IAM, le premier collectif hip-hop de Marseille

17 Avril, 2021 -

Le collectif original de rap marseillais IAM.<

Le collectif original de rap marseillais IAM.

Melissa Chemam

Qui, en France, n’a pas dansé le « MIA » en 1994 ? Extrait du second album du groupe de rap IAM, la chanson intitulée Ombre est lumière fait connaître ce collectif de rappeurs et breakdancers marseillais, les plus grands fans de rap new-yorkais du pays. Si le groupe reste peu connu du public anglophone, il reflète pourtant l’incroyable parcours du rap français, et l’apparition inattendue de Marseille sur la carte culturelle.

Le « Mia », c’est une explosion dansante mais aussi la chronique d’une ville qui ne faisait jusqu’alors que de rares apparitions à la télévision française, et ce généralement dans la rubrique « faits divers ». La chanson envahit pourtant l’espace médiatique français avec un clip vidéo réalisé par le cinéaste Michel Gondry, qui travaille à l’époque avec les plus grandes stars de la musique ; de Björk à Massive Attack.

« Au début des années 80, je me souviens des soirées / Où l'ambiance était chaude et les mecs rentraient / Stan Smith aux pieds, le regard froid » entonne le rappeur Akhenaton, de son vrai nom Philippe Fragione, « Ils scrutaient la salle le trois-quart en cuir roulé autour du bras » le tout sur un extrait de « Give Me the Night » de George Benson, sorti en 1980, ralenti et recouvert de pulsations hip-hop

 

« Cette chanson échappe à tous les repères musicaux connus », écrit Jean-Marie Jacono, dans la revue spécialisée en musiques populaires Volume ! en 2004. « Ce n’est ni une chanson de rap habituelle, ni une chanson de danse, même si elle évoque les soirées des boites de nuit marseillaises des années 1980. » 

Il a propulsé le groupe de rap - encore un genre relativement underground en France en 1993/94 - sur le devant de la scène - une première pour un groupe marseillais. "'Je danse le mia' a été une revanche, pas seulement pour Marseille, mais pour toute la France sur Paris", explique la journaliste musicale Rebecca Manzoni, de la radio nationale France Inter.

Mais le chemin était long avant de mener à ce petit bijou du rap français...

Aux origines : une exploration sonore venue de la « Planète Mars » 

Pour comprendre ce parcours inattendu, il faut remonter à 1985, quand les jeunes Philippe Fragione et Éric Mazel rejoignent l’équipe de « Vibrationn », une émission créée par Philippe Subrini sur Radio Sprint. Ils forment un premier groupe en 1986 du nom de Lively Crew, très inspiré par le rap new-yorkais qui comprend cinq membres dits Akhenaton, DJ Kheops, Nasty Mister Bollocks, MCP One et Sudio.

Ils donnent un premier concert en mars 1986 dans le 7e arrondissement de Marseille, au sein d’un festival de reggae sur invitation du Massilia Sound System, groupe d’expression occitane fondé en 1984. Dès l’année suivante, Akhenaton et Kheops partent passer l’été à New York pour chiner des disques. Les sons qui les inspirent sont ceux de Kool G Rap, Rakim, Big Daddy Kane, Wutang Clan et Run DMC.

De retour à Marseille, Akhenaton et Kheops rejoignent Shurik’n et Kephren du groupe B-Boy Stance et, en 1988, prennent le nom d’IAM, acronyme d’Imperial Asiatic Man (Homme asiatique impérial). Le groupe s’inspire des mythologies asiatique et égyptiennes, et de cinéma populaire. Deux autres membres les rejoignent en 1989 : Imhotep et Freeman. Tous, à l’exception d’un seul, se sont arrogés des noms de pharaons : Akhénaton, Khéops, Imhotep et Kephren.

Le groupe fait une tournée en France, puis enregistre un premier album intitulé De La Planète Mars, qui sort en mars 1991. IAM revendique son héritage marseillais et le considère comme une "attaque en règle de la planète Mars". L'album devient disque d'or quelques années après sa sortie.

Ils ajoutent aussi des rythmes et instruments nord-africains.  

Et leur rap de storytelling évoque la proximité de la ville de Marseille avec le continent africain.


"Même si le groupe reste musicalement très new-yorkais, explique le critique musical Bertrand Dicale, il est dès le départ très créatif, avec des influences reggae, une diversité ethnique revendiquée - il réunit un Italien, un Comorien/Malgache, un Algérien, des musulmans et un "Français". En cela, ils sont profondément marseillais. Mais en même temps, le groupe refuse les clichés : avec Shurik'n et Akhenaton, on n'entend pas les stéréotypes locaux sur le pastis, les criques, le soleil..."

C’est surtout le reste du monde et les immigrés dans leur conscience et leurs histoires authentiques que le groupe reflète, parlant de colonisation et de classes populaires immigrées. IAM montre Marseille comme une ville ouverte sur le monde, faite de multiples couches d’immigration, qui a traversé de nombreuses crises et une certaine pauvreté.

Début 1993, la maison de disque Delabel leur offre un budget qui leur permet d’enregistrer un deuxième album à Aix-en-Provence, et de mixer à New York. Shurik’n se rappelle : « C’est la première fois qu’on se retrouvait ensemble aussi longtemps pour faire de la musique. » Et cet album transformera la planète rap française.  

 

Ombre est lumière : Autre pôle du rap français 

Car, il faut le rappeler, c’est Paris qui est jusqu’alors l’épicentre du hip-hop français, également une des capitales mondiales de la scène graffiti dès le début des années 1980, couvant dans ses banlieues des groupes comme Suprême NTM et Assassin, suivi du rappeur MC Solaar, à Saint-Denis en particulier, dans le nord-est de la capitale.

Avec IAM, ce n'est pas seulement un groupe qui est né à Marseille, c'est toute une génération. Shurik'n dit souvent : "Tu donnes un coup de pied dans un immeuble et trois rappeurs en tombent !".

Pour Arnaud Rollet, ancien rédacteur en chef du magazine musical Trax et auteur du livre Rencontres du troisième beat : les ovnis de l'électro, IAM "est l'équivalent rap de Notre-Dame de la Garde et de l'OM, tout simplement : un monument, une fierté et quelque chose qui fédère les Marseillais. C'est un groupe marseillais qui arrive à parler à tout le monde, même quand il parle de Marseille, et ça c'est fort. Et IAM a clairement montré la voie aux rappeurs marseillais, en leur disant "c'est possible". Sans eux, pas de Fonky Family ni de Jul".

Ombre est Lumière, sorti en novembre 1993, premier double album de l’histoire du rap, est considéré par Akhenaton comme « l’album emblématique de l’esprit IAM ». Après la sortie de « Je danse le mia », tube de l’été 1994, le groupe connaît un succès considérable. Au-delà du « Mia », IAM travaille une musique sombre et un rap socialement engagé.

IAM, cas d’école francophone  

En 1997, les cinq pharaons marseillais reviennent avec un coup de maître : L’Ecole du micro d’argent. Très narratif, aux nombreuses références cinématographiques — des grands Westerns à Stars Wars, cet album impose un univers guerrier esthétisé.  

Des titres comme « Petit Frère » et « Nés sous la même étoile » décrivent la réalité sociale d’une classe d’hommes privés d’ascension sociale, mais qui refuse la violence et cultivent l’honneur, la spiritualité et l’estime de soi. Des paroles notamment empreintes de la foi musulmane de Shurik’n et Akhenaton, Italo-Français converti.

Pour de nombreux critiques, L’Ecole du Micro d’Argent est du niveau du meilleur rap américain. Deux de ses points culminants arrivent avec les morceaux « La Saga » (qui invite les rappeurs du groupe de Brooklyn Sunz Of Man) et « Demain, c’est loin ».

L'Ecole du Micro d'Argent est récompensée par deux Victoires de la musique.

Akhenaton, Shurik’n, Kheops, Freeman débutent en parallèle des carrières solo. IAM compose avec d’autres collectifs et rappeurs marseillais la bande originale des films Taxi 1 et Taxi 2 produits et écrits par Luc Besson, succès majeurs au box office. Puis IAM sort un quatrième album, puis un cinquième en 2003, Revoir un printemps, qui, sans retrouver le succès des albums précédents, permettent la conservation du mythe vivant.

"Si j'ai toujours été épris du flow et de la cadence du beat d'IAM, il m'a fallu voir Marseille pour comprendre profondément d'où ils tiraient leur style, d'un point de vue culturel, cette énergie si unique et singulière", écrit l'auteur et homme de radio anglo-américain Johny Pitts dans son livre Afropeans (sortie au Royaume-Uni en 2019 et en France en 2020). "Non seulement le groupe a joué au Wu-Tang Clan comme précurseur - environ deux à trois ans plus tôt, mais leur choix de se pencher sur l'histoire de l'Afrique du Nord, ainsi que sur sa mythologie, me semble évident ; d'autant plus que ce sont des garçons déterminés à mettre en valeur l'héritage culturel de Marseille et, en même temps, à s'insurger contre les soi-disant héros de l'impérialisme français". Grâce à un ensemble complexe de rimes en boucle, ils ont introduit, dans le courant dominant en France, la culture arabe et nubienne."

Marseille, une famille musicale

IAM et le rap, c’est aussi un réseau d’entraide pour de nombreux autres groupes. Malgré quelques batailles d’égo (l’un d’eux, Freeman, quitta le groupe en colère), les membres jouent la carte de la fraternité.

La Fonky Family, DJ Djel et Karima, Keny Arkana, Alonzo, Soso Maness, Kofs, Bouga et d’autres rappeurs, compositeurs et producteurs contribuent à l’épanouissement de ce mouvement. Nommée la « petite sœur » des rappeurs, Keny Arkana s’est fait connaître par son engagement altermondialiste et social. 

Pour la nouvelle génération de musiciens, le rap et IAM incarne toujours le son d’un melting-pot culturel qui connote solidarité et fait rêver. Siêm Folknomade, chanteuse algérienne installée à Marseille depuis une dizaine d’années me raconte : « IAM est toujours dans la place, ils se renouvellent sans cesse, jusqu’à leur récent album et clips, ils sont toujours aussi sincères et fraternels avec les Marseillais. Et c’est leur force en plus des paroles et des prods. Ils ont lancé des sessions live sur leur chaîne YouTube récemment, et oui le rap de Marseille a une touche unique, ce fut incontournable, ça attendait d’être révélé et c’est toujours la force de Marseille et la musique de cœur des Marseillais. »

Siêm recommande aussi d’autres genres musicaux, comme celui du jeune artiste Gaïo.

Les succès rap les plus récents viennent de Soprano, de Jul et d’Algérino.

Le rappeur Soprano, de son vrai nom Saïd M’Roumbaba, 41 ans, a rencontré Philippe Fragione, alias Akhenaton, son aîné de onze ans, dans un chic établissement de la Canebière, et en a gardé un souvenir émerveillé. Il vient de la cité du Plan d’Aou, dans les quartiers nord de Marseille, et a depuis fait un joli bout de chemin. Jul est, quant à lui, l’un des rappeurs les plus riches de l’histoire du rap français.

Jul - Marseille (Clip officiel)

https://www.youtube.com/watch?v=FbqCQtF9Btk

Trente ans après son apparition, le rap a conquis Marseille et jamais un mouvement culturel n’aura autant marqué la ville. Dans son documentaire sur la scène, Gilles Rof conclut : « Marseille est faite pour le rap. Cette musique née dans les ghettos américains est devenue notre identité, l’expression d'une ville qui cherche toujours à affirmer sa valeur envers et contre tous. »

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Autres vidéos recommandées :

Akhenaton | Jul | L'Algérino | Alonzo | Shurik'n | Fahar | Sch | Le rat Luciano - "Je suis Marseille" - (2020)

D'IAM à Jul, Marseille capitale du rap (58 minutes), documentaire musical réalisé par Gilles Rof et Didier D. Daarwin.

 

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