Littérature révolutionaire palestinienne : Wisam Rafeedie

19 avril 2024 -
Un roman écrit par un ancien prisonnier politique palestinien dans une prison israélienne se répand dans le monde entier.

 

The Trinity of Fundamentals, un roman de Wisam Rafeedie
Traduit par Muhammad Tutunji et le Mouvement de la jeunesse palestinienne
1804 Books 2023
ISBN 9798988260219

 

Rebecca Ruth Gould

 

Dans l’introduction de la version anglaise de The Trinity of Fundamentals, Wisam Rafeedie cite les mots de Ghassan Kanafani dans Returning to Haifa: "[I]n the final analysis, man is a cause" (“Pour conclure, l'homme est une cause”). Par cette citation, Rafeedie s'inscrit dans une longue tradition de fiction révolutionnaire. Une tradition qui serait née dans les romans russes du XIXe siècle, tels que Que faire ? (1863) de Nikolai Chernyshevsky ou Les possédés (1871-1872) de Fiodor Dostoïevski. Cette tradition a connu un nouvel essor dans la littérature arabe, notamment dans The Snow Comes from the Window (1969) de l'écrivaine syrienne Hanna Mina. La fiction révolutionnaire se définit par ses objectifs et ses préoccupations : comment renverser l'ordre existant de la société contemporaine. Toutes les fictions révolutionnaires ne prônent pas activement la révolution et la critique brutale de l'hypocrisie révolutionnaire par Dostoïevski en est un exemple. Cependant, la fiction révolutionnaire palestinienne le fait ouvertement.

The Trinity of Fundamentals est publié par 1804 Books.

L'existence de The Trinity of Fundamentals est un miracle en soi. Le roman a été écrit entre 1993 et 1995, durant l'incarcération de Rafeedie dans la prison de Ktzi'ot, dans le désert du Néguev (connue par de nombreux Palestiniens sous le nom de Naqab-Ansar 3), alors qu'il rêvait d'être libéré. Pour cacher les textes écrits aux gardiens de prison, les codétenus de Rafeedie ont copié en petit des passages du roman et les ont gardés dans des capsules de pilules qu'ils ont ensuite fait passer en contrebande dans d'autres prisons. Le roman a finalement été publié en arabe à Damas en 1998. Il sera maintenant disponible pour le public anglophone grâce à 1804 Books et au Mouvement de la jeunesse palestinienne, ainsi qu’à Muhammad Tutunji qui a rédigé cette première version. La traduction se lit bien, même si elle s’éloigne parfois du sens donné en arabe.


Alors que le manuscrit circulait clandestinement d'une cellule de prison à l'autre, Rafeedie se morfondait dans sa propre cellule, croyant qu'il était perdu à jamais. Son récit était presque terminé lorsqu’un gardien de prison se rendit compte des méthodes utilisées par les prisonniers pour faire passer clandestinement le manuscrit et le confisqua. À l'insu de Rafeedie et du gardien de prison israélien, il y avait un deuxième exemplaire du manuscrit. Trois de ses codétenus avaient copié le roman sur du papier suffisamment petit pour tenir dans des capsules de médicaments, qui ont ensuite été passées clandestinement dans six prisons. C’est en 1996 que l’auteur découvre que le manuscrit qu'il croyait perdu avait été lu par beaucoup de prisonniers palestiniens.

La révolution pour laquelle le protagoniste du roman, Kan'an Subhi, vit et est prêt à mourir est celle du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), une organisation militante à laquelle appartenait Kanafani et à laquelle Rafeedie a adhéré à l'âge de 16 ans. Le roman retrace les neuf années (1982-1991) pendant lesquelles Kan'an mène une vie secrète en Cisjordanie occupée, déménageant de maison en maison pour garder une longueur d'avance sur les autorités militaires israéliennes qui proscrivaient le FPLP. La famille de Kan'an lui conseille d’en finir avec la clandestinité, afin qu’il puisse éventuellement mener une vie normale après avoir purgé sa peine. Mais celui-ci resta fidèle aux instructions du FPLP de ne pas se rendre et de ne pas rompre avec la discipline du parti. Les engagements révolutionnaires intransigeants de Kan'an déterminent la structure générale du roman. Pourtant, ses principes politiques coexistent avec d’autres aléas de la vie, de l'amour passionné à la douleur intense. Le titre, qui littéralement serait traduit de l'arabe Al-Aqanim Al-Thalatha par Les trois hypostases, fait référence aux trois principes qui donnerait du sens à toute chose : la vie, la révolution et l'amour. La tâche de Kan'an, qu'il ne parvient pas à accomplir à la fin du roman, est d'unir ces trois principes en un tout.

Si la plupart des ouvrages sur les prisons parlent de l'expérience de l'incarcération, The Trinity of Fundamentals est un roman, écrit depuis une cellule, sur la vie en dehors. L'histoire est racontée à la troisième personne, mais filtrée par le point de vue de Kan'an. Le récit de l'existence clandestine de Kan'an est éclairé par le contexte historique qui enrichit considérablement le récit et donnent un aperçu des conditions de la résistance palestinienne tout au long des années 1980. Nous y trouvons des explications sur le rôle du FPLP dans la formation de l'activisme étudiant, et découvrons l'amour de Kan'an pour sa camarade Muna ainsi que les tensions que ses engagements révolutionnaires entraînent dans leur relation. Muna recherche le bonheur, pas l'action révolutionnaire. Elle est dépeinte de manière quelque peu unidimensionnelle, comme une femme pour qui "l'activité de résistance n'a qu'une influence superficielle, comme du rouge à lèvres". Au fur et à mesure qu'elle disparaît de sa vie, Muna devient pour Kan'an un vague souvenir et se transforme en "shrapnel d'image".

D'autres femmes, comme Hind, son dernier amour avant son emprisonnement, sont encore plus éphémères. Dans la mémoire de Kan'an, Hind devient un "éclair qui vous confère le souvenir d'une blessure". Ces deux femmes sont comparées par le narrateur à des serre-livres qui marquent le début et la fin de l'existence clandestine de Kan'an. Lorsqu'il se fait prendre par les Israéliens, Kan'an reafirme "son alliance avec son moi révolutionnaire" et se prépare "à entrer dans la nouvelle phase de confrontation" avec l'État d'Israël, celle d'un prisonnier politique. À travers l'histoire du passage à l'âge adulte d'un prisonnier politique, Rafeedie articule un récit central de la littérature carcérale palestinienne.

Tout comme d'autres romans révolutionnaires, The Trinity of Fundamentals  est imprégnée de didactisme. Après tout, il ne s'agit pas seulement de l'histoire d'un individu et de sa quête d'épanouissement personnel : c'est aussi l'histoire du peuple palestinien dans sa résistance à l'occupation coloniale israélienne. Avec de longues mais instructives détours historiques et politiques, The Trinity of Fundamentals a plus en commun avec un roman comme Guerre et Paix ou Que faire ? qu'avec les derniers lauréats du Booker ou du prix Pulitzer. Je dis cela entièrement dans un esprit de louange. Le sérieux et le didactisme de ce roman ne sont pas en phase avec la plupart des romans anglophones contemporains, dans lesquels la quête du héros pour la réalisation de soi se déroule dans un monde tourné vers l'intérieur complètement éloigné des injustices mondiales.

Une autre qualités distinctives de ce roman en anglais est son mélange unique de faits et de fiction. Dans l'introduction, Rafeedie lui-même décrit The Trinity of Fundamentals Fundamentals comme un "roman fictif sur la clandestinité". Au milieu du récit, il exprime l'importance de la lecture en prison et nous raconte comment la littérature a "nourri" Kan'an et "renforcé sa fibre morale, cultivé son goût pour l'art et la beauté, attisé en lui la haine envers les tyrans, stimulé son opposition à toutes les formes d'oppression". Parmi les romans essentiels à l'éducation littéraire de Kan'an, nous pouvons citer The Snow Comes through the Window (1969), de Hanna Mina, ainsi que le classique soviétique  How the Steel Was Tempered (1932), de Nikolai Ostrovsky. Cependant, toutes les œuvres qui inspirent Kan'an ne sont pas toutes ouvertement politiques, mais aussi de fiction comme celles de l'écrivain brésilien Jorge Amado et du saoudien Abdelrahman Munif.

Bien établi en Russie et dans d'autres traditions littéraires révolutionnaires, le genre autobiographique romancé n'a pas encore réussi à s'implanter en Angleterre, qui préfère dans l'ensemble que les faits soient étroitement séparés des fictions. Relier le politique et le personnel, les engagements politiques et la fiction palestinienne et arabe, compromet la littérature anglaise. Selon Rafeedie, cette séparation entre le politique et le personnel a conduit à une société dans laquelle "les efforts libéraux d’enterrer les concepts et les bases révolutionnaires, et de semer le doute à leur sujet, a atteint des proportions sans précédent".

La conscience révolutionnaire de Kan'an tout au long de sa vie clandestine prend sens face au génocide en cours à Gaza. Rafeedie nous fait réfléchir sérieusement à ce que signifie se consacrer à une cause et tout sacrifier pour la libération collective. Comme Kan'an le conseille à Muna lorsqu'elle met en doute son combat révolutionnaire : "Arme-toi de détermination et cela rendra l'impossible possible". The Trinity of Fundamentals est un roman qui nous donne de la détermination pour affronter l’actualité, ainsi qu’à toutes les générations futures. Qu’il nous aide à imaginer collectivement un avenir dans lequel la révolution pour laquelle Kan'an lutte atteindra ses objectifs.

 

Wisam Rafeedie est un ancien prisonnier politique palestinien, chercheur à plein temps et maître de conférences au département des sciences sociales de l'université de Bethléem, en Palestine. Auparavant, il était chargé de cours à temps partiel en sociologie et en études culturelles à l'université de Birzeit. Il est titulaire de deux maîtrises de l'université de Birzeit, l'une en sociologie pour sa thèse sur l'évolution du statut des femmes dans la littérature palestinienne contemporaine avant et après Oslo, et l'autre en études arabes contemporaines.

Rebecca Ruth Gould est l'auteur de Erasing Palestine : Free Speech and Palestinian Freedom (Verso 2023) et de The Persian Prison Poem (Edinburgh University Press 2021). Elle travaille avec Kayvan Tahmasebian sur une anthologie de la poésie carcérale persane. Elle a écrit pour la London Review of Books, The Nation, Middle East Eye et The New Arab. La plupart de ses écrits sont disponibles sur Medium (en anglais) et elle est sur Blue Sky et X @rrgould.

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