Le colonialisme français en Algérie et les « Carnets d'Orient » de Ferrandez

15 août, 2021 -

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Amber Sackett

Avant la parution en 1986 de la série populaire Carnets d'Orient de Jacques Ferrandez, les romans graphiques français ont largement évité le sujet de la guerre d'Algérie. Publiés de 1986 à 2009, les Carnets d'Orient se composent de 10 volumes couvrant une période allant du début de l'occupation française en 1836 à la fin de la guerre d'indépendance algérienne en 1962. Tentant de présenter le colonialisme français en Algérie d'un point de vue politiquement neutre, chaque ouvrage est centré sur des personnages diversifiés, issus d'ethnies, d'âges, de milieux religieux et de classes sociales différents.

La fresque historique de Ferrandez a été immensément populaire auprès du grand public, et les cinquième et sixième volumes ont été récompensés par de prestigieux prix littéraires en France et au Canada pour leurs recherches historiques approfondies et l'intégration de documents d'archives. La série a même obtenu une reconnaissance politique en 2012 en devenant la pièce maîtresse et le fil conducteur de l'exposition spéciale « Algérie 1830-1962 avec Jacques Ferrandez, 130 ans de présence militaire française en Algérie », organisée au Musée de l'Armée de Paris.

Malgré cet accueil positif du public, des critiques littéraires français et du Musée de l'Armée, certains chercheurs ont suggéré que le chef-d'œuvre en 10 volumes de Ferrandez perpétue néanmoins les stéréotypes orientalistes et la nostalgie coloniale. La recherche critique sur les Carnets d'Orient a, jusqu'à présent, laissé de côté d'importantes questions relatives aux politiques coloniales d'aménagement du territoire. L'utilisation de l'écocritique comme cadre interprétatif — qui nous permet de nous concentrer sur les représentations de la politique alimentaire et agricole — ouvre de nouvelles perspectives de compréhension de la série et complique certaines des interprétations les plus monolithiques des romans graphiques en tant qu'œuvres de nostalgie.

Au cœur des volumes 1 à 3, les thèmes de la propriété foncière, du développement des cultures et de la sécurité alimentaire méritent un examen plus approfondi, car les Carnets d'Orient ont tendance à blanchir les débuts du colonialisme de peuplement, une période qui a finalement bouleversé les fondements agraires de l'économie algérienne et a eu des effets incommensurables et durables sur la société algérienne. Le premier volume, Djemilah (1994), décrit les premières opérations coloniales françaises en Algérie en 1853 à travers les yeux de Joseph, un peintre français fictif. Comme certains peintres de son époque, Joseph voyage en Afrique du Nord pour s'immerger dans la culture algérienne, afin de peindre des paysages authentiques. Djemilah se déroule « à l'époque de l'"impérialisme tranquille" (1815-1882), marquée par la croissance économique industrielle de l'Europe, l'exportation de céréales et la viticulture étant l'une des industries les plus rentables en Algérie » (Naylor).

Une scène de Djemilah dans laquelle un officier français force un serviteur algérien à boire du vin contre sa volonté et la tradition musulmane.
Une scène de Djemilah dans laquelle un officier français force un serviteur algérien à boire du vin contre sa volonté et la tradition musulmane.

Bien qu'il existe de nombreux moments notables traitant du développement agricole dans Djemilah, une série d'images dans ce roman graphique dépeint clairement les implications sociales et éthiques spécifiques du système agricole colonial français. Dans cette scène particulière, Joseph et son ami pied-noir Mario assistent à un cocktail organisé par un officier militaire français à Alger (figure 1). Joseph est témoin d'une conversation entre l'officier et une femme française sur le sujet des Algériens qui s'abstiennent de consommer du vin (figure 5). L'officier français ordonne à un domestique algérien qui se trouve à proximité de porter un toast à sa santé, sans tenir compte du fait qu'il n'est qu'un enfant. Sans aucune possibilité d'objection, l'officier français fait avaler deux verres de vin au serviteur pour honorer la santé du général et celle du gouverneur français. L'ingestion de ces deux verres de vin provoque le vomissement immédiat du jeune serviteur, qui brise simultanément plusieurs verres de vin tandis que son plateau de service tombe au sol. La salle éclate de rire devant l'humiliation du serviteur.

Bien sûr, les différents types de violence coloniale tissés dans cette séquence d'images mériteraient une discussion plus approfondie. Cependant, l'attention portée aux éléments agricoles présents dans cette scène permettra de mieux contextualiser les effets du colonialisme français. Si le déséquilibre des pouvoirs et la violence entre le général et le jeune Algérien sont évidents, les références subtiles à la politique agricole coloniale le sont moins pour le lecteur occasionnel. Avant de débarquer sur les côtes algériennes, les promoteurs français savaient que la Rome antique avait cultivé des vignobles sur toute la côte méditerranéenne. Les investisseurs savaient également que ces vignobles seraient dans divers états de désarroi depuis l'arrivée des envahisseurs musulmans de la péninsule arabique au milieu du 7e siècle. Le projet de ressusciter et de planter de nouveaux vignobles est devenu urgent au début du XIXe siècle en raison de la crise du mildiou qui touchait les vignobles européens. Une fois qu'il est devenu clair que la maladie affectant les vignobles européens n'aurait pas d'impact sur les cultures algériennes, l'administration coloniale française et les investisseurs privés ont répondu à la demande du marché en transformant l'Algérie en l'un des plus grands producteurs de vin au 19ème siècle (Amin 100). Afin d'atteindre leur noble objectif de faire du vin la principale exportation de l'Algérie, les promoteurs français ont saisi les terres algériennes historiquement destinées à la culture des céréales et les ont transformées en vignobles massifs consacrés à la production de raisins de cuve, remplaçant ainsi les sources de nourriture existantes par une viticulture destinée à l'exportation, créant ainsi "une terre où la faim hantait chroniquement les colonisés" (Naylor 156). Bien que Djemilah ne dépeigne pas explicitement des Algériens souffrant de malnutrition, l'acte de gaver un jeune garçon de vin symbolise les changements alimentaires forcés dans les communautés algériennes locales aux dépens de l'agriculture capitaliste.

Le vin est évidemment un aspect essentiel de la gastronomie française et un élément fondateur de l'identité culturelle française. En d'autres termes, le vin symbolise la France. La scène susmentionnée à Djemilah montre que les colons français font fi des coutumes musulmanes de l'enfant algérien et imposent leurs propres pratiques culturelles sans tenir compte du fait que sa religion considère l'alcool comme une substance interdite. À ce moment du roman, les croyances religieuses et les besoins fondamentaux des Algériens ne sont pas une préoccupation, car l'Algérie fonctionne comme une ressource permettant d'accroître la richesse de la métropole, de réaffirmer la forte réputation de la France en Europe et d'assurer le contrôle économique. La représentation de la consommation forcée de vin éclaire plus largement la réalité pernicieuse de la mission civilisatrice, car « la viticulture symbolisait la sévérité du colonialisme sur les colonisés. La transformation physique de la terre était également un affront culturel, étant donné la proscription de l'alcool par l'Islam » (Naylor 156). Vomir du vin fonctionne métonymiquement comme un rejet physique de la culture que les institutions françaises ont imposée aux Algériens. Le jeune Algérien qui s'étouffe violemment illustre l'administration coloniale qui arme le vin — et, en fin de compte, la culture française — pour priver cet Algérien de sources de nourriture et compromettre ses croyances religieuses. Lire la scène de Ferrandez centrée sur la violence militaire à travers une perspective centrée sur la nourriture et la terre contredit ironiquement l'institution même qui proclame la neutralité de la série.

La deuxième image que nous allons examiner ici évoque directement la notion grandiose selon laquelle l'Algérie dispose d'une abondance de terres inutilisées et que seule la France peut façonner les terres algériennes pour en tirer le meilleur parti. Dans cette scène, une fantasia algérienne tend une embuscade à Joseph et à ses accompagnateurs. Alors que l'armée française combat la fantasia, Joseph et l'officier militaire (connu seulement sous le nom de Maréchal) observent leur environnement tout en restant indemnes et en dehors du seuil de la bataille. Le Maréchal informe Joseph de ses plans futurs, en montrant du doigt la terre qui les entoure : « Regardez ces collines fertiles ! J'enverrai 5 ou 6 000 fermiers français pour cultiver toutes ces terres » (figure 4). Bien que l'illustration évoque l'aridité et la désolation, les collines fertiles mentionnées sont des ressources cruciales pour les communautés d'éleveurs algériens et l'économie commerciale existante. Des acquisitions telles que celles attribuées au Maréchal fictif allaient bouleverser les fondements de l'économie algérienne et avoir des effets incommensurables et durables sur la société algérienne. Les investisseurs privés et le gouvernement français ont utilisé un langage trompeur et des tactiques sournoises pour refuser aux tribus l'accès à leurs terres les plus fertiles, et ont fini par éroder l'économie existante basée sur le commerce et les réseaux multiples (Bennoune). Cette érosion s'est produite par le déplacement des communautés algériennes de leurs territoires et la confiscation de leurs terres les plus cultivables, ce qui a conduit à de graves pénuries alimentaires et à la famine (Naylor 155). En somme, le réseau économique algérien commence à s'effondrer en raison de la confiscation des pâturages nécessaires à la production de laine et de bétail.

Si l'on garde à l'esprit que les premiers écrivains de l'Algérie coloniale « avaient tendance à exagérer la fragmentation politique de l'Algérie précoloniale afin de prouver que le pays n'avait jamais formé une nation » et de justifier ainsi l'occupation française et le contrôle des ressources naturelles, il s'ensuit que la description d'un réseau agricole sous-développé joue un rôle principal dans la création du mythe de la nation jamais formée (Bennoune 18). Bien sûr, les terres n'étaient jamais vraiment vacantes à l'arrivée des Français. Que la terre semble être utilisée ou non, chaque parcelle du sol algérien était, à un certain niveau, revendiquée par quelqu'un comme appartenant à son territoire. Par conséquent, toute acquisition de terre par les Français devait se faire au détriment d'une maison ou d'un approvisionnement en nourriture (Halvorsen). Ainsi, Djemilah critique à nouveau la mission civilisatrice, pilier du récit colonial, à travers les entreprises capitalistes du Maréchal fictif.

Si nous replaçons des illustrations similaires qui mettent en contexte les systèmes alimentaires et les pratiques agricoles coloniales dans le contexte plus large du roman graphique, il devient évident que les lecteurs peuvent facilement les négliger en raison de leur relation indirecte avec l'arc du personnage de Joseph. Apparaissant comme des éléments apparemment superflus dans Djemilah, tels que des commentaires désinvoltes dans une conversation ordinaire, des objets en arrière-plan ou un article de consommation, chaque moment complique le dialogue autour du colonialisme français en Algérie - qu'il s'agisse de représentations artistiques de leur terre, de descriptions écrites et orales liées à la terre, ou de difficultés financières dues à la destruction des économies locales. Bien qu'ils ne soient jamais complètement articulés dans la série, les efforts de développement auxquels Djemilah fait allusion laissent une représentation incomplète mais esthétiquement belle du colonialisme français. Le genre du roman graphique, connu pour être peu coûteux et largement diffusé, permet à la nostalgie coloniale de Ferrandez d'atteindre le public le plus large possible. L'adoption d'une optique postcoloniale influencée par des études environnementales critiques centrées sur l'alimentation et l'agriculture recadre les représentations de l'acquisition de la propriété et du développement agricole qui compliquent la neutralité proclamée de la série, déracinant ainsi les héritages coloniaux qui continuent d'influencer les politiques environnementales et les méthodes de production liées à l'agriculture, aux vignobles et à la propriété foncière en Afrique du Nord.

Dans la même veine que Tin Tin au Congo (1956) et d'autres bandes dessinées utilisées pour enseigner à la France ses colonies exotiques, Carnets d'Orient ravit les lecteurs avec des croquis à l'encre, des dessins à la craie, des peintures à l'aquarelle et d'authentiques photographies coloniales. En effet, ces illustrations réalistes donnent aux lecteurs un faux sentiment d'authenticité concernant les relations coloniales franco-algériennes. Si l'on considère les critiques généralisées des groupes de défense des Algériens à l'égard du récent rapport de Benjamin Stora détaillant la mémoire de la colonisation et de la guerre d'Algérie (présenté au président français Emmanuel Macron en janvier 2021), il apparaît clairement que les perceptions de la période coloniale manquent d'unification et de stabilité. Compte tenu de cette tension politique et sociale permanente concernant les récits eurocentriques, l'énorme popularité et les accolades prestigieuses du Carnet d'Orient soulèvent des inquiétudes quant à la profondeur des récits coloniaux dans les productions culturelles. Par conséquent, réexaminer cette série de romans graphiques dans le but de rendre visible sa représentation de l'exploitation des terres et de la politique agricole est un geste critique important, qui contribue au projet plus large de remise en question des récits existants et de recadrage de l'histoire algérienne autour des voix algériennes. Ce type de recherche écocritique pourrait même s'avérer être un outil crucial dans les conversations sur les réparations possibles pour les Algériens.


Ouvrages cités 

  • Amin, Samir, et Michael Perl (trans.). Le Maghreb dans le monde moderne : Algérie, Tunisie, Maroc. Penguin African Library. Harmondsworth : Penguin, 1970.
  • Atlas de l'Algérie : 1830-1960. Paris : Archives & culture, 2011.
  • Belkacemi, Boualem. « L'agriculture dans l'Algérie coloniale du XIXe siècle ». Maǧalla Al-Tārīk̲iyya al-Maġribiyya (Li-al-ʻahd al-Ḥadīt̲ Wa-al-Muʻāṣir) ; Revue d'histoire Maghrébine, 1999.
  • Bennoune, Mahfoud. La création de l'Algérie contemporaine, 1830-1987  : Les bouleversements coloniaux et le développement post-indépendance. Cambridge Middle East Library. Cambridge [Angleterre] ; Cambridge University Press, 1988.
  • Bertrand, Julien, (Algérie et France) Exposition universelle de 1889 (Paris. La viticulture algérienne. Alger : Giralt, 1889.
  • Cooper, Austin R. « A Ray of Sunshine on French Tables » : Les agrumes, l'agronomie coloniale, et la règle française en Algérie (1930-1962) ". Études historiques en sciences naturelles 49, no 3 (1er juin 2019) : 241-72.
  • Côte, Marc. « L'exploitation de la Mitidja, vitrine de l'entreprise coloniale ? ». In Histoire de l'Algérie à la période coloniale, 269-74. Poche / Essais. Paris : La Découverte, 2014.
  • Ferrandez, Jaques. Djemilah. Carnets d'Orient 1. Casterman, 1994.
  • Flandrin, Jean Louis, Massimo Montanari, Albert Sonnenfeld, et Bernard Rosenberger. L'alimentation : Une histoire culinaire de l'Antiquité à nos jours. Perspectives européennes. New York : Columbia University Press, 1999.
  • Halvorsen, Kjell H. « Colonial Transformation of Agrarian Society in Algeria » Journal of Peace Research 15, no 4 (1978) : 323-43.
  • Mckinney, Mark. « Tout cela, je ne voulais pas le laisser perdre » : Les lieux de mémoire coloniaux dans les bandes dessinées de Jacques Ferrandez. France moderne et contemporaine 9, no 1 (1er février 2001) : 43-53.
  • Naylor, Phillip Chiviges. Afrique du Nord : Une histoire de l'Antiquité à nos jours. 1ère éd. Austin : University of Texas Press, 2009.
  • Rosenberger, Bernard. « Cultures complémentaires et nourritures de substitution au Maroc (XVe -XVIIIe siècle) ». Annales. Histoire, Sciences Sociales 35, no 3-4 (août 1980) : 477-503.
  • Quand même, Edward. "Desfantasmes brisés ? Jacques Ferrandez et la quête chimérique de la désillusion". Studies in Travel Writing 21, no 3 (3 juillet 2017) : 293-312.
    Université d'Oxford. "Qu'est-ce que le système alimentaire ?" Programme Martin d'Oxford sur l'avenir de l'alimentation. Consulté le 12 octobre 2020.
  • Will Davis Swearingen. Mirages marocains : Rêves et tromperies agraires, 1912-1986. Princeton Legacy Library. Princeton, New Jersey : Princeton University Press, 1987.

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