Le 25 février 2024, Aaron Bushnell, 25 ans, militaire en service dans l'armée de l'air américaine, est mort après s'être immolé par le feu devant la porte d'entrée de l'ambassade d'Israël à Washington, D.C., en signe d'opposition contre la politique d'aide américaine dans le génocide en cours, perpétré par Israël.
Samina Najmi
Vous me devez ce témoin.
Je vous dois des flammes.
-Kazim Ali
Nos histoires disent que l'eau permet l'ultime propreté. Elle purifie, elle rachète. Elle nous permet de renaître, comme si l'on était lié à nos toutes premières eaux utérines.
L'eau nous attire : la séduction de la submersion, la réémergence pleine d'espoir.
Mais, Aaron, tu as choisi le feu.
À peine plus âgés que mes enfants. Le visage aussi frais que celui de mes élèves, dont certains assistent aux cours vêtus d'un treillis comme le tien. Des cheveux de la couleur des flammes douces qui vacillent dans une cheminée. Des yeux verts comme le printemps. Un sourire si grand qu'il ne cache rien.
Aaron, tu n'as rien retenu, rien du tout.
Lorsqu'un événement fait trembler notre monde, nous nous sentons obligés de préciser l'endroit où nous nous trouvions à ce moment-là. Nous nous souvenons de l'endroit où nous nous trouvions lorsque cela s'est produit - l'assassinat de JFK, le 11 septembre, les consignes de confinement suite au COVID-19. Nous étions en train de vaquer allègrement à nos occupations quand, sans qu'on le sache, à distance mais en lien, tout a basculé. Il est merveilleux de constater que chacun d'entre nous habite des réalités si différentes les unes des autres. Et de temps en temps, ces réalités se heurtent, s'embrasent, et partent en fumée.
Où étais-je, Aaron, quand tu t'es enflammé ? Je calcule le décalage horaire - ton dimanche après-midi, mon dimanche soir du 25 février 2024 - et je sais que j'étais assise dans une chambre d'hôtel à Islamabad, me délectant des photos de famille d'une semaine qui avait filé à toute allure, une heure avant mon départ pour l'aéroport. Et sept heures plus tard, lorsque tu as rendu ton dernier souffle, j'étais suspendue au-dessus de la terre, quelque part entre Islamabad et Doha, au Qatar, brouillant les dates et les fuseaux horaires sur la longue route céleste qui me ramenait en Californie. Inconsciente de la façon dont le monde avait glissé.
Tu étais devant l'ambassade d'Israël à Washington, D.C., ce dimanche après-midi-là.
Il y a deux ans, j'ai atterri à Fresno en apprenant que ma maison était en feu. Un incendie que je n'ai pas choisi, un incendie qui n'a rien nettoyé. Il a détruit et déplacé les choses, mais il a épargné la vie - une vie entière à trier les cendres.
Cette fois-ci, j'arrive à la maison et j'apprends que toi, tu es en feu. Un feu lointain, mais si proche qu'il m'étouffe. Un feu qui consume le connu et le familier. Un feu de joie des histoires que nous nous racontons pour endormir notre conscience.
Mémoire-cendres d'un corps qui était principalement de l'eau, né de l'eau-mère il y a à peine vingt-cinq ans.
Un bébé du Massachusetts, comme les deux miens.
Aaron, tu voulais être ingénieur en informatique. Mais tu aurais tout aussi bien pu être dans ma classe d'anglais. Tu avais parfaitement compris le pouvoir de l'histoire que tu racontais, le pouvoir du symbole, des contextes et des lieux qui donnent un sens à nos actions. Un pilote en service actif protestant contre la complicité de son gouvernement dans un génocide, comme le veut la tradition. Un soldat qui donne sa vie selon sa propre définition du patriotisme. Un corps sacrifié, rachetant la conscience de son pays.
Ton corps, un texte. Lisez-le, nous avais-tu dit.
Tu savais que rien d'autre ne nous ferait voir.
Et sur le moment-même, tes lecteurs étaient réticents. L'histoire que tu racontais n'était pas lisible pour l'agent des services secrets qui a répondu dans la seule langue qu'il connaissait : une arme pointée sur toi alors que étais allongé sur le sol, en feu. Ironique et absurde. Toute la poésie était perdue.
Mais tu savais qu'il ne fallait pas faire confiance à tes lecteurs pour interpréter ce que tu racontais avec ton corps. Même avant que tu ne diffuses en direct ton dernier acte...C'est ce que notre classe dirigeante a décrété être normal- tu as publié un message sur Facebook pour dire que nous n'avions pas besoin de nous demander ce que nous aurions fait pour protester contre l'esclavage ou Jim Crow, nous étions, à ce moment-même, en train de la faire. Et dans ton message aux médias alternatifs, tu as exprimé avec beaucoup d'éloquence les raisons pour lesquelles tu t'apprêtais à faire cela. Tes mots n'ont pas été beaucoup lus dans le pays que tu servais, mais je les ai trouvés dans un journal en ligne indien. Une série de déclarations commençant par "Je fais cela parce que.. : Je fais cela parce que... La complicité du gouvernement, des médias, du monde. Notre complicité à vous et moi. Une série de déclarations - rythmées, incantatoires - dont les quatre dernières phrases redéfinissent ta vie :
Je le fais parce que je suis un être humain et que je ne peux pas rester silencieux face à l'injustice. Je le fais parce que je suis un soldat et que je ne peux pas rester fidèle à un gouvernement qui trahit ses propres valeurs et principes. Je le fais parce que je suis un martyr et que je ne peux rester en vie dans un monde qui tue les innocents et protège les coupables.
Je le fais parce que je suis Aaron Bushnell et que c'est mon dernier acte de protestation.
Tu as crié Liberté pour la Palestine ! encore et encore. Un refrain enflammé, enroué par la chaleur de ta conviction, avant que les flammes n'étouffent ta voix.
Tu savais que rien d'autre ne nous ferait entendre.
Un voyant, un conteur.
Et puis nos médias, s'ils couvrent un tant soit peu l'actualité, font un article sur ta santé mentale. NPR mentionne en bas de page "Si vous ou quelqu'un que vous connaissez..." et communique le numéro de la ligne d'assistance téléphonique sur le suicide. On nous parle de ton éducation fondamentaliste et isolée. Ton déséquilibre implicite. Une réponse traumatique à ce traumatisme domestique précoce ou à ce traumatisme politique.
Peut-être.
Mais pour reprendre les mots de ton ami, tu n'étais pas malade. Pour reprendre les mots de ton ami, c'est nous qui sommes malades, de supporter le carnage que nous permettons et de ne pas nous sentir poussés à le remettre en question.
Un suicide pour un génocide.
Le suicide, le grand tabou abrahamique. On le commet comme un crime ou un péché. Pourtant, il y a toujours eu d'autres façons de le lire.
Pour l'honneur : pas seulement les Romains et les Kamikazes de la Seconde Guerre mondiale, mais toutes les croisades et les djihads, passés et présents, jusqu'au recrutement quotidien d'étudiants dans l'armée. Toutes les grèves de la faim à travers les âges. Même la mère qui s'affame pour que son enfant puisse manger. Lorsque la foi encadre le récit et que l'amour l'élève au-dessus du littéral, nous lisons ce désir de mort comme un désir de vie.
L'auto-immolation, comme la sati dans le passé de l'Asie du Sud, lorsque plus d'une veuve hindoue sautait sur le bûcher funéraire de son mari, la gloire de l'épouse et de son chagrin.
Aujourd'hui, les femmes kurdes brûlent pour le contraire : le droit de vivre librement.
Les hommes américains, pour protester contre les feux que nous allumons sur nos terres.
L'auto-immolation comme protestation politique, née à l'intersection de l'urgence et du désespoir. Dans la tradition bouddhiste de Thich Quan Duc et de Nhat Chi Mai, qui se sont immolés par le feu à Saigon en 1963, l'auto-immolation n'est pas un suicide, mais la forme la plus élevée de sacrifice. Alice Herz, une quaker de 82 ans, l'a lu de cette manière à Détroit, dans le Michigan, et s'est immolée sur un trottoir pour protester contre la guerre du Viêt Nam. Du Viêt Nam au Tibet, en passant par la Tunisie où, aux premiers jours de 2010, Mohamed Bouazizi a déclenché le printemps arabe. Des étudiants, enflammés par des protestations passionnées, se sont immolés à Prague, à New Delhi et à La Jolla, en Californie.
À l'université de Californie de San Diego, ma fille me montre la plaque posée sur le sol à l'extérieur des dortoirs des premières années, sur la place Revelle : "En l'honneur de George Winne Jr. qui s'est immolé sur Revelle Plaza pour protester contre la guerre du Viêt Nam en 1970. Il tenait une pancarte sur laquelle on pouvait lire "Au nom de Dieu, mettez fin à la guerre"."
Une tradition mondiale de violente résistance non violente.
Aaron, depuis ta mort, moi qui ne t'ai pas connu, je suis à la recherche de ta vie.
Ton nom d'utilisateur, LillyAnarKitty. Les raisons pour lesquelles tu l'as choisi ne regardent que toi. C'est ainsi que tu étais sur les réseaux sociaux, où tu aimais le poème "The Empire Raised Me" de Anansi's Library et prévoyais de le réciter lorsque tu prendrais ta retraite de l'armée de l'air dans quelques mois. Ses lignes obsédantes : "Et j'ai été élevé comme un soldat/ Maintenant la muselière est derrière moi/ Les bottes à ma porte/ Les armes sont toutes rangées."
Ton adhésion à la philosophie anarchiste contre les structures de pouvoir verticales.
Ta joie de la robotique, qui est la même que celle de mon fils.
Le Seigneur des Anneaux et Marvel et le karaoké.
Ta préoccupation pour les sans-abri de San Antonio et d'Akron.
Tu aimais un chat qui s'appelait Luna. Tu t'es souvenu de cette responsabilité et tu l'as donnée à ton voisin. Ou bien est-ce Pumpkin que tu as laissée à ton amie Erin, celle qui tout le monde suit sur TikTok ? Ou encore Sugar, blanche comme son nom l'indique, qui regarde ton visage lorsque tu t'accroupis pour la caresser, comme le montre une tendre photo sur X ?
Excuse-moi d'avoir fermé brusquement mon ordinateur portable quand tu es apparu à l'écran, souriant, dans ce maillot de rugby vert et noir à rayures horizontales - identique à celui que mon garçon aimait tant que je le lui ai acheté en deux tailles. Pour le voir sourire un peu plus.
Tu étais un jeune Américain blanc qui se souciait des opprimés. De ce que nous faisons en Palestine. Palestine-Falasteen, un test moral décisif pour le monde, comme l'a dit l'activiste noire Angela Davis. Angela Davis, qui n'a jamais obtenu son doctorat de l'université de Californie, à San Diego, parce que le FBI a confisqué ses travaux l'année même où George Winne, Jr. s'est auto-immolé sur Revelle Plaza.
Tu as légué toutes tes économies au Fonds de secours pour les enfants de Palestine.
Tu as fait un vœu pour la dispersion de tes cendres : Si un jour les Palestiniens reprennent le contrôle de leur terre, et si les habitants de cette terre acceptent, j'aimerais que mes cendres soient dispersées dans une Palestine libre.
Un panneau bleu foncé avec des lettres blanches apparaît à Jéricho-Ariha, en Cisjordanie occupée. Une rue porte ton nom.
Aaron Bushnell Street, reliée à la rue principale de Jéricho, porte de la Palestine - l'une des plus vieilles villes habitées du monde.
Amani Rayan, membre du conseil municipal de Jéricho, raconte à Al Jazeera : J'ai senti qu'il était de la famille. Quelqu'un qui est si proche de nous, qui partage notre profonde douleur. . . C'est le sacrifice ultime au moment même où personne ne semble nous voir.
Le maire Abdul Karim Sidr souhaite faire venir ta famille à Jéricho pour qu'elle puisse constater par elle-même que ton nom est présent dans le cœur d'un peuple ancien pour toujours.
Aaron Bushnell
Un enfant, un prophète.
L'Éternel dit à Moïse : "Aaron, ton frère, sera ton prophète.."
Haroon dans le Coran - le nom de mon père.
Aaron-Haroon, le prêtre. L'Oint, celui qui a parlé pour Moïse quand Moïse ne le pouvait pas.
Que toutes les histoires me parlent.
Le phénix qui renaît des flammes.
Agni, dieu du feu. Avec ses deux visages, bienveillant et malveillant, médiateur entre la terre et les cieux.
Qu'il soit vrai qu'un seul sacrifice peut racheter nos péchés collectifs. Qu'il nous lave
complètement.
Baptême de feu ou d'eau, rends-nous nos squelettes moraux.
Ecris-nous l'arc de notre rédemption.
Mais comment faire la part des choses ? Pour parler d'un échange équitable ? Et accepter
ce troc comme un marché : Une vie d'Aaron pour toutes les nôtres.
Demandez à la mère qui a donné naissance à ce fils.
Je veux lui dire : Vous avez bien élevé votre fils".
Trop bien, pourrait-elle me répondre.
Merveilleuse expression de la douloureuse tragédie des atrocités commises aujourd'hui par les États puissants à l'encontre des plus faibles. Le monde doit être beaucoup plus humain qu'il ne l'est aujourd'hui.
Une présentation brûlante (comme le feu), aimante et si poignante, poétique... merci, merci, Mme/professeur Najmi. Il est difficile de croire qu'Aaron Bushnell nous a quittés en février, il y a presque un an. Je termine la plupart de mes commentaires par "Viva Palestine - Hamas et TOUTE la Palestine ! ... Jeune Aaron Bushnell, repose en puissance et en résistance !"
Bravo à The Markaz Review pour avoir compilé cette série de 12 essais. Je progresse dans chacun d'entre eux au rythme de deux par jour.