Paroles de résistance : Nasim Marashi, Syaman Rapongan & Isabelle Sorente

17 juillet 2023 -
Qu'ils écrivent pour survivre, pour se défendre ou pour changer les choses, ils ont fait de la littérature le lieu de leur résistance. Portrait de trois romanciers engagés écrivant respectivement en persan, en mandarin et en français.

 

Lou Heliot

 

En Iran, le simple fait d'écrire est un engagement. -Nasim Marashi

 

Nasim Marashi est un auteur, scénariste et journaliste iranien qui a publié son premier livre en France au début de l'année, chez Zulma, et dont le deuxième titre paraîtra chez Zulma en octobre.
Nasim Marashi est un auteur, scénariste et journaliste iranien qui a publié son roman Fall is the Last Season of the Year en France au début de l'année, aux éditions Zulma, et dont le deuxième titre paraîtra chez Zulma en octobre.

Une enfance sous les bombes", c'est ce qu'a vécu Nasim Marashi, née en 1984 à la frontière entre l'Iran et l'Irak, alors que la guerre entre les deux pays faisait rage. Elle s'installe ensuite à Téhéran où, élève ingénieur puis journaliste, elle participe en 2009 aux manifestations du "Mouvement vert" contre la fraude électorale, réprimées avec une grande violence par le régime d'Ahmadinejad. Consciente de vivre un moment historique, elle entreprend de consigner son expérience et celle de ses amis dans un long reportage sur la jeunesse de l'époque. "Pour moi, il était crucial d'enregistrer, de témoigner, de faire en sorte que l'on se souvienne de tout ce qui s'était passé.

Mais au fur et à mesure de ses recherches, son écriture a pris la forme d'une fiction, dans un roman polyphonique qui suit le destin de trois amis de Téhéran avant et après les manifestations : leur quotidien, leur amitié, leurs rêves d'ailleurs, leur confrontation à la " grande histoire ", et leurs désillusions. Publié en 2015 en persan, L'automne est la dernière saison de l'année a connu un succès immédiat et a remporté le prestigieux prix Jalal Al-e Ahmad. Aujourd'hui encore, sa popularité ne se dément pas - il a été réimprimé une cinquantaine de fois (et est disponible en édition française aux Éditions Zulma, mais pas encore en anglais). C'est un succès doux-amer pour la jeune écrivaine, qui rêve que son roman "devienne un jour obsolète".

"J'espère que ce livre fera partie de l'histoire. Malheureusement, mes lecteurs y trouvent encore un reflet de leur situation."

Aujourd'hui, Nasim Marashi continue d'écrire, sur la guerre qui a marqué son enfance ou sur le sort des réfugiés qui ont fui les conflits. Mais aucun de ses nouveaux livres n'a été publié ; le ministère de la culture et de l'orientation islamique ne lui a pas donné de raison précise de cette censure, si ce n'est que ses romans "dépeignent la réalité de manière trop sombre".

L'automne est la dernière saison de l'année, en persan.

En Iran, le simple fait d'écrire est déjà un défi. "Normalement, être écrivain signifie se concentrer sur la langue, se demander si le mot est juste. Mais en Iran, il faut constamment penser aux lignes rouges". Jusqu'à récemment, Nasim Marashi s'autocensurait, presque inconsciemment. C'est lors d'une résidence en France qu'elle a pris la décision "d'écrire en toute liberté".

"Je vais probablement devoir tronquer mon roman avant d'essayer de le publier en Iran. Mais au moins, j'aurai cette version "pure". Grâce à cela, la littérature est redevenue pour moi un espace de liberté".

Nasim Marashi est parfaitement consciente que chaque livre sur lequel elle travaille "peut être mon dernier". Mais il n'est pas question pour elle de quitter Téhéran. "Je me pose la question de l'exil presque tous les jours, tout comme les personnages de mes romans. Mais j'arrive toujours à la même conclusion : Je veux être là où les choses se passent, je veux faire partie du changement". L'écrivain est convaincu que rester en Iran en tant qu'artiste est aussi un acte de résistance.

"Le régime aimerait nous voir partir. Nous sommes une nuisance. Ils doivent lire nos livres pour les interdire. Alors nous restons".

En attendant, Nasim Marashi puise sa force dans la littérature, en particulier celle de la période soviétique, comme les mémoires de la poétesse Nadezhda Mandelstam, Contre tout espoir. "Ces livres m'inspirent et me guident. Et ils me prouvent que tout cela finira par passer".


Ma littérature, c'est quand je m'y plonge. -Syaman Rapongan

Syaman Rapongan - la revue markaz
Syaman Rapongan est un écrivain originaire de l'île de Lanyu, au large de Taïwan.

Syaman Rapongan se définit lui-même comme un "écrivain de l'océan". Né à Lanyu, une petite île au large de Taïwan, il fait partie des Tao, un peuple indigène qui vit de la pêche en mer. En grandissant sur Lanyu, "l'île aux orchidées", le jeune homme a été déchiré entre sa culture traditionnelle et le mandarin qu'on lui enseignait à l'école. "Même enfant, j'avais le sentiment d'une culture imposée. Adolescent, il est envoyé à Taïwan, la "Grande île", où, entre deux petits boulots, il apprend le français et l'anglais et étudie l'anthropologie. Mais c'est là qu'il apprend à mépriser son île, ses habitants et leur mode de vie. Il s'engage alors dans le mouvement pour la reconnaissance des peuples indigènes et la protection de l'environnement, très actif à Taïwan dans les années 1980. Avec la naissance de son premier enfant, "qu'il ne pouvait imaginer grandir loin de l'océan", il est retourné dans son Lanyu natal, où il a "réappris à être Tao", pêchant des poissons volants, construisant des pirogues traditionnelles tatala, écoutant les histoires des anciens, mais constatant aussi les dégâts environnementaux causés par la "Grande île", où l'océan n'est pas compris. "La littérature taïwanaise et chinoise en parle de manière désincarnée, c'est une littérature sentimentale de boutique de fruits de mer", explique-t-il.

Syaman Rapongan a donc décidé de prendre la plume. Avec Les Yeux de l'océan : Mata nu WawaDans son ouvrage intitulé "L'Océan", ainsi que dans plusieurs autres œuvres non traduites, il cherche à "écrire les fonds marins, les histoires de poissons et l'art de la navigation vu par le Tao". Dans ses textes, qui vont du roman sur le passage à l'âge adulte à l'essai anthropologique, l'océan est le personnage principal, au même titre que "l'église", "la salle de classe", "le prêtre" et "l'enseignant". Et peu importe qu'il écrive en mandarin - qu'il a choisi pour toucher le public le plus large possible - car sa langue maternelle est "celle de l'océan".

"Ma littérature, c'est quand j'y plonge. Elle est simplement traduite en sinogrammes lorsqu'elle remonte à la surface."

À travers ses mots, Syaman Rapongan s'engage non seulement pour la reconnaissance de son peuple et de sa culture, mais aussi pour la préservation de son environnement. Pour l'écrivain-pêcheur, la lutte pour la visibilité du Tao et le combat écologique sont intrinsèquement liés. "Notre peuple vit au cœur de la nature. Nous en avons besoin pour vivre et nous savons comment la préserver. Nous avons un savoir à transmettre.

Aujourd'hui âgé de 65 ans, Syaman Rapongan, qui vit toujours à Lanyu, est l'un des écrivains taïwanais les plus traduits à l'étranger. "J'espère avoir réussi à transcrire la sagesse du Tao. Et j'espère pouvoir inspirer les nouvelles générations, leur donner un aperçu d'un autre imaginaire."


Nommer cet ordre mondial est un acte de résistance. -Isabelle Sorente

Isabelle Sorente est une romancière française née à Marseille et vivant à Paris.

En 2008, Isabelle Sorente a fait un burn-out. "Je me suis sentie épuisée, consumée", explique l'écrivaine, ancienne pilote d'avion et comédienne. "Mais très vite, j'ai réalisé que mon état personnel était intimement lié à ce qui se passait dans notre société, où tout est épuisé, exploité, vidé.

Cherchant à relier son mal-être à celui de son environnement, elle découvre par hasard "l'instruction", un exercice mystérieux pratiqué par d'anciens maîtres nomades, consistant à s'imaginer à la place d'un animal sur le chemin de l'abattoir. Cette "instruction" l'a conduite à enquêter dans une ferme industrielle, où des dizaines de milliers d'animaux sont enfermés en attendant d'être abattus.

"J'y ai vu l'incarnation d'un ordre mondial. Car de la même manière que nous traitons les animaux, nous traitons aussi les hommes. Nous sommes tous pris dans des structures de production, dans un monde segmenté et automatisé, où tout ce qui vit est organisé et rentabilisé."

Déjà auteur d'une dizaine de romans, dont le très féministe Complexede la sorcière, Isabelle Sorente interroge dans son "instruction" notre rapport au vivant et les moyens de le réparer. "Je crois intensément au pouvoir de la littérature. Je crois qu'elle nous donne les armes pour lutter contre cet ordre mondial glacial, contre ces structures de production et d'extraction qui nous épuisent."

Le dernier roman d'Isabelle Sorente, L'Instruction.

Comment faire ? Grâce à la "magie sympathique" des livres, répond Sorente, empruntant une expression à Marguerite Yourcenar. La littérature nous permet de "nous transporter en pensée à l'intérieur d'un autre", dit-elle, au même titre que l'instruction.

"C'est un acte radical et révolutionnaire qui va à l'encontre de cet ordre mondial segmenté. Pour Sorente, cette détermination à résister s'étend au choix des mots. Je me suis rendu compte que ces fermes industrielles utilisent un vocabulaire très spécifique : elles parlent de "produire" du porc alors qu'elles élèvent et tuent des porcs. Les bâtiments où les porcelets naissent et où on leur arrache les dents et la queue sont appelés "soins aux porcelets". Et l'on brandit l'expression "bien-être animal" pour éviter de parler de leur souffrance. Autant de mots "gris" qui masquent le rouge du sang et le blanc de l'abattoir et qui, en fin de compte, ne veulent rien dire.

Pour lutter contre ce vocabulaire vide et aliénant, Isabelle Sorente prône la couleur et cherche à "réinvestir de sens des mots comme âme, sorcière ou magie, des mots qui ne font pas sérieux, des mots qui dérangent, parce qu'ils sont radicalement du côté de la poésie". Écrire ces mots, c'est résister à un langage technocratique qui occulte la mort et la violence, c'est retrouver une forme de pouvoir.

Pour Sorente, "nommer cet ordre mondial est un acte de résistance".

 

Cet article a été publié pour la première fois dans 1 weekly in France, dans le numéro du printemps 2023 "Engagés !" et est traduit ici avec l'accord de 1.

1 commentaire

  1. Le premier roman de Marashi a été publié en anglais en 2021 sous le titre "I'll be Strong for You". Depuis, elle a publié deux romans en Iran.

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