Mounir Fatmi - Quand l'art rencontre la technologie

28 décembre 2024 -
Les œuvres de l'artiste marocain Mounir Fatmi sont actuellement exposées en Europe et dans le Golfe jusqu'au début de l'année prochaine, dans le cadre d'une exposition mondiale sur l'art de l'ère pré et post-internet. Ses œuvres sont rassemblées dans The Silent Age of Singularity au Prince Faisal Bin Fayd Arts Hall à Riyad (jusqu'au 27 février 2025) et dans son exposition personnelle, If You Don't Know Me By Now à la galerie Ceysson & Bénétière à Lyon en France (jusqu'au 18 janvier 2025).
Sophie Kazan Makhlouf a rencontré l'artiste pour l'interroger sur son processus de création, les raisons qui le poussent à faire de l'art, ce qu'il pense de son public désormais présent à l'échelle mondiale, et les raisons pour lesquelles il aime connaître les réactions de ce public sur son travail.

 

 Sophie Kazan Makhlouf

 

Bonjour Mounir. Vous avez décrit l'art comme « un piège esthétique ». Pouvez-vous m'en dire un peu plus sur ce que vous entendez par là et sur votre vision du rôle de l'artiste dans la mise en place de ces pièges ?

J'ai toujours pensé que les œuvres d'art pouvaient avoir une signification politique, religieuse ou sociétale, mais une œuvre d'art doit avant tout être esthétique. C'est ce que l'artiste utilise pour ... attirer le public vers son œuvre et ouvrir des voies de communication. En ce sens, le public tombe dans un piège : s'il ne tombe pas dans le piège d'une œuvre d'art en particulier, il ne prendra jamais le temps d'atteindre les différents niveaux de compréhension et de signification que l'artiste a créés. J'ai beaucoup réfléchi et travaillé sur l'importance à ce premier dialogue visuel et esthétique créé par l'artiste, j'y attache beaucoup d'importance. C'est pourquoi j'appelle cela un piège - il suffit de regarder une œuvre d'un artiste comme Jackson Pollock ... [L'artiste] provoque une réaction chez le spectateur. En regardant une œuvre d'art, on tombe dans le piège ou sous le charme de cette œuvre. C'est ce qui nous fait entrer dans l'œuvre - en regardant un Pollock, vous ne vous arrêtez pas simplement parce que vous voyez des gouttes de peinture. On voit qu'il se passe beaucoup de choses sur le plan esthétique et, ensuite, on essaie de comprendre l'œuvre et les intentions de l'artiste. Pour moi, toutes les œuvres d'art relèvent de ce genre de piège esthétique.

Depuis que j'ai quitté le Maroc, je réfléchis au rôle de l'artiste et en particulier au rôle de l'artiste dans une société en crise. Lorsque je suis arrivé en France, on m'a demandé ce qui m'intéressait et c'est ce que j'ai répondu. Je me suis également demandé comment un artiste était censé être créatif dans une situation de crise. Beaucoup de critiques m'ont demandé de quelle crise je parlais. Ils ne voyaient pas les crises qui se produisaient dans les pays plus petits et plus pauvres du monde. En 2011, les printemps arabes ont eu un impact sur le monde entier et ont entraîné la chute de plusieurs dictatures, nous en avons encore vu les derniers effets en Syrie. En Europe, il ne semblait pas y avoir de crise et les gens ne voyaient donc pas de quoi je parlais. Tout ce qu'ils voyaient, c'était la crise des migrants, qui venaient d'autres pays du monde et cela semblait être leur seul problème. Les deux réalités ne semblaient pas se rejoindre !

En tant qu'artiste, je me suis demandé comment je pouvais être créatif dans ce monde en crise... Qu'est-ce que cela signifie quand il y a des gens qui ont besoin de tant de chose et qui vivent sans nourriture ? C'est alors que je me suis rendu compte que faire de l'art devenait une provocation en soi !

Comment cette notion de crise s'articule-t-elle avec l'idée que l'artiste tend des pièges pour attirer les spectateurs ?

La notion de crise est une première étape, comme une remise en question du rôle ou de la nécessité d'une œuvre d'art. Par exemple, The White Matter (2020-2021) [une installation cinématographique actuellement présentée dans le cadre de The Silent Age of Singularity à Riyad] parle de l'échec. Le jongleur du film ne peut pas jongler avec des livres. Lorsque j'ai réalisé le film, j'ai demandé l'aide d'un jongleur professionnel qui avait été formé dans une école de cirque reconnue. Il m'a dit qu'il pouvait jongler avec tout et n'importe quoi ! Lorsqu'il est arrivé dans la forêt, sur le plateau, je lui ai donné des livres et je lui ai dit que c'était avec ça qu'il fallait jongler. Il m'a répondu que non, il ne pouvait pas. Je lui ai demandé pourquoi. Il m'a répondu qu'il avait besoin d'objets ayant la même forme et le même poids. Il s'est énervé et s'est coupé en essayant de jongler avec les livres. En fait, jongler est un acte mathématique et relevant de l'habitude. Nous avons fait beaucoup de prises et à la fin je lui ai dit de ne pas s'inquiéter... en fait [qu'il laisse tomber les livres], c'est ce que je voulais. C'est ainsi que les humains se font leur propre expérience et apprennent. Tout est appris et relié par l'échec. Ce n'est pas l'esthétique de la crise, mais la crise m'a toujours poussé à remettre le monde en question et à repousser les limites. C'est face à l'échec que l'on peut devenir philosophe et créatif !

Mounir Fatmi, " Inside the Fire Circle ", machines à écrire, câbles de démarrage, papiers et table, 140x300x60, 2017, extrait du catalogue The Age of Singularity (avec l'aimable autorisation de l'artiste et de Lawrie Shabibi Gallery, Dubaï).
Mounir Fatmi, " Inside the Fire Circle ", machines à écrire, câbles de démarrage, papiers et table, 140x300x60, 2017, extrait du catalogue The Silence Age of Singularity (avec l'aimable autorisation de l'artiste et de Lawrie Shabibi Gallery, Dubaï).

L'exposition « The Silent Age of Singularity » se concentre sur l'ère post-internet, et en parlant du jongleur qui fait tomber les livres, aujourd'hui, vous auriez pu manipuler une image avec l'IA pour résoudre ce problème, le résoudre en utilisant la technologie. Comment imaginez-vous le rôle de l'artiste à l'avenir, et quels changements ou quels développements envisagez-vous concernant l'esthétique qui utiliserait cette technologie ?

C'est une question à laquelle je réfléchis souvent lorsque je travaille. La technologie et la transmission du savoir, parce que la technologie est aussi liée à la pensée religieuse ! Relier les choses et les câbles que j'utilise pour tant de choses, plus récemment pour mon travail de 2018 qui est actuellement exposé [à Ceysson & Bénetière à Lyon]. Les câbles sont enroulés et liés et relient les choses presque comme un mètre ruban, ils donnent des informations et lient les choses ensemble.

A Tanger, dans notre maison d'enfance, j'ai vu comment mon père s'est senti soudain puissant lorsqu'il a rapporté une nouvelle télévision avec tous les fils et les câbles électriques qu'il fallait pour l'installer. J'étais fasciné par les câbles... d'abord, c'était probablement la seule sculpture que nous avions à l'extérieur de notre maison [rires] ! J'ai vu le changement dans le comportement de mon père - la télévision et les câbles lui donnaient du pouvoir, il s'en occupait, l'allumait et l'éteignait, c'était comme sa deuxième femme ! Il était le maître de la télévision et ce pouvoir sur la technologie... c'est un pouvoir tout à fait masculin. Même s'il s'agit juste de la machine à écrire - vous pouvez lire la Question du pouvoir de Lévi-Strauss sur la fonction et le sujet du pouvoir. Des textes pour les hommes et des textiles pour les femmes, peut-être [rires] ? J'ai beaucoup travaillé sur les tapis de prière - les textiles sont tous des liens et liés à la religion et aux médias... Bien sûr, il ne s'agit pas du tout de tapis sacrés ou religieux pour les prières, ils sont fabriqués en Chine ou en Turquie. Mais il est également intéressant de considérer les supports comme des médiateurs entre deux états d'esprit, ou deux cultures, et entre des idées différentes... Le câble qui transmet et la technologie.

Je me suis beaucoup penché sur cette question, ainsi que sur les formes obsolètes de la technologie. Lors de mon exposition à Lyon récemment, des jeunes sont venus me voir et m'ont demandé à quoi servaient les câbles. Ils ne les voient plus utilisés ! Les télévisions sont maintenant en réseau [sans fil] et ils regardent aussi la télévision sur leur téléphone... C'est un peu comme de l'archéologie, des archives pour les générations futures !

Vous avez décrit la manière dont vous voyez l'artiste travailler en temps de crise et les pièges esthétiques tendus aux spectateurs. Les technologies et les matériaux évoluent. Quelle est la place du spectateur dans cette équation ?

Le spectateur reste au centre du regard de l'artiste. Quand je parle de pièges, c'est la façon dont l'artiste trouve son spectateur dont je me préoccupe. Le moment le plus magnifique est celui où l'artiste voit un spectateur regarder et prendre son œuvre en considération. C'est un sentiment incroyable que de voir quelqu'un regarder une œuvre qui vient de vous. Ce doit être le même sentiment qu'éprouve un écrivain lorsque quelqu'un lit son livre : vous avez un lien, une connexion directe avec cette personne. Le spectateur est toujours au centre, et des œuvres telles que The Fire Circle (2017), qui fait également partie de l'exposition The Silent Age of Singularity à Riyad, s'appuient sur la participation ou l'interaction avec le public pour « fonctionner ». Ce n'est pas juste un bureau, le spectateur entre donc dans un jeu où il sait que le câble fonctionne et transcrit. J'ai reçu des lettres de personnes qui se sont laissées emporter par l'installation immersive. J'ai reçu des textes de 500 à 700 mots de prose ou de poésie. Le spectateur est au centre des choses pour moi ... sinon, il n'y aurait pas de raison, pas de moyen .... Je ne voudrais pas faire de l'art juste pour moi !

Pensez-vous que le public a besoin de cette communication avec l'artiste ?

Oui, il s'agit de donner et de recevoir. Lorsque l'artiste présente une œuvre, il a besoin d'un retour ou d'une réaction. Les réseaux sociaux ne fonctionnent pas comme la vie de tous les jours. Lorsque vous avez écrit ou réalisé quelque chose, vous espérez obtenir une réaction ou une critique de la part de la presse ou des critiques d'art. Les mauvaises critiques sont vraiment mauvaises lorsqu'elles ne donnent pas d'opinion ou de réaction. C'est l'obtention d'une réaction qui compte ! Avant, il y avait un « livre d'or » dans les galeries ou les foires, où le public écrivait ce qu'il avait pensé de l'exposition, son opinion. C'était merveilleux.

Je sais que vous exposez régulièrement dans le monde arabe, dans le Golfe, en Extrême-Orient et en Europe. Comment pensez-vous que les publics changent selon les différentes parties du monde ou est-ce qu'elles influent sur ce que disent ou ne disent pas les critiques d'art ? En tant qu'artiste, quelle a été votre expérience d'expositions organisées à travers le monde ?

Je pense que le public arabe a beaucoup changé depuis les printemps arabes. Il y a un avant et un après. Je pense que les printemps arabes ont provoqué une libération politique et artistique pour tout le monde. Les supports tels que la photographie et la vidéo sont aujourd'hui beaucoup mieux acceptés et un public plus jeune est apparu. Contrairement à l'ancienne génération à laquelle j'appartiens, eux sont plus à l'aise avec les images et la création d'images. La jeune génération [dans le monde arabe] est également plus au fait de la technologie et a rapidement rattrapé les autres manières de communiquer. C'est comme si le monde avait perdu son centre et était devenu un réseau qui n'a plus besoin de centre.

Exposer à Dubaï, à Riyad, à Casablanca, à Tanger, à Paris ou à Tokyo, c'est pareil ! Les publics de ces villes ont tous vu les derniers films sortis au cinéma, ils connaissent les dernières chansons à la mode... ils parlent le même langage des images et des réseaux sociaux. Un public japonais n'est donc pas très différent d'un autre.

Il y a plus de dialogue et, bien sûr, plus d'acceptation des nouvelles technologies. À l'avenir, nous pouvons nous attendre à un style de travail encore plus intégré [avec le public et par le biais de la technologie]. Le public est de plus en plus impliqué dans l'art. C'est vers cela que les choses semblent se diriger, vers un espace où le public n'a pas besoin de réfléchir et participe simplement à un échange d'intérêts.

En tant qu'artistes, nous cherchons donc à perturber ce type d'échanges et à y ajouter de l'art et des visuels. L'Instagram de mon studio est extrêmement actif ! Tout est visuel et axé sur la communication. Par exemple, nous faisons des catalogues en arabe, en japonais et en chinois, tout est question de communication et de vision d'ensemble... J'adore entendre les collectionneurs qui me disent que mon travail leur a permis de communiquer avec d'autres générations. Ils comprennent que les objets ne sont pas sacrés ou religieux, mais qu'ils sont simplement des moyens de communication !

J'ai vu un énorme changement depuis les printemps arabe - une libération et une nouvelle image du monde arabe. [J'ai également constaté] ... une soif de nouvelles images et de nouvelles idées qui vont au-delà des idées nationales. Avec le temps, le spectateur continuera certainement à changer - il deviendra plus actif et plus réactif !

 

Mounir Fatmi est né à Tanger en 1970. À l'âge de quatre ans, sa famille déménage à Casablanca. À l'âge de 17 ans, il se rend à Rome où il étudie à l'école libre de dessin de nu et de gravure de l'Académie des arts, puis à l'école d'art de Casablanca, et enfin à la Rijksakademie d'Amsterdam. Amsterdam.

Il a passé la majeure partie de son enfance au marché aux puces de Casabarata, l'un des quartiers les plus pauvres de Tanger, où sa mère vendait des vêtements pour enfants. Un tel environnement produit de grandes quantités de déchets et d'objets usés d'usage courant. L'artiste considère aujourd'hui cette enfance comme sa première éducation artistique et compare le marché aux puces à un musée en ruine. Cette vision sert également de métaphore et exprime les aspects essentiels de son travail. Influencé par l'idée de médias morts et par l'effondrement de la société industrielle et consumériste, il développe une conception du statut de l'œuvre d'art située entre l'archive et l'archéologie. quelque part entre l'archive et l'archéologie.

En utilisant des matériaux tels que des câbles d'antenne, des machines à écrire et des cassettes VHS, Mounir Fatmi élabore une archéologie expérimentale qui interroge le monde et le rôle de l'artiste dans une société en crise. Il en détourne les codes et les préceptes à travers le prisme d'une trinité composée de l'Architecture, du Langage et de la Machine. Il interroge ainsi les limites de la mémoire, du langage et de la communication tout en réfléchissant à ces matériaux obsolètes et à leur avenir incertain. La recherche artistique de mounir fatmi consiste en une réflexion sur l'histoire de la technologie et son influence sur la culture populaire. Par conséquent, on peut également considérer les œuvres actuelles de Mounir Fatmi comme de futures archives en devenir. S'ils représentent des moments clés de notre histoire contemporaine, ces matériaux techniques interrogent aussi la transmission du savoir et le pouvoir suggestif des images et critiquent les mécanismes illusoires qui nous lient à la technologie et aux idéologies.

Dr Sophie Kazan Makhlouf est une historienne de l'art et de l'architecture qui s'intéresse particulièrement à l'Afrique et à l'Asie du Sud-Ouest. Elle est membre honoraire de l'école des études muséales de l'université de Leicester et enseigne l'histoire et la théorie de l'architecture à l'université de Falmouth, au Royaume-Uni. Elle écrit et donne des conférences sur les pratiques artistiques et les arts visuels du monde entier.

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