Le génocide à l'occidentale

14 février 2025 -
Le génocide à Gaza laisse présager l'émergence d'un monde dystopique où la violence industrialisée du Nord global est utilisée pour soutenir son accaparement des ressources et des richesses qui s'amenuisent.

 

Chris Hedges

 

Gaza est un terrain vague de 50 millions de tonnes de décombres et de débris. Les rats et les chiens fouillent au milieu des ruines et des mares fétides d'eaux directement sorties des égouts. La puanteur putride et la contamination des cadavres en décomposition s'élèvent des montagnes des gravats de béton. Il n'y a pas d'eau propre. Peu de nourriture. Les services médicaux font cruellement défaut et il n'y a pratiquement pas d'abris habitables. Les Palestiniens risquent d'être tués par des munitions non explosées, laissées sur place après plus de 15 mois de frappes aériennes, de barrages d'artillerie, de tirs de missiles et d'explosions d'obus de chars, ainsi que par diverses substances toxiques, émanant notamment des mares d'eaux usées comprenant aussi de l'amiante.

L'hépatite A, causée par la consommation d'eau contaminée, est endémique, de même que les affections respiratoires, la gale, la malnutrition, la famine et les nausées et vomissements généralisés provoqués par l'ingestion d'aliments pourris. Les personnes vulnérables, notamment les nourrissons et les personnes âgées, ainsi que les malades, sont condamnés à mort. Quelque 1,9 million de personnes ont été déplacées, soit 90 % de la population. Elles vivent dans des tentes de fortune, au milieu de dalles de béton ou en plein air. Nombre d'entre elles ont été contraintes de déménager plus d'une dizaine de fois. Neuf maisons sur dix ont été détruites ou endommagées. Immeubles d'habitation, écoles, hôpitaux, boulangeries, mosquées, universités - Israël a fait sauter l'université Israa à Gaza dans le cadre d'une démolition contrôlée - des cimetières, des magasins et des bureaux ont été oblitérés. Le taux de chômage est de 80 % et le produit intérieur brut a été réduit de près de 85 %, selon un rapport d'octobre 2024 publié par l'Organisation internationale du travail.

L'interdiction par Israël de l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient - qui estime qu'il faudra 15 ans pour débarrasser Gaza des décombres laissés sur place - garantit aux Palestiniens de Gaza q'ils n'auront jamais accès aux fournitures humanitaires de base, à une alimentation et à des services adéquats.

Le Programme des Nations Unies pour le développement estime que la reconstruction de Gaza coûtera entre 40 et 50 milliards de dollars et prendra, si les fonds sont disponibles, jusqu'en 2040. Il s'agirait du plus grand effort de reconstruction d'après-guerre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Israël, approvisionné en milliards de dollars d'armes par les États-Unis, l'Allemagne, l'Italie et le Royaume-Uni, a créé cet enfer. Il a l'intention de le maintenir. Gaza restera assiégée. Après une première vague de livraisons d'aide au début du cessez-le-feu, Israël a de nouveau sévèrement réduit l'aide acheminée par camion. Les infrastructures de Gaza ne seront pas restaurées. Ses services de base, notamment les stations d'épuration, l'électricité et les égouts, ne seront pas réparés. Les routes, les ponts et les fermes détruits ne seront pas reconstruits. Les Palestiniens désespérés seront contraints de choisir entre vivre comme des troglodytes, campés au milieu de morceaux de béton déchiquetés, mourir de maladie, de famine, de bombes et de balles, ou à l'exil permanent. Ce sont les seules options offertes par Israël.

Israël est convaincu, probablement à juste titre, que la vie dans la bande côtière finira par devenir tellement onéreuse et difficile, surtout si Israël trouve des excuses pour violer le cessez-le-feu et reprendre les attaques armées contre la population palestinienne, qu'un exode massif sera inévitable. Le pays a refusé, même avec le cessez-le-feu mis en place, d'autoriser la presse étrangère à entrer dans Gaza, une interdiction destinée à atténuer la couverture des horribles souffrances et de la mort qui règnent dans la région.

Lors d'une réunion à la Maison Blanche avec le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, Donald Trump a clairement indiqué que Gaza ne serait pas reconstruite, du moins pas pour les Palestiniens. Il a précisé que, dès le début du génocide, la bande de Gaza était destinée à être bombardée et réduite en ruines, à être rendue inhabitable et à être dépeuplée des Palestiniens. Pour Trump et Netanyahou, le problème n'est pas l'occupant israélien, mais l'occupé. Et une fois les Palestiniens partis, une fois qu'ils auront été forcés de se réfugier en Jordanie, en Égypte ou dans un autre pays, une fois le « problème » résolu, Trump, qui a décrit Gaza comme un « endroit phénoménal » sur la mer avec le « meilleur climat », deviendra, à leurs yeux, une station balnéaire pour touristes fortunés, un terrain de jeu pour ceux dont les nations ont orchestré le massacre de masse.


La deuxième étape du génocide israélien et de l'expansion du « Grand Israël » - qui comprend la saisie d'un plus grand nombre de territoires syriens sur le plateau du Golan (ainsi que des appels à l'expansion jusqu'à Damas), au Sud-Liban, Gaza et la Cisjordanie occupée - est en train de se mettre en place. Des organisations israéliennes, dont l'organisation d'extrême droite Nachala, ont organisé des conférences pour préparer la colonisation juive de Gaza une fois que les Palestiniens auront été nettoyés sur le plan ethnique. Des colonies exclusivement juives ont existé à Gaza pendant 38 ans, jusqu'à leur démantèlement en 2005.

Washington et ses alliés en Europe ne font rien pour arrêter le massacre en direct. Ils ne feront rien pour arrêter le dépérissement des Palestiniens de Gaza, victimes de la faim et de la maladie, et leur éventuel dépeuplement. Ils sont partenaires de ce génocide. Ils le resteront jusqu'à ce que le génocide atteigne sa sinistre conclusion.

Mais le génocide de Gaza n'est qu'un début. Le monde s'effondre sous les assauts de la crise climatique, qui déclenche des migrations massives, des États en déliquescence et des incendies de forêt, des ouragans, des tempêtes, des inondations et des sécheresses catastrophiques. À mesure que la stabilité mondiale s'effiloche, la terrifiante machine de la violence industrielle, qui décime les Palestiniens, deviendra omniprésente. Ces agressions seront commises, comme à Gaza, au nom du progrès, de la civilisation occidentale et de nos prétendues « vertus », afin d'écraser les aspirations de ceux, principalement des pauvres de couleur, qui ont été déshumanisés et considérés comme des animaux humains.

L'anéantissement de Gaza par Israël marque la mort d'un ordre mondial guidé par des lois et des règles internationalement reconnues, un ordre souvent violé par les États-Unis dans leurs guerres impériales au Viêtnam, en Irak et en Afghanistan, mais qui était au moins reconnu comme une vision utopique. Les États-Unis et leurs alliés occidentaux ne se contentent pas de fournir l'armement nécessaire au génocide, ils font également obstacle à la demande d'adhésion au droit humanitaire formulée par la plupart des nations.

Le message envoyé est clair : Vous, et les règles que vous pensiez pouvoir protéger, n'avez pas d'importance. Nous avons tout. Si vous essayez de nous l'enlever, nous vous tuerons.

Les drones militarisés, les hélicoptères de combat, les murs et les barrières, les postes de contrôle, les bobines de fil barbelés, les tours de guet, les centres de détention, les déportations, la brutalité et la torture, le refus des visas d'entrée, l'existence d'apartheid qui accompagne le fait d'être sans papiers, la perte des droits individuels et la surveillance électronique sont aussi familiers aux migrants désespérés le long de la frontière mexicaine ou qui tentent d'entrer en Europe, qu'ils le sont aux Palestiniens.

Israël, qui, comme le note Ronen Bergman dans « S'élever et tuer d'abord » a « assassiné plus de personnes que n'importe quel autre pays du monde occidental", utilise l'Holocauste nazi pour sanctifier son statut de victime héréditaire et justifier son État colonial, son apartheid, ses campagnes de meurtres de masse et sa version sioniste du Lebensraum.

C'est pour cette raison que Primo Levi, rescapé d'Auschwitz, voit dans la Shoah « une source inépuisable de mal » qui « se perpétue comme une haine chez les survivants, et jaillit de mille manières, contre la volonté même de tous, comme une soif de vengeance, comme un effondrement moral, comme une négation, comme une lassitude, comme une résignation ».

Le génocide et l'extermination de masse ne sont pas l'apanage de l'Allemagne fasciste. Adolf Hitler, comme l'écrit Aimé Césaire dans « Discours sur le colonialisme », n'est apparu exceptionnellement cruel que parce qu'il a présidé à « l'humiliation de l'homme blanc ». Mais les nazis, écrit-il, n'ont fait qu'appliquer « des procédés colonialistes jusque-là exclusivement réservés aux Arabes d'Algérie, aux coolies de l'Inde et aux Noirs d'Afrique ».

Le massacre par les Allemands des Herero et des Namaqua (1904-1908), le génocide arménien de 1915, la famine du Bengale de 1943 - le Premier ministre britannique de l'époque, Winston Churchill, a rejeté d'un revers de main la mort de trois millions d'Hindous lors de la famine en les qualifiant de « peuple bestial à la religion bestiale » - ainsi que le largage de bombes nucléaires sur les cibles civiles d'Hiroshima et de Nagasaki, illustrent quelque chose de fondamental à propos de la « civilisation occidentale ». Comme l'avait compris Hannah Arendt, l'antisémitisme seul n'a pas conduit à la Shoah. Il fallait le potentiel génocidaire inné de l'État bureaucratique moderne.

« En Amérique, a dit le poète Langston Hughes, les Noirs n'ont pas besoin qu'on leur dise ce qu'est le fascisme en action. Nous le savons. Ses théories de suprématie nordique et de suppression économique sont depuis longtemps des réalités pour nous ».

Nous dominons le monde non pas en raison de nos vertus supérieures, mais parce que nous sommes les tueurs les plus efficaces de la planète. Les millions de victimes des projets impériaux racistes dans des pays tels que le Mexique, la Chine, l'Inde, le Congo, le Kenya et le Viêtnam sont sourds aux prétentions fallacieuses des Juifs qui prétendent que leur situation de victime est unique. Il en va de même pour les Noirs, les Amérindiens et les autres peuples racisés. Ils ont également subi des holocaustes, mais ces holocaustes restent minimisés ou non reconnus par leurs auteurs occidentaux.

« Ces événements, qui se sont déroulés de mémoire d'homme, ont ébranlé l'hypothèse de base des traditions religieuses et des Lumières laïques, à savoir que les êtres humains ont une nature fondamentalement "morale" », écrit Pankaj Mishra dans son livre « Le monde après Gaza ». « Le soupçon corrosif que ce n'est pas le cas est aujourd'hui largement répandu. Beaucoup plus de gens ont été témoins de près de la mort et de la mutilation, sous des régimes d'insensibilité, de timidité et de censure, ils reconnaissent avec stupeur que tout est possible, que se souvenir des atrocités passées n'est pas une garantie contre leur répétition dans le présent, et que les fondements du droit international et de la moralité ne sont pas du tout assurés. »

Les massacres de masse font partie intégrante de l'impérialisme occidental au même titre que la Shoah. Ils sont nourris par la même maladie de la suprématie blanche et la conviction qu'un monde meilleur se construit sur l'asservissement et l'éradication des races « inférieures ».

Israël incarne l'État ethnonationaliste que l'extrême droite américaine et européenne rêve de créer pour elle-même, un État qui rejette le pluralisme politique et culturel, ainsi que les normes juridiques, diplomatiques et éthiques. Israël est admiré par ces proto-fascistes, y compris les nationalistes chrétiens, parce qu'il a tourné le dos au droit humanitaire pour utiliser la force meurtrière sans discernement afin de « nettoyer » sa société de ceux qui sont condamnés comme des contaminants humains.

Pour James Baldwin, Israël et ses alliés occidentaux se dirigent vers la « terrible probabilité » que les nations dominantes « luttant pour s'accrocher à ce qu'elles ont volé à leurs captifs, et incapables de se regarder dans le miroir, précipiteront le monde dans un chaos qui, s'il ne met pas fin à la vie sur cette planète, provoquera une guerre raciale telle que le monde n'en a jamais connue ».

Ce n'est pas la connaissance qui fait défaut - notre perfidie et celle d'Israël font partie de l'histoire - mais le courage de nommer notre obscurité et de nous repentir. Cet aveuglement volontaire et cette amnésie historique, ce refus de rendre des comptes à l'État de droit, cette croyance que nous avons le droit d'utiliser la violence industrielle pour imposer notre volonté marquent le début, et non la fin, des campagnes de massacres de masse menées par le Nord global contre les légions de plus en plus nombreuses de pauvres et de vulnérables dans le monde.

 

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