Le cas curieux du Liban moyen

13 février 2023 -

 

Amal Ghandour

 

Un week-end récent, j'ai marché de Clemenceau, où je vis, jusqu'à Gimmeyzeh pour un rendez-vous au café Ginnette avec un ami. C'était un dimanche matin tranquille et ensoleillé. La promenade n'a pas pris plus de 20 minutes comme d'habitude. J'ai choisi la route du centre-ville, car le centre (alias Solidere) est sans vie le dimanche. Je n'ai pas eu à subir les émanations des voitures et des générateurs électriques.

Quoi qu'il en soit, alors que j'atteignais Gimmeyzeh, où règnent la fraîcheur et le grunge, avec un alignement de bars, de cafés et d'hôtels de charme, j'ai remarqué un spectacle plutôt nouveau dans cette partie de Beyrouth : trois très vieux sans-abri à proximité de l'église. Le premier, endormi, avait étalé son matelas et ses affaires au fond d'un magasin abandonné, le deuxième était assis accroupi devant un petit bar à jus de fruits et mangeait la nourriture et les boissons que le serveur lui avait gentiment données, et le troisième dormait sur la rampe des marches qui vous mènent au haut Achrafieh.

Bien sûr, même les métropoles les plus riches infligent de telles cruautés urbaines. La présence la plus visible dans nos rues a en fait toujours été celle des enfants et des mères avec des bébés immobiles qui s'occupent des feux de signalisation ou s'assoient sur les trottoirs occupés dans l'espoir que les passants leur accordent un peu de charité. Les histoires abondent sur ces colonies nomades de pauvres. Toutes tragiques, il va sans dire. Et les 2,2 millions de réfugiés syriens n'ont fait qu'ajouter des détails décourageants à cette très vieille histoire.

Mais à côté de ces caractéristiques blasées de nos villes, l'effondrement du pays a produit de nouvelles perspectives d'appauvrissement : les rassemblements de personnes sans le sou aux portes des lieux où les riches vont manger ou se divertir. Autrefois, on en voyait un ou deux vendre des fleurs ou demander l'aumône, aujourd'hui ils se rassemblent en groupes comme s'ils étaient des visiteurs d'un autre monde.

Et pourtant, aussi poignant que soit cet instantané de la situation désolante du Liban, il ne mentionne nulle part les multitudes de personnes appartenant à la classe inférieure, à la classe moyenne et même à la classe moyenne supérieure qui ont connu la chute la plus brutale à cause de l'effondrement. Les statistiques offrent certes une vue d'ensemble utile, mais ce sont les histoires humaines qui trahissent la profondeur de la douleur et du choc de toute une strate.

"Wide Awake/We Want the Truth 1", huile sur toile, 2021 (courtoisie de Tom Young).

Dans nos rangs privilégiés, il y a maintenant des membres qui doivent vérifier le prix du pain dans les supermarchés, se priver d'électricité pendant des heures, faire appel à la famille à l'étranger pour joindre les deux bouts, chercher des aides financières pour leurs enfants à l'université ou à l'école, supprimer la viande de leur alimentation hebdomadaire..., et ce, dans la plus grande discrétion pour mieux supporter la honte d'avoir soudainement si peu. Ceux d'entre nous qui ont été épargnés, et j'en fais partie, jouent leur rôle, bien sûr. Nous sympathisons et partageons discrètement, nous écoutons s'ils ressentent le besoin de murmurer leurs désirs, et tout aussi probablement nous prétendons, comme nos compatriotes tombés au combat, que nous en sommes tous sortis indemnes.

C'est un plongeon impitoyable. Ces nouveaux membres du club des démunis avaient l'habitude de dîner et de voyager régulièrement à l'étranger, de faire du shopping toute l'année, de passer leurs vacances d'été à Nice, de posséder deux ou trois voitures... S'ils étaient déposants, leurs économies durement gagnées ont disparu. S'ils sont encore des professionnels salariés, leurs revenus ne leur permettent d'acheter qu'une fraction de ce qu'ils ont été conditionnés à vouloir absolument. Dans leur besoin, ils en sont aussi venus à habiter un monde souterrain qui leur est propre. Mais je suppose que les débiteurs parmi eux auraient au moins trouvé un soulagement dans le remboursement de la dette en lires libanaises dont la fortune a tourné encore plus mal que la leur.

Le Moyen-Liban endure une sorte d'épreuve qui lui est terriblement inconnue. Alors qu'en est-il de ses habitants ? Ont-ils été assez nombreux à partir, assez nombreux à s'engourdir sous antidépresseurs, assez nombreux à se fatiguer à force de lésiner, assez nombreux à trouver des rustines et des solutions de rechange pour être aussi silencieux ?

Et pourtant, c'est ce groupe de victimes de l'effondrement financier qui est devenu véritablement invisible dans son ombre sinistre. C'est leur voix qui a résonné le plus fort en 2019, leurs membres qui remplissent les rangs de nos syndicats et associations, leur sort qui a subi la plus forte baisse, et leur avenir qui s'est assombri le plus. Les pauvres de ce pays n'ont jamais eu beaucoup d'espoir en quoi que ce soit.

Leur vie était déjà misérable avant 2019, leur présence n'était jamais ressentie, leur voix jamais entendue, leur poids léger dans les calculs de leurs maîtres.

Mais le Liban moyen endure un type de difficultés qui lui est terriblement étranger. Alors qu'en est-il de ses habitants ? Ont-ils été assez nombreux à partir, assez nombreux à s'engourdir sous antidépresseurs, assez nombreux à se fatiguer à force de lésiner, assez nombreux à trouver des rustines et des solutions de rechange pour être aussi silencieux ?

Sont-ils choqués par les tromperies d'une élite dirigeante qui a vendu une fausse prospérité basée sur l'hystérie de la consommation gratuite et des taux d'intérêt élevés et sans risque ? Est-ce le vieux cliché éculé selon lequel les profondes divisions sectaires l'emportent sur l'attrait de l'action collective pour les personnes désenchantées et privées de leurs droits ? Ou est-ce tout cela à la fois ?

S'il existe une étude qui éclaire les psychologies de cette quiétude, je ne l'ai pas encore rencontrée. Les pouvoirs qui président ce pays doivent être rassurés par cette paralysie d'un peuple tant décrié, car, de jour en jour, il devient plus fou et plus débauché.

Le Liban est littéralement en train de s'effondrer, mais ils continuent comme si c'était la dernière fois qu'ils faisaient la fête avant la fin du monde.

Chaque fois que nous rencontrons l'État, pour quelque raison que ce soit, nous constatons l'ampleur époustouflante de l'effondrement : des couloirs jonchés d'ordures, des employés qui n'ont ni stylo ni papier pour écrire, des services entiers qui ne se présentent pas au travail à cause des frais de transport et des salaires sans valeur, d'autres services en grève permanente. Et avec tout cela, la recherche incessante de pots-de-vin, petits et grands, pour faciliter la plus simple des formalités administratives.

Le pouvoir judiciaire, déjà compromis et terni depuis longtemps par le sectarisme et la corruption, sombre dans la basse farce. Le procureur général, le plus haut magistrat du pays, ménage le procureur spécial chargé de l'enquête sur l'explosion du port de Beyrouth en 2020. Le PG a libéré toutes les personnes détenues en attendant la fin de l'enquête et a émis une interdiction de voyager à l'encontre du procureur chargé de l'enquête lui-même. Pourquoi ? Choisissez votre camp et choisissez votre moulin à rumeurs.

Mais l'un des plus grands détenus était le chef de la sécurité du port, qui se trouve être détenteur d'un passeport américain. Dès sa libération, il s'est enfui. Vous savez ce que nous pensons tous.

Pendant ce temps, une délégation de parlementaires du "changement", qui s'est rendue chez le ministre de la justice pour protester contre ces dernières manigances juridiques, a fini par se battre avec les gardes du corps du ministre.

Quel plaisir ! Il y a du comique dans ce spectacle, sans aucun doute. Nous sommes tous morts de rire. Mais il y a aussi tout ce qu'il y a de tragique, et notamment cet engourdissement que nous ressentons sur le chemin des cendres de l'histoire.

 

"The Curious Case of Middle Lebanon" est apparu pour la première fois sur le blog d'Amal Ghandour, This Arab Life.

La carrière d'Amal Ghandour s'étend sur plus de trois décennies dans les domaines de la recherche, de la communication et du développement communautaire. Elle est auteur(About This Man Called Ali) et blogueuse(Thinking Fits, This Arab Life). Depuis 2009, elle occupe le poste de conseillère stratégique principale auprès de Ruwwad al Tanmeyah, une initiative régionale de développement communautaire qui couvre la Jordanie, la Palestine, le Liban et l'Égypte. Mme Ghandour, qui a été conseillère spéciale auprès des Global Centers de l'université Columbia, à Amman, de 2014 à 2017, siège au Women Creating Change Leadership Council du Center for the Study of Social Difference de l'université Columbia et au conseil d'administration de l'International College, au Liban. Elle a été membre du conseil d'administration de Ruwwad, Liban (2012-2022) et du Fonds arabe pour les droits de l'homme (2011-2014). Mme Ghandour est titulaire d'une maîtrise en politique internationale de l'université de Stanford et d'un BSFS de l'université de Georgetown. Elle est l'auteur, plus récemment, de This Arab Life, A Generation's Journey Into Silence, une exploration intime et honnête de la descente d'une génération arabe montante dans le silence. À la fois personnel et panoramique, granulaire et radical, ce livre offre un compte rendu brut de la fange incessante qui anticipe le chaos actuel de la région.

Beyrouthcorruptioneffondrement économiqueLibanréfugiés sy sy sy sy sy sys réfugiés

Laissez un commentaire

Votre adresse électronique ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont marqués d'un *.