni-Bey représente la véritable jonction qui permet d'établir un dialogue. Son approche de l'art est guidée par ce qu'elle définit comme "l'anarcho-collectivisme", qu'elle associe à des études de théâtre, de droit et d'urbanisme. Sa pratique est basée sur l'examen du fonctionnement des communautés dans le cadre d'un modèle capitaliste. Son travail artistique est le fruit de collaborations avec des activistes, des architectes, des juristes, des universitaires et d'autres personnes, et présente une perspective alternative sur la résilience culturelle.

Dans le cadre de l'exposition à Tripoli, Husni-Bey, qui connaît aujourd'hui un grand succès international, a décidé de présenter l'une de ses toutes premières séries photographiques qui reflète sa relation avec Benghazi, cette ville décrite comme lointaine, mélangée et floue comme un souvenir.

"En 2009, pendant la période prérévolutionnaire, j'ai essayé de photographier certains aspects de la ville, mais je n'ai pu le faire que furtivement, à l'intérieur d'une voiture conduite par mon père, de peur d'éveiller les soupçons et d'être approché par les forces de sécurité", explique l'artiste. "Il s'agit donc d'une tentative d'observation et d'identification voyeuriste et liminale, et je pense qu'elle reflète fidèlement ma relation avec mes racines.

"En choisissant les œuvres, j'ai également pensé aux mots de James Baldwin... qui a décrit l'identité comme un manteau des gens du désert, doux, ondulant dans le vent et servant à couvrir votre nudité", ajoute Husny-Bey. "Je pense que c'est la meilleure description de l'identité, un voile - non pas comme quelque chose d'immuable mais comme un vêtement, qui peut changer comme la relation avec son propre lieu d'origine, avec ses propres racines, avec sa propre signification de soi-même.

L'artiste ne considère pas l'identité comme une caractéristique fixe, mais comme une caractéristique qui évolue au fil du temps : "Nous nous identifions aux tentatives de définition. Elle ajoute que son travail photographique et, plus généralement, la représentation à travers l'art peuvent fixer un moment particulier, une tentative, dans le temps de l'identification : "Dans mon cas, étant d'origine libyenne et ayant vécu une partie de mon enfance à Benghazi, cette série de photographies représente l'une de ces tentatives.

Mises côte à côte, les œuvres des trois artistes soulignent les points communs entre la Libye et l'Italie, mais ne manquent pas d'étudier également la dynamique du pouvoir entre ces deux pays.

 

Installation d'Alessandra Ferrini, "Unsettling Genealogies" (photo Serge Domingie, avec l'aimable autorisation du Museo Novecento).
Installation d'Alessandra Ferrini, "Unsettling Genealogies" (photo Serge Domingie, avec l'aimable autorisation du Museo Novecento).

Le spectacle néocolonial

Les dynamiques de pouvoir entre l'Italie et la Libye sont au cœur de l'œuvre d'une autre artiste italienne, Alessandra Ferrini, qui, dans l'une de ses créations les plus célèbres, "Kadhafi à Rome", s'est penchée sur la servilité publique de la politique italienne à un moment précis.

Structuré comme un long essai, "Gaddafi in Rome" est un film qui analyse la rencontre de 2009 entre Silvio Berlusconi et Mouammar Kadhafi à Rome. Cet événement historique a débouché sur des accords bilatéraux en matière de migration, qui ont cimenté la "politique de refoulement", c'est-à-dire le retour forcé des migrants traversant la Méditerranée vers la Libye. 

Ce tournant dans les relations entre l'Italie et la Libye a été alimenté par le besoin de l'Italie de sécuriser l'essence et d'arrêter l'arrivée de migrants sur ses côtes méridionales. En échange, l'Italie a dû se plier à la demande de Kadhafi de réparations coloniales, sous la forme d'investissements financiers et de travaux d'infrastructure. Cet événement politique a provoqué une frénésie médiatique en Italie et a conduit à l'utilisation du reportage en temps réel à une échelle sans précédent.

 "Kadhafi à Rome" met en scène une "dissection publique" symbolique de ce spectacle néocolonial", explique Mme Ferrini, qui s'est concentrée dans son travail sur la représentation médiatique des structures de pouvoir et sur l'aspect performatif de la rencontre. "Avec ce travail, je voulais réfléchir aux continuités coloniales, aux abus de l'histoire et aux politiques néo-impérialistes contemporaines dans la région euro-méditerranéenne", explique-t-elle.

L'œuvre de Ferrini est imprégnée de ce regard critique sur l'héritage du colonialisme italien et constitue également le thème central de sa nouvelle exposition, Généalogies troublantes. L'exposition, qui vient d'ouvrir ses portes à Florence le 16 février, mêle des histoires de famille à un examen de l'histoire coloniale, des classes sociales, de l'impérialisme européen et de l'héritage fasciste.

Installation d'Alessandra Ferrini, "Unsettling Genealogies" (photo Serge Domingie, avec l'aimable autorisation du Museo Novecento).
Installation d'Alessandra Ferrini, "Unsettling Genealogies" (photo Serge Domingie, avec l'aimable autorisation du Museo Novecento).

"Dans Généalogies troublantes j'ai voulu étudier de manière critique les origines coloniales et fascistes de certaines institutions culturelles italiennes, telles que la Biennale de Venise, et de leurs fondateurs".

L'œuvre s'inspire d'une photographie représentant le comte Giuseppe Volpi di Misurata, entrepreneur et homme politique italien fortement impliqué dans la "pacification de la Libye", lors de l'inauguration du troisième Festival international du film de Venise en 1935, qu'il a contribué à fonder.

Le projet consiste en une installation interactive que les spectateurs sont censés habiter et qui sert de machine à remonter le temps. Dans son travail, elle mélange des histoires personnelles de sa propre famille avec des moments historiques et des réflexions théoriques. "Mon idée est de faire entrer le spectateur dans l'installation - qui est presque un décor de cinéma qui le ramène dans le temps - pour susciter des réflexions sur l'histoire coloniale, le concept de classe sociale, l'impérialisme européen et l'héritage fasciste."

L'exposition de Florence fait partie d'un projet plus vaste de Ferrini et comprend des ateliers, des lectures et des présentations axés sur les approches anticoloniales de la pratique artistique, de la littérature et de la traduction. Le programme comprend l'exploration de l'héritage libyen et de l'héritage colonial italien à travers les pratiques de divers artistes et chercheurs.

Parmi eux, l'artiste tripolitain basé à Berlin Tewa Barnosa, qui est actuellement en résidence à la Villa Romana de Florence et qui travaille sur un nouveau projet dont la première itération sera une conférence-performance intitulée "Casa Langes : within the transitions". La recherche qui sous-tend ce travail se penche sur les transitions historiques du pouvoir dans le quartier de Casa Langes à Tripoli.

Avec sa conférence-performanceune présentation académique à un public impliquant un lien plus lâche entre les idées qu'une conférence classique, Barnosa explore les changements coloniaux et totalitaires de la Libye. L'artiste associe des méthodes d'archivage à ses propres souvenirs, démêlant les récits entrelacés des institutions de l'État, des personnalités politiques, des activistes martyrs et des sagas familiales.

Le travail de Tewa Barnosa se concentre principalement sur l'ère post-Ghaddafi, mais il serait intéressant de connaître son point de vue sur la façon dont les Libyens perçoivent le colonialisme aujourd'hui. Il semblerait que les relations contemporaines entre les Libyens et les Italiens soient dépourvues de toute dureté, même si les habitants de la Cyrénaïque, en particulier, peuvent encore ressentir la fierté d'avoir résisté à l'oppresseur.

Nous devons tenir compte du fait que, d'une part, l'ancienne génération qui a connu les ravages les plus sanglants de la "pacification" n'est plus en vie. D'autre part, la plupart des jeunes Libyens ont connu des restrictions de liberté pendant l'ère Kadhafi et la période chaotique de la guerre civile. Il y a donc des blessures plus pressantes et des cicatrices douloureuses qui ne permettent pas à la population en général de s'attarder sur les douleurs du passé.

Écrivain et journaliste libyen Khalifa Abo Khraisse affirme que l'attitude des Libyens à l'égard de l'héritage colonial italien est variée et difficile à cerner. "Parfois, nous sommes conscients qu'il s'agit d'un vestige de cette époque, mais nous l'ignorons, nous le considérons comme acquis", explique-t-il. "Ma grand-mère, par exemple, savait lire, écrire et parler l'italien, mais elle ne lisait ni n'écrivait l'arabe, et je suppose que c'était aussi le cas de beaucoup d'autres personnes âgées. Nous utilisons beaucoup de mots italiens dans notre argot libyen et nous le considérons comme nôtre. Parfois, nous sommes fiers de cet héritage ; prenez par exemple le café en Libye, et plus particulièrement à Tripoli. Nous sommes fiers qu'il soit le meilleur de toute la région".

Selon lui, on lit beaucoup de noms italiens dans les cafés et les magasins, et le soir, on voit des gens qui regardent la ligue de football italienne dans les cafés, familiers avec les noms des joueurs. "C'est comme si les nouvelles générations n'avaient pas vraiment de rancune historique, ou peut-être que cela fait partie d'une relation compliquée où les sentiments sont mélangés", note l'écrivain.

Le passé colonial a également été utilisé comme un outil colonial. M. Kraisse explique que récemment, les journalistes pro-Haftar ont eu tendance à écrire et à poster de nombreux textes comparant des événements historiques. "Ils accusaient les habitants de Tripoli d'être des traîtres qui travaillent pour les Italiens, et ils sont comme leurs grands-parents qui ont accueilli Mussolini et travaillé avec lui, utilisant des événements, des photographies pour se faire honte historiquement", dit-il. "Ce qui est amusant, c'est qu'ils ferment les yeux sur l'implication et le soutien de la France à Haftar, et sur le fait que la France a elle aussi une histoire coloniale très sombre.

Khalifa Abo Khraisse avec l'aimable autorisation de Fiera Delle Parole
L'écrivain libyen Khalifa Abo Khraisse (avec l'aimable autorisation de Fiera Delle Parole).

Des identités qui se définissent mutuellement

En fin de compte, les deux expositions L'art comme identité et Généalogies troublantes suivent, d'un point de vue curatorial, une piste : comprendre le passé, décider ce qu'il faut ramener du passé et ce qu'il faut brûler. Et tout le monde a quelque chose à brûler.

En fait, ce ne sont pas seulement les Libyens qui doivent faire face à leur passé colonial, mais aussi les Italiens qui tentent de donner un sens à leurs liens historiques avec la Libye au fil du temps. On peut dire que dans les deux expositions, les deux pays tentent de se définir mutuellement, à travers ces différents points de rencontre dans l'histoire, qu'il s'agisse des Romains, du colonialisme, ou des migrations et des traités économiques.

Ces artistes libyens et italiens partagent le même désir de redéfinir et de reconstruire les identités culturelles. Et inévitablement, l'élan individuel se transforme en élan collectif, dans une tentative de relier cette petite histoire à la grande histoire par le biais de l'art, dans un récit cohérent et emphatique.

Kraisse a beaucoup voyagé en Italie et a rencontré de nombreux Italiens nés à Tripoli et d'autres dont les pères et les grands-pères étaient originaires de Tripoli. "J'ai rencontré Toni à Padoue. Il est né et a vécu en Libye jusqu'à ce qu'il soit forcé de partir en 1970, lorsque Kadhafi a ordonné aux colons italiens en Libye d'évacuer le pays dans les 24 heures. Il m'a dit : "Je suis un migrant, j'ai été forcé de quitter mon pays il y a longtemps et j'ai vécu en Italie en tant que réfugié".

"Il est venu dîner avec sa femme, je l'ai rencontré, il a salué mon accent libyen et nous avons parlé toute la nuit", raconte M. Kraisse. "Il m'a montré des photos de lui et de ses sœurs à Tripoli, portant la robe libyenne. Il vivait à Alhadba Alsharqyea. Au moment de partir, il m'a dit : "Merci, j'ai l'impression d'être à Tripoli ce soir".

 

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