"Kaléidoscope : À la recherche du réel dans un monde virtuel" - fiction de Dina Abou Salem

1er octobre 2023 -
Coincée entre Beyrouth et une ville du désert californien, Buthayna cherche un sens aux absurdités de la vie.

 

Dina Abou Salem

 

Il est 6 heures du matin.

Enfin, elle s'élance sur le trottoir.

Il est maintenant temps de définir son rythme. Spotify le fera pour elle. Elle sait que c'est un acte de foi que de confier sa course à une application musicale, mais sa seule alternative est de courir dans un silence assourdissant, dont l'absurdité l'exaspère.

Elle court.

Le lever du soleil est le seul moment où elle peut le faire. 

Tout retard est synonyme de chaleur insupportable.

Elle continue à courir.

Elle sent la sueur couler le long de sa colonne vertébrale.

Elle adore que cela lui chatouille le dos.

Elle court et plisse les yeux tandis que le soleil rebondit sur la Méditerranée calme, droit dans ses grands yeux. Elle sent la brise marine qui rafraîchit sa sueur.

Mais il fait toujours aussi chaud. Il est difficile de respirer. Elle halète et s'arrête de courir. Elle a besoin d'une pause. Elle lève les yeux.

La Méditerranée a disparu. 

Elle s'en souvient. Elle vit maintenant à Palm Desert.

Depuis que Buthayna a quitté Beyrouth, la course à pied lui fait rêver de sa ville portuaire.


Il est 18 heures.

Buthayna a pris l'habitude de se rendre au café du coin à Beyrouth et c'est l'une des rares habitudes qu'elle a réussi à conserver dans le désert. Buthayna fréquente désormais le Café des Lettres.

Il s'agit d'un bistrot pittoresque, inspiré de l'art déco, situé à proximité de l'autoroute I-10 Est, près de Rancho Mirage, la ville où elle a choisi de s'installer.

Tous les après-midi, Buthayna allait à la rencontre d'un jeune Français, Jean-Paul Sartre. Leurs conversations étaient profondes, leur relation à la limite du romantisme. Mais sa relation avec lui était une danse délicate, pleine d'étincelles intellectuelles et de tensions émotionnelles.

Buthayna manquait de confiance en elle, avait peur de céder à l'amour et aspirait à la solitude. Elle s'est toujours demandé si elle pouvait vraiment être avec quelqu'un qui ne comprendrait jamais ses propres luttes existentielles.

En cette fin d'après-midi, Buthayna et Sartre se retrouvent engagés dans un dialogue sur son état.

"Maishayna, ma chère, vous vivez maintenant dans un monde libre, et cette liberté s'accompagne du fardeau de créer notre propre sens au milieu de l'absurde", dit Jean-Paul en sirotant doucement son expresso fumant et en regardant au loin dans le ciel vanillé.

Remuant son thé, Buthayna acquiesce. "J'y ai souvent pensé, Jean-Paul. À Beyrouth, j'avais un monde, une identité. Ici, je suis à la dérive entre deux mondes, à la recherche d'un sens."

Beyrouth avait fait son temps pour Buthayna. Elle a toujours parié sur son départ. Grandir à Beyrouth, c'est comme une période de gestation. Une fois celle-ci achevée, Beyrouth vous livre au monde, tout comme une mère démunie qui donne son nouveau-né à l'adoption. Buthayna n'était pas différente. Beyrouth l'a abandonnée.

"Votre expérience d'immigré est un microcosme de la condition humaine. Nous sommes tous aux prises avec l'absurdité de l'existence. La clé, ma chère, c'est d'embrasser votre liberté, de créer votre propre but", dit-il. Jean-Paul, lui aussi, s'est efforcé de trouver un sens à sa vie. Contrairement à Buthayna, il pense que les êtres humains déterminent leurs propres valeurs et vivent dans un état de choix et de liberté permanents.

"Mais si mon but est de trouver un sentiment d'appartenance ? De réconcilier deux mondes ? J'ai l'impression d'avoir plusieurs personnalités. À un moment donné, je parle anglais aux gens qui m'entourent. Et une minute plus tard, sur FaceTime, je parle en arabe avec ma famille restée au pays. C'est comme si je vivais dans une quatrième dimension de binaires, de zéros et de uns. Je ne sais plus où j'en suis. Je ne sais plus qui je suis. Comment puis-je être tout cela à la fois ?".

"Ah, dit-il, c'est là toute la beauté de la chose. Votre recherche d'appartenance est votre but. C'est le voyage qui nous définit". Jean-Paul estime que la conscience humaine façonne activement le monde extérieur, lui donnant un sens.

Buthayna n'est pas convaincue. Jean-Paul ne comprend manifestement pas sa situation : son existence est à la fois virtuelle et réelle. Son monde virtuel parle arabe et son monde réel parle anglais. Dans son monde virtuel, les protagonistes vivent dans un écosystème de coutumes et de traditions auxquelles elle s'est adaptée, mais qu'elle supprime lorsqu'elle vit sa vie américaine.

"Maintenant, tu vas devoir m'excuser, ma beauté aux yeux de gazelle. Je vous verrai demain. Même heure, même endroit ? Nous pourrons reprendre là où nous nous sommes arrêtés. Peut-être aurons-nous des réponses !" dit Jean-Paul en tirant sa chaise pour partir.

Seule dans ses pensées, Buthayna regarde le bar du café où elle reconnaît Albert Camus, un écrivain qui l'a toujours intriguée.

Buthayna est très timide et désespérément introvertie. Mais son instinct de survie après son immigration aux États-Unis lui a permis d'apprendre à le contrôler.

Impossible de résister au regard perçant et au charme d'Albert. Buthayna a toujours eu un faible pour les philosophes, et tout comme Jean-Paul, Albert Camus ne fait pas exception.

Elle se dirige vers le bar.

"Bonjour, je m'appelle Buthayna. Désolée de vous déranger, mais je voulais juste vous demander si vous étiez Albert Camus."

Il lève les yeux et leurs regards se croisent. Ses grands yeux noirs ont toujours eu du succès auprès des hommes. Ils sont tout simplement sombres et mystérieux, et rendent inévitablement captifs ceux qui les regardent.

"Oui, oui... pas de problème. Asseyez-vous, s'il vous plaît", dit Albert en pliant un numéro d'En Avant ! datant de 1945. En Avant ! Pour Albert, les journaux sont une formidable plate-forme de résistance. Ils ont un tel effet d'ancrage sur lui. Ce n'est pas un hasard s'il a été rédacteur en chef de Combat dès son entrée dans la Résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale.

Buthayna lui raconte sa situation difficile que Jean-Paul n'a jamais semblé comprendre.

"Buthayna, à l'ère des médias numériques, de l'intelligence artificielle, de la désinformation, des médias sociaux, la réalité et la fiction se sont entremêlées. L'absurdité de notre époque ressemble à un cauchemar kafkaïen sans fin. La réalité imparfaite de chacun est transformée en un monde parfait dans le domaine virtuel, créé par l'utilisateur. C'est un théâtre du moi, et les spectateurs sont commodément choisis par l'utilisateur lui-même", déclare Albert.

Buthayna est d'accord, "C'est comme si nous vivions dans un monde où les frontières entre la vérité et le mensonge sont floues au point d'être méconnaissables. Comment trouver un sens à un tel chaos ?"

"Nous embrassons l'absurde", répète Albert. "Comme je l'ai écrit dans L'Étrangerle sens de la vie est insaisissable, mais cela ne signifie pas que nous devons cesser de le chercher. Nous devons affronter l'absurdité de plein fouet."

Buthayna fait une pause pour réfléchir. "Et si l'absurdité elle-même devenait une nouvelle réalité ? Comment naviguer dans un monde où même nos propres perceptions sont manipulées par des algorithmes ?"

Le visage d'Albert s'illumine. "Ah, l'absurde prend de nouvelles formes, n'est-ce pas ? Nous devons résister au conformisme et nous accrocher à notre authenticité, même face à une ère numérique qui cherche à l'effacer."

Comme Mersault et Marie dans L'EtrangerButhayna et Albert se retrouvent pour une baignade. Hélas, ce n'est pas dans la Méditerranée. C'était dans une piscine locale pour échapper à la chaleur implacable du désert.

Flottant à la surface de l'eau, Buthayna se réveille à nouveau à cheval entre deux mondes, celui de Sartre et celui de Camus.

Elle se dirige vers Albert et lui donne un petit baiser sur les lèvres. "Merci", dit-elle en le regardant dans ses yeux noisette.

Albert, essoufflé et confus, la regarde s'éloigner à la nage et sortir de la piscine.

Alors que le soleil descend sous l'horizon, projetant de longues ombres sur le bord de la piscine, les pensées de Buthayna sont un tourbillon d'incertitudes.

Devra-t-elle choisir entre Sartre et Camus, ou continuera-t-elle à chevaucher deux mondes en cherchant des réponses à l'Est et à l'Ouest, dans le réel et le virtuel, au milieu des affres d'une relation polyamoureuse conflictuelle ?


Il est 6 heures du matin.

Enfin, elle s'élance sur le trottoir ...

Répéter

 

Dina Abou Salem est une journaliste primée qui a travaillé dans les domaines de la communication, de la production multimédia et du journalisme numérique, notamment pour Aljazeera à Doha, le bureau de Washington D.C. du Middle East Broadcasting Network et le bureau de Los Angeles d'ABC Networks News. Elle est aujourd'hui directrice de la création et fondatrice de Prequel Enterprise, une société de production multimédia basée à Los Angeles, spécialisée dans l'image de marque, le marketing, la communication et la production vidéo. Dina est d'origine levantine et a grandi à Abu Dhabi, Montréal et Beyrouth.

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