L'art de lâcher prise : Sur le chemin de l'abandon volontaire

3 mai 2024 -
Devrions-nous oublier nos tentatives échouées de capturer des moments fugaces pour mieux servir nos âmes et notre poésie ?

 

Nashwa Nasreldin

 

Il y a quelques semaines, alors que je vidais le grenier des affaires de mon fils, je suis tombée sur un livre sur l'éducation des enfants et je me suis rendu compte que je ne l’avais jamais lu. Il s'agissait d'un guide expliquant comment réguler les heures de sommeil et d'alimentation de votre bébé en suivant une routine stricte.

Je me souviens que j'avais arraché le livre de l'étagère lors d'une vente de livres d'occasion, en regardant autour de moi pour m'assurer que personne ne l'avait vu. J'avais peut-être honte d'admettre que j'avais du mal à gérer ma vie de nouvelle mère. Mon bébé était devenu mon patron, prenant des décisions sur l'heure à laquelle je devais manger et dormir. Ou peut-être étais-je gênée de céder à une méthode que j'avais jusqu'alors abhorrée, en souhaitant que notre affection mutuelle nous permette, à mon bébé et à moi, de nous synchroniser avec aisance. Quelle que soit la raison de mon malaise, le livre n'a manifestement pas été lu, car lorsque je suis tombée dessus plus de sept ans plus tard, deux de ses pages de garde se sont décollées et une petite enveloppe est tombée par terre.

Soigneusement fermée, il y avait sur l'enveloppe des bandes diagonales rouges et bleues le long de la bordure, ainsi qu'une étiquette "Airmail". Au recto, les mots suivants étaient écrits au crayon : « Première coupe de cheveux de Chris*, août 2010 ». Lorsque je l'ai mis à la lumière, de longues et épaisses boucles de mèches blondes se sont aplaties entre les plis du papier, comprimées et piégées pendant toutes ces années. J'ai pensé à la mère, qui avait si soigneusement conservé un souvenir d'une étape que j'avais personnellement négligée, et à ce qu'un moment d'oubli aurait pu signifier pour elle.


L'oubli peut être dangereux... il peut conduire à une perte irrémédiable. Mais il peut aussi être une force positive.

Samuel Beckett a dit de Marcel Proust qu'il avait une "mauvaise" mémoire, car "l'homme qui a une bonne mémoire ne se souvient de rien parce qu'il n'oublie rien". Combien de textes littéraires n'auraient jamais été écrits si nos chers auteurs ne ressentaient pas le besoin de se souvenir ?

Et si l'on nous donnait le pouvoir de ne pas oublier, accepterions-nous, sachant que nous ne connaîtrons plus jamais les joies du souvenir ? 

Il peut y avoir du plaisir à oublier intentionnellement, ou à se laisser aller dans des pratiques méditatives nous permettent de nous éclipser. Ou dans le sommeil, lorsque les détails de la journée glissent, se déformant dans notre inconscient, entremêlés d'images symboliques, comme si le cerveau avait oublié l'ordre dans lequel les événements se sont déroulés, nous offrant un cadeau en purée dont il ne se rend pas compte que nous n'en voulons pas comme on ne veut pas des restes d'un oiseau ou d'une souris apportés par un chat. C'est ainsi que nous, endormis, nous efforçons de donner un sens aux scènes que nous sommes forcés de rencontrer, une réalité virtuelle qui est inéluctable.

Mais parfois, le rêve est tellement surréaliste qu'il en devient agréable, amusant, d’activer des parties de notre cerveau qui semblaient endormies et laisser les souvenirs surgissent. Ce petit miracle se produit chaque nuit, chacun d'entre nous se retrouvant en équilibre dételé sur un canot naviguant dans des eaux noires, quelques profils ombrageux autour de nous, un billet que nous n'avons jamais demandé dans les mains, pour nous embarquer dans un voyage d’abandon extatique.

Le réveil est une autre expérience d’oubli involontaire. Ces premiers moments transitoires où les pensées sont encore douces, malléables et ouvertes aux possibilités. L'aube est mon moment préféré de la journée, suffisamment tôt, lorsque je suis la seule personne éveillée dans mon foyer. Même si je sais que c'est loin d'être vrai, j'ai l'impression qu'aucun autre être humain n'est debout. Et lorsque nous sommes seuls, on peut se sentir plus facilement soumis à la nature, comme un être parmi d'autres, les oiseaux, les insectes, la flore et la faune, qui inspirent et expirent dans leur lit, grandissant à chaque respiration comme mon petit garçon, qui semble plus grand et plus mûr après chaque nuit de sommeil.

C'est le moment où j'oublie le quoi, le quand, le pourquoi, le comment et le où de tout cela, et où j'expérimente une fois de plus ce que signifie être un humain dans un monde que nous nous convainquons d'avoir façonné.

Nuar Alsadir, poète et psychanalyste, perçoit ces moments de pause comme une "méthode d'accès à [son] intérieur". Pendant "une période de sécheresse créative", elle a réglé son réveil à 3h15 du matin chaque jour et a écrit tout ce qui lui venait à l'esprit à ce moment-là, produisant une série de "fragments nocturnes" qui figurent dans son recueil de poèmes, Fourth Person Singular.

"J'ai réorienté mon processus de sorte qu'au lieu d'essayer de construire des pensées, j'écoutais celles qui étaient déjà là", explique Alsadir. Elle compare ce processus au travail de la psychanalyse et à l'art du poète, de l'artiste ou du clown, comme elle l'a appris lorsqu'elle s'est inscrite à l'école des clowns, une expérience dont elle parle dans son plus récent livre en prose, Animal Joy :

Le regretté psychanalyste W.H. Bion conseillait aux analystes d'aborder chaque séance sans "mémoire, désir ou compréhension". Tandis que le patient associe librement et met en mots les sauts de son esprit, l'analyste suit le cheminement de la pensée du patient à travers un processus de pensée également non guidé. De même, [en tant que clown] lorsque vous montez sur scène, vous n'êtes pas censé utiliser quelque chose qui a fonctionné dans le passé, ni vouloir faire rire le public, ni avoir une idée de ce que vous allez faire.

Alsadir explique que l'instructeur de son école de clown leur a dit "d'assouplir leur cerveau", de jouer sans but, à "la vitesse de l'amusement, plus vite que leur inquiétude, plus fort que leur critique", et de faire confiance à tout ce vient lorsqu’on se laisse aller. En ne planifiant pas, vous vous entraînez à écouter".


Lorsque je marche seule, je ressens comme un abandon volontaire. Le rythme de mes pas me met en transe, me protège du monde logique et me permet de m’enfoncer dans le sol. C'est une habitude qui crée une forte dépendance, lorsqu'elle est pratiquée avec discernement, cet acte de se perdre en marchant sur un chemin familier (il doit être familier pour permettre à votre esprit de se désengager complètement de ses tâches de navigation). Tout comme la poésie nous incite à désengager notre cerveau de son incessante production de sens et à suivre ce qu'Alsadir décrit comme "le chemin de libres associations que prend votre esprit".

Au lieu de cela, nous laissons nos sens s'exprimer, respirant les odeurs de la forêt ce jour-là, l'humidité, de la terre mouillée, ou d'un parfum doux et fleuri qui embaume l'air. Les sons identifiables des cris d'oiseaux se mêlent aux sources invisibles, tandis que les chaussures de marche glissent, crissent ou patinent sur le sol en constante évolution, où mon regard se pose généralement (ou se décentrer) en l'air et autour de moi.

Je me souviens de l'émotion que j'ai ressentie la première fois que j'ai réalisé, au cours de mes promenades quotidiennes, que chaque jour est unique, et ce de manière plus que subtile. La forme des nuages, la façon dont les branches des arbres se maintiennent dans la fraîcheur relative de l'air, ou se suspendent dans la chaleur, les rayons du soleil, sa force, les ombres qu'il projette. Le fait que nous laissions d'autres choses prendre le dessus et que nous négligions le privilège de vivre chaque jour de notre existence, si nous le pouvons, est peut-être le crime d'oubli le plus cruel que nous puissions commettre.


Je n'ai pas toujours été une marcheuse. Ça ne fait pas longtemps que j'avais découvert mon amour pour le plein air, avant que la marche ne devienne à la fois une habitude et un choix, ma propre réorientation personnelle.


À l'automne 2020, lors du deuxième confinement au Royaume-Uni, j'ai ressenti l'épuisement professionnel. La spirale du nombre de morts, la peur saisissante, l'anxiété globale, la futilité de tout cela. Jongler entre le travail et la garde des enfants avant la réouverture des crèches… Parfois je berçais mon enfant sur mes genoux tout en tapant sur mon ordinateur portable.  C’était supportable au début, surtout si je le comparais aux situations des autres. Néanmoins, le stress est rapidement devenu insurmontable, sans que l'on s'y attende. En peu de temps, j'étais devenue une autre version de moi-même.

J’ai eu la chance de pouvoir me mettre en arrêt. J'ai pris un mois de congé, avec le soutien et la bénédiction de mon réseau. Avant que mon congé sabbatique ne commence, je faisais des recherches en ligne pour acheter mon tout premier kit de marche :  une veste coupe-vent, des chaussures de marche, une montre intelligente, un sac à dos léger. J'ai tracé différents itinéraires dans ma localité, des endroits que j'avais visités brièvement ou que j'avais dépassés, d'autres dont j'avais simplement entendu parler, même s'ils se trouvaient à proximité.

Et le monde m'a répondu à bras ouverts. J’arrivai à interpréter les cartes et trouvait les repères quand je les cherchais. Ma perception de l'horizon évoluait à mesure que mes muscles prenaient conscience de leur potentiel, reconnaissant la vitesse et le temps qu'il leur faudrait pour parcourir chaque distance.

J’ai commencé à dessiner les paysages que je voyais, en utilisant des mots pour capturer les configurations particulières de la lumière, de la clarté et de la couleur. Je me sentais comme un peintre qui se présente à son atelier quotidien, toile après toile. Sauf que j'étais tellement amateur de cette nouvelle version de mon art, libératrice et en plein air, que je parvenais à peine à créer une esquisse à partir de notes que je griffonnais ou que j'enregistrais en audio sur mon téléphone. Même si mes tentatives me donnaient constamment l'impression d'échouer, c’étaient tout de même des pistes qui me guidaient pour le retour.

Les impressions que je notais étaient souvent celles du ciel ; j'aimais marquer les proportions relatives de ses couches, définies comme elles l'étaient par une nuance et une texture différente, dans un seul instantané du temps. Alors que je descendais la colline vers la ville un après-midi de cet hiver, j'ai été éblouie par la vue de l'horizon au-dessus de Ten Acre Field à ma droite, le tiers inférieur du ciel nageant dans le rouge du sang pâle, de la courge framboise, du thé d'hibiscus.

Plus haut, les nuages étaient les mêmes les nuages blancs et cotonneux que je dessine depuis mon enfance, avec des bords parfaitement courbés, plutôt qu'une brume. Une rangée d'arbres nus bordait le champ, de sorte que l'image semblait déjà bidimensionnelle, comme une peinture ou une photographie qui m'aurait été présentée sur un plateau. Au premier plan, le contraste des couleurs était saisissant, avec le champ labouré d'un brun riche, parsemé de rochers si petits qu'ils ressemblaient à des débris. Le sol en était si dense qu'on aurait dit qu'il avait été arraché pour les déterrer.

Un autre jour, lors d'une promenade dans les champs, une petite tranche bordait l'extrémité de l'horizon. Prise en sandwich entre un immense ciel de nuages articulés au-dessus, et le brun étendu des champs labourés en dessous, la vue a immédiatement ciblé mon cœur. J’ai senti dans mon ventre, que j'étais attirée vers le haut et vers le lointain.

Qu'est-ce que cela voulait dire pour moi d'essayer de me souvenir de ces scènes ? Qu'est-ce qui m'a poussé à les enregistrer ? Savoir représenter fidèlement l'image était déjà un défi, comme je le découvrais. À l'instar du travail d'un traducteur littéraire, mes tentatives d'interprétation précise du paysage étaient comme je le savais vouées à l'échec. Était-ce là "notre besoin irrépressible de donner un sens à l'expérience" dont parlait W. N. Herbert dans son essai "Polystylistique" ?

Quel est l'intérêt de capter le ciel à un moment donné, alors qu'immédiatement après, il aurait déjà changé de place ? Devais-je tenir compte de l'avertissement d'Herbert de d’obliger des choses qui étaient « fluides » à devenir « fixes » car "la poésie se trouve presque toujours dans la surprise, et non dans une énième certitude" ? Essayais-je de me psychanalyser ?

Plus tard, ce même hiver, alors que je passais devant les prairies d'eau et les surfaces glacées, je me suis demandé s'il ne s'agissait pas d'une métaphore. Je n'avais pas encore complètement guéri. Je me suis demandé si le fait que je veuille tendre la main pour voir si la surface se fissurait n'était pas similaire à la façon dont je voyais mon subconscient, ou dont mon conscient voyait mon subconscient. Quelque chose d'inaccessible dans ma vie éveillée.

J’ai finalement abandonné l’idée de peindre ce que je voyais avec une grande précision, mais j'ai continué à essayer de recréer l'ambiance. J'abordais désormais la tâche moins sérieusement et plus comme une forme de jeu, exprimant les paysages par un certain nombre de métaphores qui rendaient le résultat au moins fidèle à la vision que j'avais de la source. Un jour, dans mon journal intime, j'ai comparé le ciel que je voyais en une tasse de cappuccino, empilée en couches d'espresso crémeux et de mousse, un breuvage parfait. Et pourquoi pas ? De toute façon, personne d'autre ne verrait jamais le même ciel que j'ai vu ce jour d'hiver.

J'ai ressenti un immense soulagement dès que j’ai commencé à jouer. Je n'avais plus à faire travailler mon cerveau, pour ressentir ce que je voyais et pour la mémoriser afin de pouvoir la décoder plus tard, ni présenter le résultat comme une autopsie de mes pensées intérieures, capturées à un moment critique.

J'ai décidé de m'immerger dans chaque scène aussi profondément que possible, en la laissant s'infiltrer dans mes futurs écrits sous la forme qu'elle choisirait, comme une pensée, un sentiment, une poésie, une blague ou une chanson. Avoir la foi que son impact ne serait pas perdu, mais absorbé dans le grand bassin d'expérience où les souvenirs s'installent, jusqu'à ce qu'ils soient appelés, comme mon souvenir du jour où je n'ai pas pu m'empêcher de m'arrêter et de fixer la façon dont les branches pointaient vers le haut comme un pieu du diable, sur chacun d'une douzaine d'arbres, se silhouettant sur le ciel enflammé. Comme cela m'éblouissait et me réconfortait à la fois, sans aucun besoin de trouver un sens ou une clarté, rien d'autre que de me dire : Ceci.


Il m'a fallu un certain temps pour trouver quoi faire de l'enveloppe des cheveux de Chris, perdue depuis longtemps, mais moins de 24 heures pour trouver la mère. Grâce à un message posté sur Facebook par un groupe communautaire local, elle s'est présentée à ma porte pour récupérer l'enveloppe (et le livre, qu'elle a décidé de réclamer également), reconnaissante et chargée de cadeaux.

Mais j'ai été surprise de constater à quel point je me sentais en conflit avec la tournure inattendue des événements, qui se sont terminés bien plus vite que je ne l'avais imaginé. L'histoire avait pris une nouvelle tournure et surprenante. D'une manière ou d'une autre, j'étais entrée, comme une étrangère, dans l'histoire intime d’une mère avec son enfant, qui a maintenant 15 ans et qui est toujours blond, m'a-t-on dit.

Voulais-je faire partie de leur histoire qui, quelques semaines plus tôt, se serait terminée par la perte d'une paire de mèches dorées ? Avais-je interféré avec le destin, comme un message dans une bouteille récupéré par son propriétaire, ou une capsule temporelle ouverte du vivant de son créateur ?

Car qu'est-ce qui est le plus spécial : les mèches de cheveux qui peuvent être tangibles mais ne représentent rien de plus, ou la mémoire illimitée de ces mèches, qui est maintenant vraiment perdue ?

Et si pour nourrir nos âmes, et notre poésie, nos précieux souvenirs, notre journal détaillé, nos tentatives infructueuses d'exprimer un moment fugace, devrait-on les laisser dans l'oubli ?

*Le nom du garçon a été changé

 

Nashwa Nasreldin est écrivain, éditrice et traductrice de littérature arabe. Elle a notamment traduit le roman collectif de neuf écrivains réfugiés, Shatila Stories, et co-traduit les mémoires de Samar Yazbek, The Crossing : My Journey to the Shattered Heart of Syria (La traversée : mon voyage au cœur brisé de la Syrie). Ancienne productrice de documentaires d'actualité et journaliste, Nashwa a réalisé des reportages au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Elle est titulaire d'une maîtrise en écriture du Vermont College of Fine Arts et ses poèmes ont été publiés dans un certain nombre de revues littéraires au Royaume-Uni et ailleurs. En plus de traduire et d'écrire de la poésie, Nashwa rédige des articles de fond et des critiques pour des publications littéraires et culturelles.

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