Que voit-on réellement ? Un grand-père aveugle plonge dans les aspects les plus sombres de sa famille.
Hamoud Saud
Traduit de l’arabe par Zia Ahmed
"Que vois-tu derrière la porte ?"
"Une autre porte."
"Et derrière cette porte ?"
"Une maison."
"Qu'y a-t-il dans cette maison ?"
"Un grand arbre dans une cour."
"Et au-delà de l'arbre ?"
"Une montagne, au loin."
"Et au sommet de la montagne ?"
"Une forteresse en ruines."
"Est-ce que les guerriers sont descendus de la montagne ?"
"Je ne vois pas de guerriers."
"Ont-ils laissé leurs armes dans les poubelles de l'histoire ?"
"Je ne vois rien."
"Qu'y a-t-il derrière la forteresse ?"
"Un canon."
"Et après ?"
"Après, tout s'arrête. Je ne vois rien. Personne ne peut voir d'aussi loin."
"Mais je ne t'ai pas demandé toute la scène, seulement ce qu'il y avait derrière la porte."
"C'est pas juste ! Tu m'as attiré dans les détails de la scène avec toutes ces questions."
"Est-ce que tu penses que les questions sont des pièges dans ce jeu où il faut faire la différence entre histoire et scène ? Est-ce que tu cherches une scène pour nourrir ton imagination limitée ? Ça n'a pas d'importance. Mettons tout cela de côté. Mettons de l'ordre dans nos idées, même si je ne vois pas les choses clairement, dans toute leur finesse. Ou peut-être même que je ne les vois pas tout court. Honnêtement, je n'aime pas quand les choses sont trop bien rangées ou trop bien catégorisées. Je suis là, assis près du mihrab, et je sens la lumière sur moi. Depuis des années, je pense à la lumière. Je la sens venir de l'est, mais il faut que tu me le confirmes. Tu peux si bien repérer les directions depuis que tu vas à l'école. Moi, je ne suis sûr de rien. Est-ce que tu connais le chemin ?"
"Le chemin vers où, grand-père ?"
"Bonne question. Mettons le chemin et tes questions de côté pour l’instant. Commençons par mettre les choses dans l’ordre et prenons un autre chemin pour les détails de la scène. Le mur contre lequel je suis assis est sur le côté ouest d’une petite mosquée que j’ai bâtie en 1979. Il n’y avait pas de mur à l’époque. Cet endroit était aussi ouvert que nos âmes, immenses, entourées de montagnes avec des tentes qu’on avait érigée ici et là et qui étaient faites en feuilles de palmier. L’électricité n’était pas encore arrivée. Mes enfants et moi avions l’habitude de prier ici. Et puis les choses se sont éparpillées. Le temps et l’enfance se sont envolés. Certains d’entre eux sont partis voyager à l’étranger, d’autres sont partis à la guerre, ils ne sont pas revenus. Les murs ont grandi et sont devenus des maisons, qui, à leur tour, ont engendré plus de murs et plus de secrets. Les fenêtres de l’enfance se sont fermées prématurément. J’ai eu une chambre, avec une petite ferme au sud et j'ai été connecté à l'électricité. J’ai senti la brise d’un ventilateur électrique pour la première fois en 1989, mais je n’ai jamais vu les lumières s’allumer. Mon cher enfant, les aveugles sont une note de bas de page oubliée dans le manuscrit des voyants et leur hâte, une béquille abandonnée dans l’obscurité."
"Mais grand-père, quel est le rapport entre ce mur, cette porte et le piège des questions ?
"Pour comprendre l'origine des choses, tu dois créer leur mémoire et leur histoire. Donc, reprenons notre scène : qu'y a-t-il en face de toi ? Donne-moi des détails."
"Une porte blanche, elle est ouverte."
"Qu'y a-t-il derrière la porte blanche ouverte ?"
"Une autre porte, elle est verte et en fer."
"Et derrière la porte verte en fer ?"
"Une maison blanche, avec un camion-citerne bleu rempli d'eau garé à côté."
"Que vois-tu sur le mur de la Maison Blanche ?"
"Un trait noir, il part de la gouttière et descend jusqu'à un petit vélo."
"Ce trait-là représente une grande tristesse au sein de la maison, elle creuse les âmes et les cœurs de ses habitants."
"Comment le sais-tu, grand-père ?"
“Nous, les aveugles, nous sommes plus perspicaces que toi, mon enfant. Laisse tes questions de côté. Retrouvons notre histoire. Souviens-toi que la hâte gâche le plaisir de la conversation. Est-ce que nous devons faire de ces questions des flèches qui prendraient pour cible le frêle corps de notre histoire ? Dans ce cas, nous n’aurions plus rien à raconter. Tu es simplement en train de restaurer les détails d’une scène un peu floue que tu n’arrives pas à voir dans ta mémoire, tu essaies de t’accrocher aux racines des questions pour créer des récits fragiles et éparses. Les questions sont les piliers sur lesquels reposent une histoire et attachés aux racines du discours. Tu vois des choses en face de toi, alors que moi, je fais infuser leur histoire dans ma mémoire. Il n’y a pas de récit sans histoire, pas d’histoire sans perception, pas de perception dans douleur. Seuls les aveugles, les femmes et les fous peuvent réellement comprendre les récits et leurs racines."
"Grand-père, tu vois des choses lointaines même si tu es aveugle. Désolé, mais je ne vois que ce qui est devant moi. Ou ce que je peux imaginer."
“D’accord. Revenons à cette maison dans ce cas, et plus précisément à ce mur. Que vois-tu sur ce mur ?”
"Comme je te l'ai dit, un trait noir qui descend le long du mur."
“Cela ne fait pas de différence que le trait descende du ciel ou monte de la terre. Dans les deux cas, il représente la tristesse de la maison. Mais s’il descend, alors le chagrin ronge les racines de la maison. S’il monte, alors le chagrin s’étend à tous les espaces et toutes les époques qu'a connu la maison."
"Grand-père, est-ce que les murs peuvent être tristes ?"
“Toute chose éprouve de la tristesse ou de la joie pourvu que quelqu’un l’écoute, interroge sa douleur sans la presser, sans s’imposer à elle et sans quémander. Tout objet révèle ses souvenirs, ses émotions et sa folie à ceux qui se lient d’amitié avec lui et à ceux qui savent lire ses ombres. Mon enfant, les objets sont comme le cœur tendre d’une mère ou comme la bonté d’une grand-mère proche de la mort."
“Grand-père, comment est-ce que tu sens la tristesse des objets alors que tu es aveugle ? Comment est-ce que tu peux lire les ombres alors que tu ne peux pas voir ?"
“Je ne peux pas voir, c’est vrai, mais je peux ressentir les choses. Même le temps, que tu ne peux pas sentir, moi, je sens sa tristesse, sa joie débordante à l’aube. Je sens le silence des objets à minuit."
"Mais comment est-ce que tu sens ces choses, grand-père ?"
“Mon cher enfant, ne demande pas à un aveugle comment il parvient à pénétrer les profondeurs des choses avec son âme, car il a un sens des perceptions qu’un voyant ne peut pas comprendre. Ne demande pas aux montagnes d’où elles tiennent leur magnificence, ne leur pose pas de questions sur leur solitude, n’interroge pas les veuves sur leur chagrin ni les oiseaux sur leur bonheur au printemps, car toute chose finit par révéler son essence sans qu’on lui demande."
"Pourquoi est-ce que tu dis que le mur de la maison blanche est triste ? Peut-être que le trait noir est heureux comme une trait de khôl sous les yeux."
"Mon enfant, dès que tu vois du noir sur un mur blanc, pense à la tristesse des habitants dans cette maison."
“Mais, grand-père, les maisons ne peuvent-elles pas contenir de la tristesse et de la joie, mélangées l’une avec l’autre ?"
“Tu as raison, mon enfant. Mais maintenant, explique-moi ce que fait ce camion-citerne bleu rempli d’eau garé à côté de la maison ? Les gens ont-ils soif ? Est-ce que le puits que j’ai construit au début des années 1970 s’est asséché ?"
"Grand-père, pourquoi est-ce qu’un camion-citerne bleu signifie que les gens ont soif ? Est-ce que tu inventes toutes ces choses ou est-ce que tu me racontes ce qui se passe vraiment ? Est-ce qu’un trait noir sur un mur blanc représente vraiment la tristesse ? Et si c’était une autre voiture garée dehors plutôt que le camion-citerne bleu ? Qu’est-ce que cela aurait à voir avec le puits que tu as creusé il y a si longtemps ?"
“Ne t’inquiète pas de ces choses-là. Les enfants s’ennuient tout le temps ou sont toujours pressés, ils ne sont pas capables de comprendre l’essence des choses. Peut-être que tu parviendras à comprendre l'importance des possibilités dans notre histoire. Ne te précipite pas dans notre jeu sans cette sécurité que sont les possibilités, sans quoi tu pourrais tomber dans le gouffre de la certitude ou le piège de la réalité."
“Je ne comprends pas ce que tu es en train de me dire. Mais je vois un camion-citerne bleu garé dehors, à côté du mur blanc."
“Laissons le camion-citerne où il est. Mais, il y a souvent quelques objets que les conducteurs laissent sur le tableau de bord par habitude. Est-ce que tu peux aller les chercher ?"
“Est-ce que tu en a besoin pour ton histoire, grand-père ? Est-ce que c’est un jeu que tu as imaginé ?"
“Mon cher enfant, les histoires ont besoin de racines et de petits détails de rien du tout. Les détails sont comme le sel. Sans eux, une histoire n’a pas de saveur."
Au moment où l’enfant sortit par la porte blanche pour courir jusqu’au camion-citerne bleu, des larmes roulèrent des yeux de l'aveugle jusqu’à sa barbe blanche. Il leva la main à son visage et sentit l’humidité.
Les larmes avaient disparu dans le blanc du temps et le noir de la mémoire. Les souvenirs envahirent l’homme, qui connaissait bien les choses et les lieux sur lesquels l’enfant l’avait interrogé. Des chemins, des voyages, des famines, des montagnes, des histoires et des années de sécheresse avaient traversé la vie de l’aveugle, comme la violence des guerres et les attaques entre tribus. Avant que l’homme ne puisse remonter trop loin dans le passé pourtant distant, l’enfant était revenu avec une liasse de papiers et un carnet bleu dans les mains. Il s’assit à nouveau à côté de son grand-père aveugle.
Quand l’enfant ouvrit le carnet bleu, il en tomba des feuilles froissées, de vieilles factures d’électricité et un stylo bleu. Le bruit provoqué par la chute fit sursauter l’aveugle. L’enfant ramassa une feuille et lut à voix haute une suite de noms et de nombres étrangers.
Nasser bin Abdullah, 15 riyals. Salem bin Mohammed, 20 riyals. Al-Sharqi et fils, 10. Restaurant Malabari, 10.
L’aveugle se fit impatient. Il dit à l’enfant : "Regarde dans le carnet. Les vendeurs d’eau y gardent leurs secrets avant qu’ils ne disparaissent dans l’oubli."
L’enfant feuilleta le carnet en marquant parfois des pauses pour lire d’autres noms et d’autres nombres. Quelque part au milieu, il vit une lettre à l’écriture alambiquée. Il essaya d’y repérer les mots. Le grand-père resta silencieux, écoutant l’enfant déchiffrer le texte.
Cher père, chère mère, je vous envoie cette lettre alors que je n’ai jamais écrit de lettre à personne jusque-là. Même quand le professeur d’arabe nous avait demandé d’écrire une lettre à un ami en classe, j’avais écrit un texte sur l’amitié. Il s’était mis en colère et me l’avait fait recopier cinq fois pour me punir. Je n’ai pas écrit de lettre d’amour, ou de lettre d’adieu, ou de lettre au gouvernement pour demander quelque chose. Je n’aime pas demander quoi que ce soit au gouvernement, même si le gouvernement aime ceux qui lui demande des choses. Voilà pourquoi je n’ai jamais écrit de lettre de ma vie.
Les routes emmènent les gens chez eux ou à destination, moi je vous écris sur le bord d’une route, alors que je brûle de la douleur de vous avoir perdus et que vous me manquez terriblement. Je m’efforce pour que personne ne voit mes larmes. Vous me manquez beaucoup tous les deux. Mère, ta voix à l’aube me manque. Père, tu me manques dans les prières du matin avant le café. Je ne vois pas quel sens peut avoir ma vie sans vous. Tout me paraît gris, votre absence déchire mon âme. Sans vous, tout disparaît. Même l’arbre dans la cour de notre maison est sans vie. Vous me manquez tellement.
Le grand-père aveugle essaya de cacher ses larmes à l’enfant, qui ne comprit pas pourquoi il pleurait ni le lien que son grand-père avait avec cette lettre et le camion-citerne. Le silence enveloppa l’espace. L’enfant regarda les larmes tomber sur la barbe blanche de son grand-père en essayant de comprendre sa réaction. Il avait peur de lui demander et de le faire pleurer davantage. Il réfléchit et lui posa à nouveau sa question sur les portes.
“Grand-père, pourquoi ces portes sont-elles ouvertes sur la maison blanche ? Pourquoi la deuxième porte est-elle verte ? Est-ce que tu as fini de raconter l’histoire ?"
Le grand-père caressa sa barbe un moment, il sentait qu’elle était mouillée. Puis il dit : "La perte et la tristesse ne peuvent pas reconstruire une histoire, mon enfant. Au contraire, elles brisent l’histoire et effilent les liens qui la composent. Les portes sont ouvertes pour que tu puisses voir comment les flèches du temps s’attaquent aux choses. Quant à la couleur verte de la deuxième porte, tu devrais être reconnaissant qu’elle apaise ainsi la barbarie du ciment."
Après qu’il arrêta de pleurer près du camion-citerne bleu, l’homme qui avait écrit cette lettre à ses parents décédés dans leur maison blanche entra dans la mosquée. Il pria en silence alors que son grand-père aveugle et l’enfant se tenaient derrière lui.
Les ombres de l'histoire
Un arbre dont les racines s’étendaient au pied de la montagne voisine écoutait la conversation entre l’enfant et son grand-père aveugle avec tristesse, il ne comprenant pas l’histoire dans son intégralité mais il avait du chagrin face aux larmes et à la peine du grand-père. Il le connaissait depuis qu’il n’était qu’un tout jeune arbrisseau, il l’avait vu marcher sur les chemins à l’aube, il avait entendu ses histoires racontées dans la chaleur des fours, l’hiver. Pour reconstruire l’histoire de l’aveugle et de son petit-fils, il appela le grand arbre dans la cour de la maison blanche, ce même arbre sur lequel le grand-père avait posé des questions un peu avant.
“Cher arbre, toi qui es le gardien de la joie et de la tristesse de cette maison, pourquoi est-ce que ce grand-père pleure autant, comme s’il était encore un enfant ?"
“Ah, cher arbre, toi qui au loin, es le gardien de l’aube et l’ami des après-midis, chaque maison possède ses secrets et ses blessures. Tu connais ce grand-père mieux que moi. Tu l’as vu jeune alors que j’ai toujours été confiné à cette maison de ciment. Mais ce que je peux te dire c’est qu’aucun homme au crépuscule de son existence ne devrait voir son enfant partir avant lui. Je comprends ce que l’homme qui prie à la mosquée a vécu. Face à la mort, tout être humain redevient un enfant, peu importe son âge. L’homme qui prie a perdu ses deux parents le même jour. C’est pour cela qu’aujourd’hui il a l’impression d’avoir tout perdu. Dans ses rêves, il voit sa mère qui l’appelle. Ses yeux, comme ceux de Jacob, sont blanchis par le chagrin."
Avant que l’homme ne se soit incliné pour la dernière fois en prière, l’arbre de la maison se tut.
L’homme qui avait écrit la lettre qu’il n’avait jamais envoyée sortit de la mosquée, son carnet bleu à la main.
*Legrand-père aveugle est une figure récurrente dans les nouvelles de Hamoud Saud. "Nafitha Litafoolat Alaa'ma"["Une fenêtre aveugle sur l'enfance"] a été publié à l'origine dans Al Faisal, un magazine culturel mensuel créé en 1977.
