Sabyl Ghoussoub part à Beyrouth à la recherche de lui-même

23 janvier 2023 -

Adil Bouhelal

 

"La vie de mes parents, c'est comme la guerre au Liban. Plus je m'y plonge, moins je comprends." La quatrième de couverture de Beyrouthe-sur-Seine ("Beyrouth sur Seine") commence par ces deux phrases et c'est donc pour tenter d'y voir plus clair que Sabyl Ghoussoub, journaliste, photographe et romancier franco-libanais, décide de les interviewer, sans trop savoir sous quel angle il va attaquer cet imbroglio. Il se sert des entretiens familiaux enregistrés ainsi que des cartes postales, photos, lettres, notes, poèmes et articles écrits par son père. Mais c'est un roman, et il se prête invariablement à la broderie.

L'histoire familiale que nous raconte Ghoussoub est en fait l'histoire d'un pays qui ne cesse d'être martyrisé par les guerres et les crises qu'il a dû affronter. Elle est belle, agitée, émouvante, pleine de rebondissements, parfois tragique, mais le récit du romancier est toujours marqué par un humour incisif, à défaut d'une chronologie rigoureuse.

Son histoire commence avec le départ des parents du narrateur pour Paris en septembre 1975. Kaïssar et Hanane, fraîchement mariés, sont en route pour la capitale française pour deux ans d'études avant de retourner à Beyrouth. Sept mois plus tard, la guerre civile libanaise éclate, et durera 15 ans. Ce qui devait être une parenthèse devient un interrègne interminable.

Kaïssar est un intellectuel de gauche, profondément amoureux de sa jeune épouse, mais aussi des livres et du théâtre. Il est journaliste, poète et metteur en scène. Les premières années, il erre dans les rues de Paris, pêchant des journaux dans les poubelles publiques et volant des livres à la librairie Gibert Joseph. Mais il donne aussi des conférences à la Sorbonne. Personnage haut en couleur, il n'a de cesse d'insulter Dieu et les trois religions monothéistes lors de ses conférences, au point de se faire deebaucher, ce qui, en tant qu'iconoclaste, le rend extrêmement fier. Il craint cependant les foudres des radicaux de son pays, comme le révèle ce passage :

Comme un adolescent, mon père tire une grande fierté de s'être fait renvoyer de l'université. Bien avant le début des enregistrements, il m'avait raconté cette anecdote plus d'une dizaine de fois. Je m'étais même inspiré de son histoire dans mon premier roman, Le nez juif.

Une fois imprimé, j'avais glissé un exemplaire du livre dans la boite aux lettres de mes parents. Les nuits d'après mon père ne dormait plus. Je me souviens encore de l'appel de ma mère : « Sabyl, ton père a la nausée. Il vomit partout depuis quelques jours, il ne se rend plus au bureau, tu dois faire quelque chose ! » Mon père était persuadé que les islamistes allaient le reconnaître dans le personnage et le tuer en pleine rue.

Hanane, la mère du narrateur, avance avec une immense nostalgie de son pays et de sa famille, ce qui ne lui apporte aucune paix. Les appels longue distance et finalement WhatsApp lui permettent de cautériser les blessures de l'éloignement forcé du couple. Parmi les Libanais de son entourage, on retrouve sa famille et ses amis restés au pays, plusieurs dizaines de personnes en fait. Elle est aussi déroutante que son mari, une belle âme toujours prête à aider les autres, mais capable de parler en termes élogieux d'un des cousins qui a participé à une vendetta meurtrière (en l'occurrence, le massacre d'Ehden au cours duquel Tony Frangié, sa femme et sa fille ont été exécutés).

 Ce fameux cousin qui aurait tué la fille [de Tony Frangié] dont Habib parle dans sa lettre, ma mère me l'avait présenté un jour dans son village. Avant de le rencontrer, elle m'avait dit : « Tu vas voir, lui, c'est quelque chose, un homme. Il a tué de ses propres mains. Bam ! 

Ce jour là, j'ai été écœuré par ma mère...

Tous deux reconstituent dans leur appartement parisien une petite bulle libanaise, avec ses deux petits jardins sur les balcons et le salon qui devient le lieu de rencontre de la diaspora. A travers des chapitres courts et percutants, nous faisons la connaissance de Yala, sa sœur, et des frères et sœurs de Kaïssar et Hanane, restés au Liban. Nous rencontrons aussi les grandes figures politiques libanaises, les Gemayel, les Frangiés, les Joumblat. Nous assistons aux étranges mutations des différents protagonistes de ce douloureux conflit, des victimes aux bourreaux.

Ce qui devait être une histoire familiale pleine de tendresse et d'humour devient une réflexion profonde sur l'appartenance à une terre, une culture et le désarroi de l'exil. L'écriture est fluide et le ton léger même lorsque le contexte est douloureux. Ce livre écrit avec une tendresse et un amour infinis est à la fois léger et profond.

La guerre du Liban a été racontée, analysée et disséquée sous toutes ses coutures, y compris par des écrivains libanais de renom comme Hanan Al-Shaykh et Amin Maalouf. L'histoire de Sabyl Ghoussoub se démarque car il la raconte à travers ses conséquences à Paris et la façon dont ses parents l'ont vécue de loin. Les derniers chapitres reviennent sur les événements récents, notamment l'explosion des silos du port de Beyrouth le 4 août 2020, et un passage émouvant sur la question "qu'est-ce que le Liban pour vous dans les années à venir ?"

Je laisse au lecteur le soin de découvrir la réponse, qui m'a profondément émue et qui révèle à mon avis la personnalité profonde de cet auteur et la genèse du livre. Personnellement, je n'écouterai plus jamais "Alone Together", le magnifique morceau de Chet Baker, sans penser à Habib, l'oncle de Sabyl Ghoussoub, errant dans les rues vides de Beyrouth, dévastées par la guerre, jusqu'à la ligne de démarcation, jouant et chantant :

Everyday that I awake, I must be mindful
That everyday is all I have to call my own
It’s everyday the sun will rise
Even though the dark clouds seem so low
It will only tell the truth, we are alone
Everyday that I believe, I must be mindful
That every belief I have is all I own
Only reaping what they’ve sown
Ten thousand roads will all return here
And it will only tell the truth, we are alone
 We are all alone
Each one on his own
We are all alone together
We are not without
What it’s all about
We are all alone
With each other
Everyday that I awake, I must be mindful
That everyday is all we have for us to change
To see everything as it really is
Everything we have, we have to give
And it will only tell the truth, we are alone
We are all alone
Each one his own
We are all alone together
We are not without
What it’s all about
We are all alone
We are all alone
We are all alone
With each other

 

Né à Paris en 1988 dans une famille libanaise, Sabyl Ghoussoub tient la chronique littéraire "Quoi qu'on en lise" dans le quotidien libanais francophone L'Orient-Le Jour. De 2011 à 2015, il a dirigé le festival du film libanais à Beyrouth. En 2018, il publie son premier roman, Le nez juif(éditions Antilope), l'histoire d'un jeune arabe parisien dont la mère insiste pour qu'il ait un nez juif, qui cherche son identité entre la France et le Liban. Au fil du roman, on le voit mûrir, s'accepter et penser autrement le fossé qui sépare les Libanais des Israéliens. En 2019, il a été commissaire de l'exposition "C'est Beyrouth" à l'Institut des cultures d'islam à Paris. Il a participé à l'ouvrage Le Liban n'a pas d'âge 1920-2020 (Éditions Bernard Chauveau, 2020). Ghossoub a remporté le Goncourt des Lycéens pour Beyroute-sur-Seine en 2022.

Né et élevé à Rabat, au Maroc, Adil Bouhelal est un universitaire qui a obtenu son doctorat en physique des solides et a passé la majeure partie de sa carrière d'enseignant à Montpellier, en France. Lecteur vorace, il mène actuellement au Maroc des actions caritatives axées sur la sensibilisation des étudiants issus de milieux défavorisés aux sciences physiques. En 2015, il a cofondé le Club Gibran, une association culturelle qui œuvre pour le rapprochement des deux rives de la Méditerranée.

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