Au Soudan, près du barrage de Merowe, Maher travaille dans une briqueterie traditionnelle alimentée par les eaux du Nil. Chaque soir, il s'aventure secrètement dans le désert pour construire une mystérieuse structure en terre. Alors que le peuple soudanais se soulève pour réclamer sa liberté, sa création semble prendre vie...
Karim Goury
Que construit Maher, caché au milieu du désert ? Nous ne le saurons probablement jamais. Est-ce vraiment important ?
Maher est un travailleur soudanais, un maçon qui fabrique des briques avec de la boue récoltée sur les rives du Nil. Un rapide appel téléphonique nous a permis de comprendre qu'il avait de la famille quelque part, mais c'est tout. Il vit dans un abri de fortune sur les rives du fleuve, avec ses collègues.
Au loin, la révolution qui mettra fin à la dictature d'Omar Al-Bashir, dont on entend les progrès dans le grésillement d'une radio.
Tout autour de cette usine de briques se trouve le désert. Une montagne plate est le seul relief de la région. Non loin de là, nous entendons le grondement du barrage de Merowe, qui crache des torrents d'eau vers on ne sait quelle partie du désert - ou dans quel but.
La nécessité, en revanche, se fait sentir lorsque le contremaître arrive en voiture pour distribuer quelques billets à ses ouvriers, sans même prendre la peine de descendre du siège du conducteur, et lorsqu'il néglige de payer certains ouvriers dès que l'un d'entre eux vient réclamer son dû. La nécessité est celle de Maher lorsqu'il vient emprunter, pour la énième fois, la moto d'un ami pour aller construire sa pyramide. Car nous ne sommes pas très loin des pyramides - des autres pyramides, pas les égyptiennes mais celles de Méroé, des pharaons noirs, presque oubliées.
La pyramide de Maher est impressionnante. Réalisée à la seule force de ses mains, elle semble vivante. On dirait un monstre, un géant, un magicien. Elle ressemble au cauchemar qui hante ses nuits hallucinées, durant lesquelles il erre dans une forêt dense, une forêt qui n'existe probablement pas dans ce coin du Soudan.
Maher est blessé. Sur son côté, une plaie ouverte colle à son tee-shirt pendant la journée et saigne la nuit. Maher souffre un peu. Pas assez pour arrêter de travailler (a-t-il le choix ?), mais juste assez pour se rendre au cabinet médical de la ville la plus proche. La compresse que lui applique la doctoresse semble aussi efficace qu'un pansement sur une jambe de bois.
En somme, les événements ne semblent pas avoir beaucoup d'emprise sur la réalité de Maher. Seule son œuvre mystérieuse, proche du "Merzbau" de Kurt Schwitters, compte pour lui. Mais ici, dans ce coin du monde, les constructions humaines sont à la merci des éléments. Que peut donc faire la construction en terre de Maher contre les torrents d'eau qui s'abattent sur elle, provoqués par la colère du ciel - ou, plus prosaïquement, par le réchauffement climatique ?
Dans The Dam, Ali Cherri, artiste contemporain, joue subtilement la carte de la narration en offrant au spectateur un film d'art qui se situe entre le documentaire, le fantastique et le film expérimental.
Maher, le personnage principal, est interprété par Maher El Khair, un ouvrier de la briqueterie dont Ali Cherri a dissimulé le véritable nom. Cherri a choisi son personnage comme Robert Bresson choisissait ceux qu'il appelait des modèles plutôt que des acteurs. Sa direction d'acteur est un tour de force : Le visage de Maher devient tour à tour neutre, enfantin, démoniaque, effrayant, sans le moindre frémissement de sourcil. Il nous donne ainsi à voir l'intériorité, la spiritualité du jeune ouvrier.
Les plans fixes sont parfaitement construits, et les cadrages de Cherri, ses compositions de scènes, sont aussi évocateurs que des tableaux. Nous avons devant nous un film d'art dont l'esthétique irréprochable est autant à discuter que l'écriture du scénario. En même temps, Cherri n'explique rien, il montre. Il y a du symbolisme, bien sûr, comme dans toute œuvre d'art qui propose une représentation au spectateur, mais lui laisse le soin d'en déterminer le sens, en fonction de l'endroit où l'on se situe dans son rapport à l'art.
Dans sa brume de sens et de lumière mystique, le film de Cherri peut rappeler à certains le travail de l'auteur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul. C'est aussi le cas de Goutte d'Or, de Clément Cogitore, artiste important de la scène française de l'art contemporain, qui sort aujourd'hui en France - un film impressionnant de maîtrise lui aussi, qui fait appel aux croyances, au mysticisme et à l'inexpliqué.
Alors, que dire de ce mystère qu'est The Dam? On peut parler de son indéniable beauté, de l'aridité de son scénario, aussi sec que le désert soudanais dans lequel il nous plonge. Et de cette source d'eau inépuisable, ce barrage en plein désert, qui ne fournit pas une eau providentielle, mais représente un véritable danger. En effet, les courants provoqués par l'ouverture des vannes tuent les ouvriers de la briqueterie qui se lavent ou se détendent dans les eaux du Nil dès la fin de leur dur labeur.
Ce barrage, qui donne son nom et toute sa puissance au film, est un monstre en surface, comme celui dont rêve Maher.
C'est peut-être vers cette voie que nous pouvons aller. La pauvreté des travailleurs, des maisons, du sol est mise en perspective par la force avec laquelle le barrage rejette ses eaux avec bruit, mais sans fonction réelle.
Face à cette absence de but, Maher construit sa pyramide, son mausolée peut-être. C'est ce qui lui reste, à lui et aux autres hommes du site, aussi pauvres et démunis soient-ils. Ils utilisent leurs compétences artisanales pour construire leur propre tombeau. C'est tout ce que le système mondialisé leur offre.
Dans Le Barrage, et dans l'énergie que Maher met à créer cette immense sculpture, on peut aussi voir la naissance de l'art. Car cette œuvre de "land art" que le travailleur soudanais érige n'a pas de but, elle n'a pas d'autre fonction que d'être le fruit du désir profond de son auteur, sa véritable nécessité. La quintessence de l'acte de création.
On pourrait dire que la création et le désir sont les dernières richesses qui nous resteront en dehors de toute dépossession, après que la crise climatique aura écrasé la civilisation. Le barrage semble suggérer que même les ravages de Mère Nature ne peuvent nous les enlever, et c'est précisément ce que Maher affronte avec une force inébranlable. C'est la force de ceux qui n'ont plus rien à perdre.