Pourquoi j'ai quitté le Liban et suis devenu un citoyen de transition

27 Juin, 2022 -
Tom Young, "Port Explosion", Beyrouth, Liban, 2020 (courtoisie de Tom Young).

 

Myriam Dalal

 

J'ai pris rendez-vous pour le renouvellement de mon passeport au début de l'année, tandis que mes sœurs continuaient à me tenir au courant de ce que l'on pourrait décrire comme une "crise de pénurie de passeports" au Liban. Les trois sœurs Dalal bombardaient notre groupe WhatsApp de liens vers des titres d'articles tels que "Aucun moyen de partir", "Le Liban à court de passeports", "Des milliers de personnes bloquées alors que les autorités libanaises suspendent le renouvellement des passeports" ou "LeLiban interrompt le renouvellement des passeports alors que les craintes d'exode augmentent". Nous avons discuté des alternatives, nous nous sommes disputés, nous avons juré, nous avons crié (principalement par le biais de notes vocales). Je suis peut-être celle qui a le niveau d'anxiété le plus bas parmi mes sœurs, même si je suis celle qui les inquiète ces jours-ci dans le fiasco de la paperasse. En termes simples, cette anxiété peut être liée au fait que mes parents ont eu leurs cinq enfants entre 1976 et 1986 au Liban, aux Émirats arabes unis ou au Koweït - selon la progression de la guerre civile libanaise depuis 1975 - de sorte que mes sœurs et moi avons vécu une expérience de vie après l'autre, à la fois en tant que famille (nous ne sommes plus que quatre) et en tant que citoyens libanais, à savoir survivre aux guerres israéliennes de 1996 et 2006 contre le pays et à quelque 60 autres conflits interlibanais "plus petits" et événements violents, allant des voitures piégées aux attaques terroristes et au-delà.


J'ai emménagé et déménagé dans au moins sept endroits différents depuis l'explosion du port de Beyrouth le 4 août, il y a presque deux ans... peut-être plus. J'ai perdu le compte. J'ai quitté le Liban parce que je me suis rendu compte que ce pays dont on m'avait dit qu'il était le mien ne l'était en fait pas. Cette prise de conscience ressemblait plus à un moment "aha", où j'ai pris conscience qu'une déclaration institutionnelle/gouvernementale affirmant votre appartenance à un pays quelconque ne garantirait pas votre sentiment d'appartenance à ce morceau de terre que vos parents vous ont transmis. Le Liban n'était pas mon pays, il appartenait à quelqu'un d'autre, et c'est quelque chose que j'ai vu très clairement dans l'année qui a précédé mon départ. Le problème, c'est qu'une fois que l'on a vu quelque chose, on ne peut plus l'oublier - j'adore quand la langue anglaise prouve l'impossibilité d'un tel acte en vous montrant l'absurdité d'utiliser le contraire du verbe... vous savez, comme unlove.

Je pense que c'est un désastre spirituel de prétendre que l'on n 'aime pas son pays. Vous pouvez le désapprouver, vous pouvez être forcé de le quitter, vous pouvez vivre toute votre vie comme une bataille, mais je ne pense pas que vous puissiez y échapper. -James Baldwin, Paris Review

J'ai commencé à considérer le concept de "pays d'origine" comme un kit de départ, celui que vos parents sont obligés de vous donner à la naissance, pour des raisons administratives et pour faciliter votre éducation, et qui comprend votre nom, votre prénom et votre religion. Le moment viendra où vous pourrez faire vos choix et poursuivre le reste de votre vie avec un nom, un prénom, une religion et une nationalité que vous aurez choisis vous-même.

Une "nation" n'est pas un fait, c'est un concept. C'est pourquoi des philosophes, des sociologues et bien d'autres ont tenté de le définir au cours de l'histoire : pour le philosophe allemand Johann von Herder, la nation fait référence à un ensemble culturel qui précède la création de l'État, tandis que pour l'historien et philosophe français Ernest Renan, la nation rassemble des personnes qui partagent un passé commun. Aujourd'hui, je considère la nation comme une construction sociopolitique qui se nourrit d'instincts tribaux et d'une invention institutionnelle systémique visant à séparer, isoler et finalement gouverner. Nous avons parfois tendance à mélanger les mots et les significations afin de simplifier notre terminologie et nos expressions, et ce faisant, nous finissons par supposer qu'une chose signifie indéniablement l'autre. Ainsi, nationalité ne signifie pas nécessairement appartenance, et patrie ne signifie pas non plus pays de naissance ; je suis, par exemple, né au Koweït, pays dans lequel mes parents ont passé la majeure partie des années de la guerre civile libanaise. Donc, dans ce cas, mon pays de naissance n'était pas mon pays d'origine, et ma nationalité ne m'a pas donné le sentiment d'appartenir au Liban. Il est vrai que ma carte d'identité libanaise n'a jamais promis mon amalgame avec la société libanaise, mais je ne l'ai su que bien plus tard.

Le nationalisme est une affirmation d'appartenance à un lieu, à un peuple, à un patrimoine. Il affirme le foyer créé par une communauté de langue, de culture et de coutumes ; et, ce faisant, il repousse l'exil, lutte pour empêcher ses ravages. -Edward Said, Réflexions sur l'exil.

Et donc, j'ai quitté le Liban. J'ai emporté avec moi des objets en apesanteur qui pouvaient servir de souvenirs, et donc être facilement transportés à travers les continents, les aéroports et les postes de contrôle ; des objets qui pouvaient servir de souvenirs une fois placés dans leur nouvel environnement, et à travers lesquels l'expérience de la madeleine de Proust pouvait être reconstituée. J'ai fait ma valise avec ce sentiment d'appartenance et j'ai déménagé en France, pensant que j'avais atteint un point dans ma vie où je pouvais être assez privilégié pour me choisir un pays, un endroit avec lequel je partageais des valeurs communes, ou au moins, un morceau de terre qui me permette d'exister. Dans ma quête d'un nouveau pays, j'étais déterminé à signer un contrat social avec ce nouveau morceau de terre/régime pour m'assurer que le choix était mutuel. La citoyenneté est comme le mariage, c'est un contrat administratif pour lequel l'amour n'est pas une condition préalable.

Une vue de la fenêtre de l'écrivain, Rouen, avril 22 (courtoisie de Myriam Dalal).

 

Il s'est avéré que les Français ont tendance à avoir une définition différente d'un citoyen français, et ce n'est pas celle d'une femme arabe avec un nom non crypté dans le Larousse des noms européens. J'étais plutôt une étrangère au minimum, une Arabe musulmane la plupart du temps, et une réfugiée de bas étage pour ceux qui voulaient aller un peu plus loin dans leur classification. Me classer ne nécessitait pas d'autre investigation qu'une évaluation de mon apparence, parce que, vous savez, "les hanches ne mentent pas".Et avec les élections présidentielles françaises qui ont lieu en avril 2022, les candidats de droite ont été très clairs sur leur compréhension de ce qu'un citoyen français peut et doit être. Peu importe que le journaliste/auteur et l'un des candidats à la présidence française, Eric Zemmour, veuille déchoir de leur citoyenneté française tous les binationaux condamnés (sur la base d'un argument prétendument logique dans lequel il suppose que les ressortissants français n'enfreignent jamais la loi) ; peu importe non plus qu'il veuille changer le nom de tous les citoyens à consonance non française. Ce qui m'a attristé, c'est que nombreux sont ceux qui ont applaudi ces déclarations(32% des votes électoraux sont allés à des candidats de droite lors du premier tour des élections en France), et j'étais destiné à rencontrer l'un d'entre eux, bientôt.

Autant cela me mettait en colère d'être classée au Liban, en fonction de la religion de mes parents, de mon apparence, de mes études, de l'endroit où je vivais, de mes habitudes et d'à peu près tout le reste, autant il semble qu'ici, en France, on ait envie de mettre tout et tout le monde en boîte. Mais dans mon petit esprit idéaliste (peut-être surtout dans mon cœur), j'avais commencé à me dessiner un nouveau foyer ici. Une nouvelle vie commençait à prendre forme et je pensais que mon repérage des nations commençait à se terminer. Il semble maintenant que les âmes étrangères soient destinées à errer dans ce monde sans fin et sans relâche, et que ce n'est que dans leur apatridie qu'elles trouveront leur véritable citoyenneté. En fait, l'année qui vient de s'écouler peut se résumer à une vie entre deux enfermements et à des allers-retours entre Chatillon, Paris, Sartrouville, Bonsecours et Rouen. Pendant tout ce temps, à Beyrouth, papa vivait ses propres déménagements, était hospitalisé et faisait des allers-retours aux soins intensifs. Les messages WhatsApp anxieux de mes sœurs me tenaient au courant de son état de santé grâce à leurs titres informels, car je n'étais pas autorisée à quitter la France avant le renouvellement de mon permis de séjour ici. Il me semble que tout ce que je fais en tant que citoyen en transition est d'attendre, de bouger ou de me cacher (l'équivalent de l'exil de la réaction habituelle du corps "lutte, fuite, gel" face à une menace/danger).

Je suis en train de négocier un nouveau contrat de travail à l'étranger qui nécessite de résider dans un autre pays, et pour cela, je vais bientôt devoir remballer mes affiches, mes stylos et mes vêtements. J'essaie de faire face au sentiment d'avoir peu de choses en commun avec quelque endroit que ce soit ; peut-être en sachant que cette fois, je pourrai embrasser ce statut de derviche tourneur... et même essayer de danser comme si la vie était un dabke sauvage.


On dit que certaines personnes s'ancrent dans d'autres personnes, de sorte qu'elles deviennent leur foyer, leur pays, leur nation. Bien que cela semble beau en théorie, je n'ai toujours pas trouvé le moyen de diriger la boussole de mon cœur alors que mon cerveau nage dans toutes les directions. Je continue à laisser derrière moi un coup de cœur ici et là, à écrire des lettres de confession à certains, après le départ. Donc, j'écris ou je lis comme passe-temps pendant cet état de transition non catégorisable, dans une tentative d'en apprendre davantage sur mes compatriotes apatrides dans les livres, les romans et les poèmes, car les mots s'avèrent être nos seuls passeports valides et véritables à ce jour.

Avec ces volumes qui s'empilent sur une étagère ici à Rouen, je sais que j'aurai besoin d'une valise supplémentaire pour eux si je déménage bientôt.

 

Libanaise de transition en attente de sa nouvelle nationalité, Myriam Dalal achève actuellement sa thèse de doctorat en arts plastiques, esthétique et sciences de l'art à la Sorbonne. Elle écrit sur les arts et la culture depuis 12 ans, pour de nombreuses plateformes et quotidiens en arabe, anglais et français, dont Annahar, Al Akhbar, Al Modon, Sawt el Niswa, et la revue de Philologie et de Communication Interculturelle/Military Technical Academy Romania.

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