"Nadira de Tlemcen" - fiction d'Abdellah Taïa

2 juillet 2023 -
Parfois, il faut fuir tout ce que l'on connaît pour devenir soi-même.

 

Abdellah Taïa

 

Tu me manques, Baba ! Tu me manques ! Je serai là. Attends-moi. J'arrive. J'en ai assez de cet endroit, de ce monde, du froid, du vent, de la grisaille ! J'arrive. J'arrive, Baba. Tu es là, seul, depuis si longtemps. Depuis que j'ai quitté l'Algérie en 1990. Je te parle. Je te parle. Je t'appelle. Je te vois quand je veux. Et nous refaisons le monde comme avant, quand j'étais encore près de toi à Tlemcen. La maison. Ed-Dar. Darni. Ton petit garçon, Baba... Baba...

Les autres... On les a laissés de côté, les autres, on les a oubliés, les autres, la mère, les frères, les sœurs, les regards des voisins et on a joué à toi et moi... Ils font la sieste... ? Ils font la sieste... J'arrive... ? Viens, mon fils... Tu dis : Ne va pas avec les gens dans la rue, n'accepte pas leurs bonbons, leurs petits cadeaux, leurs pommes d'amour, leur karantika, leur nouba. Ce n'est pas pour toi. Tu les attires malgré toi, mon fils, mais ils sont trop méchants dehors, dans la rue, sur les routes, dans cette vie. Elles te feront du mal. Ils te saliront et te jetteront. Garde la tête baissée dans les rues, dans le quartier. Mon fils, ma lumière, mon Samir. Tu es si beau, si blanc, si kabyle et tes cheveux si longs, si doux. Cache-les sous la casquette. Cache tout de toi et viens ici avec moi quand tu veux être toi. Dans notre maison. Dans notre maison. Notre monde. Je suis le père. Je te donne ce qu'ils ne te donneront jamais. Je suis le père. Je te permets d'être une petite fille ici, entre nos murs. Avec moi. Sur mes genoux. Sois comme tu le sens. Sois toi même si je ne comprends pas tout. Je te vois, tu es à moi, tu es à moi et je veux te suivre, voir ce qui sort de toi...

Prenez ce sac. Prenez-le. Ouvrez-le. Tu vois ce que c'est ? C'est pour toi... Mets ces vêtements de jeune fille quand tu veux, quand je suis là et quand je ne suis pas là... Samir, mon fils, je te bénis et je te protège... Samir, ma fille, je t'aime et je t'affectionne... J'ai parlé à ta mère. Elle ne te dérangera plus. Et si elle le fait, je te fais confiance : tu as 11 ans maintenant, tu sais, tu comprends, tu sauras quoi dire à la mère, tu sauras jouer les méchants aussi. Des mots qui changent, des mots pour empêcher les autres de vous faire du mal. Des mots pour creuser un fossé entre toi et eux. Des mots durs. Dures. Je t'ai vu le faire, le dire, ces mots. Je t'ai aussi vu sous un autre jour. Être méchant, plus méchant que tous les autres. Plus intelligent qu'eux. Tu es ce que tu es. Je suis la loi ici. Et je te donne encore et encore tout mon amour. Toutes mes bénédictions.

Je ne connais pas l'avenir. Ce qui t'attend plus tard et où. Mais je sais qu'avec toi, je fonds, je ne pourrai jamais être celui qui te tuera. Tu es vivante. Tu seras encore plus vivante. Mets ces vêtements. Mets-les et montre-moi. Allez, Samir ! Allez, Samir ! Sois libre devant ton père !

A l'aéroport d'Orly, je n'ai pas eu peur. France ! J'ai pris le bus 65 jusqu'à la place des Invalides. C'est là que j'ai paniqué. Je devais prendre le métro jusqu'à Pigalle. Au moment où je devais descendre les escaliers du métro, je n'ai pas pu. Je n'avais jamais fait ça avant. Je n'y arrivais pas. Aller sous terre, dans un gigantesque tombeau. Je ne comprenais pas ce que cela signifiait. S'enterrer vivant. Je venais d'arriver à Paris. J'avais à peine 17 ans. Et il n'était pas question de mourir. Pas maintenant. Pas maintenant. Alors, au lieu de prendre ce maudit métro, j'ai cherché un taxi. J'avais 500 francs. Je pouvais me le permettre. Kamal, mon client préféré à Tlemcen, me les avait offerts. Un cadeau d'adieu ! Je pouvais payer plus qu'un taxi.


A Pigalle. A l'adresse de Sabriya, la copine d'une copine algérienne, personne (Sabriya avait déménagé). Devant sa porte, je me suis assis sur les marches et j'ai attendu, attendu. Puis Hayat est arrivée. Elle habitait à côté, à côté de l'autre disparue, Sabriya. Hayat avait l'air d'un vrai Arabe, et en le regardant, je n'aurais jamais pu imaginer qu'il était aussi comme moi. Il était comme moi. Comme nous. Hayat s'appelait Badr-Eddine le jour et, la nuit, elle devenait la terreur du quartier, le policier, le protecteur, la mère, le père, la grande sœur, le grand frère, la plus grande pute d'entre nous, la plus courageuse, la plus suicidaire... Tout à la fois...

Il m'a fait entrer dans sa maison, m'a donné à boire : du lait froid et des madeleines bon marché, je m'en souviens encore. Il est entré dans sa chambre. Il en est ressorti en Hayat. Je n'en reviens pas ! Incroyable ! Incroyable ! Incroyable ! Une femme magnifique. Étrange et belle. Grande. Si grande. Un autre visage. Son vrai visage. Très triste. Je me suis jetée dans ses bras et j'ai pleuré. Cela n'a pas duré longtemps. Hayat n'a jamais voulu que nous nous laissions aller. Pas de chouchoutage. Pas de faiblesse. Appréciez. Apprécier. Baiser. Voler. Prendre tout ce qu'ils ont, oui. Mais sans s'affaiblir. "Jamais faible. Plus fort que le monde entier." C'était sa devise. Son masque. Sa chanson. Et je l'ai rapidement adoptée aussi. Plus grand et plus fort que la vie elle-même.

Hayat m'a emmenée à l'hôtel des copines, dans le quartier algérien. Non loin de la station de métro Place de Clichy. Tout un hôtel. Que des garçons, des garçons et des filles d'Algérie. Tout un monde. Hayat cherche Sabriya, me présente à elle et convoque les autres pour fêter mon arrivée à Paris. Six heures plus tard, près de minuit, je suis avec les filles qui travaillent à la Porte de Clichy. Sabriya m'avait habillé. Avec rien, elle avait fait de moi une femme. Elle m'a donné un maillot de bain une pièce rouge, une veste en cuir noir extra-large et des escarpins dorés. J'enfile le tout. C'est parfait, pour commencer, dit Sabriya. Elle m'a maquillée, pas beaucoup. Elle m'a dit que j'avais de la chance : mes cheveux étaient longs et beaux, pas besoin de perruque. Elle a dit que j'avais déjà l'essentiel pour transformer ce corps en femme. Mais, à partir de demain, tu vas commencer à prendre des hormones. Je connais un pharmacien qui les vend sans ordonnance.

Êtes-vous d'accord, Samir ?

Je suis d'accord.

Samir... Non... Nous t'appellerons Samira...

Non, non... J'ai déjà le nom de ma femme... Mon père me l'a donné... Nadira.

Vous êtes Nadira.

Je m'appelle Nadira.

Le premier soir, la première nuit, je travaillais déjà. Hayat disait que le bois de Boulogne était pour ceux qui n'avaient pas peur. Il faisait trop sombre. Pas de lumière. Il n'y avait que des durs à cuire et des trafiquants de drogue. Tu devrais rester à la Porte de Clichy. J'ai suivi son conseil et chaque fois que quelqu'un voulait me faire du mal, je disais : "Je suis la petite amie de Hayat : Je suis la petite amie de Hayat. C'était suffisant. Tout le monde la connaissait et tout le monde avait peur d'elle.


Je vivais la nuit. Seulement la nuit. De 1990 à 2011. De temps en temps, j'osais aller au Bois. Mais pas trop. De toute façon, à l'époque, les clients ne manquaient pas. Le tout Paris venait. Je connaissais tout et je faisais tout, avec les puissants et la classe ouvrière. Des stars et des dealers. Des Arabes, des Noirs, des Asiatiques, des riches du Golfe, des maris infidèles de Chartres et d'Orléans. Les professeurs des grandes écoles parisiennes. Ceux du 5e arrondissement, du 6e, du 7e et même ceux de l'Élysée. Ils sont venus aussi, bien sûr. Ils en avaient besoin. Ils payaient bien. J'étais l'un des meilleurs. Je jouais parfaitement le jeu. Et j'ai augmenté mes tarifs au fur et à mesure.

L'âge d'or. De 1990 à 2011. Une pluie d'argent. Une pluie d'aventures. Une pluie de transformations. De vies. De tragédies. De Pigalle à Clichy. Paris, sous mes pieds, dans mes mains. Et l'Algérie, dans le feu, de plus en plus loin. Loin... J'ai traversé un film, j'écrivais dessus tous les jours. Un film égyptien, bien sûr, pas français. Un mélodrame tragique et flamboyant, dans lequel je savais si bien jouer l'héroïne qui monte, qui descend, qui fuit, qui dort, qui pleure, qui pleure encore, qui se sacrifie mais ne renonce jamais... Jamais... Dans ce Paris nocturne, j'étais comme Nadia Lotfi, comme Hind Roustoum, comme Magda... Comme Isabelle Adjani, la première Algérienne. Comme Isabelle Adjani, la première Arabe, la première Kabyle... Notre étoile... Le visage pur de ce que nous sommes ici sur cette terre, entre les frontières de ce pays... L'âme tourmentée, hantée, de ce que le monde et la France ont fait de nous.

Dès le deuxième jour, je suis allée à la police et j'ai pleuré, si fort, si sincèrement, si bien. J'ai perdu mon passeport. Je n'ai plus rien. J'ai tout perdu. On m'a tout pris. Tout m'a été pris... Aidez-moi, s'il vous plaît... S'il vous plaît... Je mentais si bien... Mais je n'avais pas d'autres options... Je devais trouver un moyen de rester dans ce pays. Ils m'ont donné une carte d'identité perdue. Lorsque la police m'a arrêté et a fait ce qu'elle voulait de moi, je lui ai donné ce papier. Quand ils m'ont fait attendre plusieurs jours dans le dépôt de la police près de la station de métro Châtelet, je leur ai donné ce papier... Dans ce papier, je leur avais dit n'importe quoi pour qu'ils ne sachent pas vers quel pays m'expulser... Juste au cas où... Mon vrai passeport, je l'avais envoyé par courrier recommandé en Algérie.

J'ai marché à Paris, j'ai prospéré à Paris, j'ai construit une famille, je me suis vendu à Paris, je suis devenu ce que je suis à Paris, sans papiers. Pendant des années sans papiers. Pendant des années mangées, exploitées, détruites peu à peu. Et, au bout du compte, jamais libre. Jamais libre.

Je savais qu'un jour je devrais mettre de l'ordre dans mes affaires. Faites le point. Ce jour est arrivé il y a six ans.


J'ai dû tout réapprendre. D'un seul coup. Vivre dans un autre pays. La journée. Vivre le jour après avoir vécu la plupart de ma vie la nuit... Marcher comme tout le monde. La journée. Faire les mêmes choses que tout le monde à la même heure que tout le monde. Supporter la lumière jaune ou grise du jour. Courir après je ne sais quel objectif comme tout le monde... J'ai fait semblant pendant un an... J'ai découvert une autre France pendant un an... Mais ce n'est pas pour moi, le jour. Ce n'est pas pour mon âme et encore moins pour mon corps.

Le silicone dans mes fesses a explosé. Puis dans mes seins. Et dans mes cuisses. Lorsque je m'en suis rendu compte, il était trop tard. Les médecins ont retiré ce qu'ils pouvaient. Le silicone s'est mélangé à ma peau. Ils sont tellement mélangés que les médecins ne peuvent rien faire. Aujourd'hui, quand je vais devant la direction de l'association Altaïr, je fais un effort. Je suis venue sans fauteuil roulant. Mais les responsables savent. Je suis une personne vulnérable et ils le savent.

Je suis condamné.

Ils attendent que je meure.

Ils ne pourront pas m'exclure de cette association. Ils se sentent déjà coupables, trop coupables.

Ils m'ont donné un petit studio aménagé comme une chambre d'hôpital, comme on fait l'aumône au mendiant qui a froid depuis des années à l'entrée de la station de métro Blanche.

Avec rien, j'ai reconstruit la nuit, ma nuit, dans ce studio. Mon autre pays.

Je suis loin de tout. Je m'en vais. Je pars. Je m'en vais. Je disparais. Je m'efface. Demain. À l'aube. Pas en France. Pas en Algérie.

Je vais bientôt rejoindre mon père.

Baba... Baba... Baba...

 

Abdellah Taïa est né en 1973 dans la bibliothèque publique de Rabat, au Maroc, où son père était concierge et où sa famille a vécu jusqu'à l'âge de deux ans. Il est le premier auteur arabe à avoir révélé son homosexualité. Il écrit en français et a publié neuf romans (dont beaucoup sont traduits en anglais et dans d'autres langues), notamment L'armée du salut (2006), Une mélancolie arabe (2008), Infidèles (2012), Un pays pour mourir (2015), Celui qui est digne d'être aimé (2017), La vie lente (2019) et Vivre à ta lumière (2022). Son roman Le jour du Roi a reçu le prix de Flore en 2010. L'Armée du Salut, son premier film en tant que réalisateur, est adapté de son roman éponyme. Le film a été sélectionné à la Mostra de Venise 2013, au TIFF 2013, à New Directors 2014 et a remporté de nombreux prix internationaux. Son roman A Country for Dying, traduit en anglais par Seven Stories Press, a remporté les Pen America Literary Awards 2021. Aux États-Unis, ses romans sont traduits et publiés par Semiotext(e), notamment Salvation Army, An Arab Melancholia et Another Morocco, et Seven Stories Press, notamment Infidels et A Country for Dying

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