Déchirante et exaspérante, l'histoire de la famille Sawalha porte un regard intime et personnel sur les complexités, les contradictions et la dynamique de la résistance politique moderne en Palestine, un monde que les perspectives dominantes ont délibérément occulté.
Mon frère, ma terre, une histoire de Palestine, par Sami Hermez avec Sireen Sawalha
Stanford U Press, 2024
ISBN : 9781503628397
Saleem Haddad
Un des moments de Mon frère, ma terre, les mémoires de la famille de Sireen Sawalha racontées à Sami Hermez – est resté gravé dans mon esprit. C’était en 1967, au lendemain de la victoire d'Israël sur les armées arabes, et Mayda, la mère de Sireen, prenait la décision de rentrer d'Amman avec ses enfants, et de marcher dans la direction opposée à des milliers de personnes pour retourner dans sa maison familiale, dans le village de Kufr Ra'i, en Cisjordanie.

Nos vies sont conséquences des décisions de nos ancêtres. Pour les Palestiniens, ces décisions ont souvent des conséquences brutales. La décision de mes grands-parents de fuir Haïfa en 1948 pour la sécurité de Beyrouth a certainement changé ma trajectoire, m'offrant une vie libre de l'occupation en échange d'un destin de déraciné dans la diaspora. De même, la décision inverse de Mayda, de retourner en Palestine occupée plutôt que de rejoindre la diaspora, modifiera irrévocablement la trajectoire de la vie de la famille Sawalha.
Mon frère, ma terre,fruit d'une collaboration entre Sireen Sawalha et l'anthropologue Sami Hermez, raconte la vie de la famille Sawalha depuis la Nakba de 1948 jusqu'à aujourd'hui. L'une des conséquences de la décision de Mayda de rentrer en 1967 est évoquée dès le début du récit : les mémoires commencent par un flash forward, qui montre Sireen et sa mère rendant visite à Iyad, le jeune frère de Sireen, en prison.
Le récit alterne entre les souvenirs de Sireen à la première personne et la narration de Hermez à la troisième personne, un outil qui, selon Hermez, lui a permis "d'écrire de manière spéculative sur des évènements où aucun de nous n'était présent et ne savait donc pas exactement comment les choses s'étaient déroulées". Cette spéculation, précise Hermez, "s'est appuyée sur des recherches et répond à un besoin d'exactitude et de vérité". Ce qui ressort de cette structure de collaboration est un engagement en faveur de la vérité et de la mémoire, deux piliers de la résistance palestinienne, et un exercice d'équilibre délicat pour un peuple qui doit écrire son histoire face aux ombres puissantes de l'obscurcissement, des mensonges et de l'effacement (autant physiques que métaphysiques).
Suite au chapitre d'ouverture dans lequel Sireen et sa mère rendent visite à Iyad en prison, l'histoire revient à la vie relativement tranquille de la famille à l'approche de la première Intifada. Les raisons de l'incarcération d'Iyad ne sont pas immédiatement expliquées, et c'est cette incertitude qui fait avancer le récit tout au long de ces premières années, pour la plupart sans histoire. Le souvenir du labourage de la terre, du vol d'olives pour se faire de l'argent de poche, et des routines banales de la cueillette du za'atar sauvage sont des souvenirs politiques. Dans l'ombre du nettoyage ethnique, ces souvenirs simples et banals permettent de préserver l’existence de la vie palestinienne et de son lien avec la terre.
Si la première partie des mémoires est semblable à l'auto-ethnographie, quelque chose d’intéressant se passe un peu avant la moitié du livre. Le récit vient lentement se concentrer sur un seul membre de la famille : Iyad, le jeune frère de Sireen. À mesure qu'Iyad devient le principal protagoniste, le récit passe de souvenirs d'enfance lents et sinueux à quelque chose qui ressemble davantage à un thriller politique : une étude intime, captivante, enragée et déchirante des complexités de la résistance palestinienne armée et de la manière dont l'occupation israélienne déchire une famille et une communauté plus large.
Ce changement débute autour de la première Intifada. À ce moment comme à d'autres moments des mémoires, la force de la double narration est mise en évidence. La narration "macro" de Hermez donne un contexte plus large de l'intifada, tandis que les souvenirs à la première personne de Sireen donnent un aperçu de son impact sur la famille. C’est ainsi que le personnel et le politique se mélangent et s’imbriquent, illustrant l'impact d'un contexte politique sur la vie d'une seule famille et d'une seule communauté.
Comme pour beaucoup de jeunes palestiniens à l'époque, la première intifada a marqué le début de l'éveil politique d'Iyad. Iyad avait treize ans lorsque l'intifada a éclaté en 1987, et son adolescence a été entravée par les points de contrôle militaires, les obstacles à la circulation, le harcèlement et l'intimidation réguliers des forces d'occupation. Iyad s'engage dans le Fahd al-Aswad (organisation des Panthères noires), qui s'occupe principalement d’identifier et de rétribuer souvent violemment les collaborateurs. Hermez note qu'au cours des années de la première Intifada, environ 822 personnes ont été tuées parce qu'elles étaient soupçonnées de collaborer avec les Israéliens. C’est avec une ambiguïté admirable qu’Hermez et Sawalha présentent l'implication d'Iyad dans la capture des suspects : le meurtre horrible d'un traître, qui se révèle par la suite innocent, est raconté sans chercher à préserver moralement et émotionnellement le lecteur.
Lors d’un raid militaire surprise, Iyad est capturé par les forces d'occupation. Hermez emmène le lecteur derrière les murs de la prison, où la véritable profondeur de la brutalité de l'occupation se révèle dans des passages poignants détaillant la torture et l'enfermement. En prison, Iyad connaît une profonde évolution politique, qui reflète l'évolution de milliers d'autres militants de la résistance palestinienne au tournant du siècle, abandonnant les idées du Fatah à la suite de la tragédie des accords d'Oslo et se tournant vers des formes de résistance plus islamistes. Iyad découvre les idées politiques de Fathi Al-Shiqaqi, le fondateur du Jihad islamique palestinien. C'est ainsi qu'il comprend que la lutte palestinienne est une lutte anticoloniale : "Les Palestiniens n'étaient pas engagés dans une bataille entre l'Occident et l'Islam. Il s'agissait d'une lutte anticoloniale, où le mouvement sioniste servait d'extension directe du colonialisme occidental".
Depuis sa nouvelle vie aux États-Unis, Sireen, impuissante, tente d'obtenir la libération de son frère. Dans des passages poignants, Hermez transmet la douleur de l’exil ressentie par la diaspora, qui reflète les expériences de ceux qui assistons actuellement, de loin, à la dernière horreur qui se déroule à Gaza :
"L'incarcération d'Iyad pesait souvent sur Sireen lorsqu'elle marchait dans les rues de New York, souriait à des amis ou regardait les lumières de la ville la nuit. Le sentiment de culpabilité a souvent envahi ses moments les plus heureux. La distance ne se mesurait plus en unités métriques, mais dans le temps entre l'incarcération et la liberté... Continuer sa vie en se setant coupable était insupportable. Mais elle avait un enfant, elle avait une vie aux États-Unis. Elle était donc obligée de mettre cela de côté dans son esprit un jour ou deux plus tard, alors que son cœur se resserrait et que la vie continuait."
À sa libération, Iyad rejoint le Djihad islamique et y gravit rapidement les échelons. Il passe la majeure partie de sa vie post-emprisonnement à fuir. Ce récit, captivant et de plus en plus claustrophobique, reflète l'étouffement progressif de la terre pendant que l'occupation s'enfonce dans la Cisjordanie. Les déplacements de la famille deviennent de plus en plus difficiles, leur vie est lentement étouffée, lentement et presque imperceptiblement, jusqu'à ce que, dans un passage situé vers la fin du livre, Sawalha raconte sa tentative de voyager d'une ville à l'autre dans un passage qui aurait pu être tiré directement d'un film d'action.
L'un des points forts de Mon frère, ma terre est que les lecteurs ont la possibilité de réfléchir à leur propre position sur des actes de résistance controversés et souvent violents. Aux yeux d'Israël et d'une grande partie des médias occidentaux, Iyad est considéré comme un terroriste. Et pas n'importe quel terroriste : un terroriste islamique. Mais le récit de l'histoire d'Iyad par Hermez et Sawalha apporte des nuances à ce récit trop simple. Iyad n'est ni adulé ni idolâtré, et cette description complexe constitue la plus grande force du livre. Le récit devient un test de Rorschach intéressant, un récit sans complaisance et sans jugement de l'évolution politique d'un combattant de la résistance palestinienne. Les lecteurs peuvent finir le livre sous des conclusions différentes au sujet du parcours d'Iyad perçu comme un "éveil" ou une "radicalisation" politique.
En terminant ces mémoires, j'ai été envahi par une tristesse terrible, mais sans désespoir : tristesse de voir à quel point une occupation est insidieuse et divise, comment elle s'enfonce dans l’occupé, déchire les familles, divise les communautés, force les gens à se retourner contre leurs familles, leurs communautés, leur propre personne. Pourtant, la tristesse que j'ai ressentie en lisant l'histoire de la famille Sawalha n'était pas dépourvue d'espoir, mais bien accompagnée d’espoir dans la résilience de la famille, dans la capacité de résistance et de survie de l'humanité, en dépit de tous les obstacles.
Alors que le récit se précipite vers sa conclusion finale, déchirante mais apparemment inévitable, je me suis retrouvée à pleurer une vie qui aurait pu être, une vie où Iyad passait son temps à proximité de sa famille, plutôt que de rester une silhouette obscure qui apparaissait à la porte d'entrée de la famille rarement et sans avertissement, avant de disparaître à nouveau au cœur de la nuit. Et ce n'est pas seulement l'éloignement d'Iyad que je pleure, mais l'éloignement de la famille Sawalha les uns des autres : de nombreux frères et sœurs, y compris Sireen elle-même, ont été contraints de quitter la Palestine pour poursuivre leur vie ailleurs, rendant la famille fracturée géographiquement, ou même littéralement. À quel point leur vie aurait-elle été différente si Mayda n'avait pas décidé d'aller à l'encontre de la vague de déplacements et de retourner dans leur maison de Kufr Ra'i ? À en juger par l'histoire de ma propre famille, elle aussi dispersée à travers le monde comme les plombs d'un fusil de chasse, je ne peux m'empêcher de penser que ce fut une erreur. En fin de compte, nous sommes condamnés au même sort, et la résistance à l'occupation est notre seul espoir de survie.
Déchirante et exaspérante, l'histoire de la famille Sawalha porte un regard intime et personnel sur les complexités, les contradictions et la dynamique de la résistance politique moderne en Palestine. Un monde que les perspectives dominantes ont délibérément obscurci. Sans condamnation ni exaltation, une passion tranquille bouillone entre les pages, une passion qui ne menace pas le soucis d'Hermez d'écrire "avec exactitude et de vérité". Au contraire, cette collaboration constitue un modèle de solidarité entre écrivains.
