Une habitante de Beyrouth s’interroge sur l’avenir de son pays face à son voisin, à la suite de l’attaque du Hamas du 7 octobre et des violentes représailles qui ont causé des centaines de morts. Ce drame a également provoqué une résurgence surprenante : celle d’une jeune génération arabe, soudainement ranimée par un profond engagement envers la cause palestinienne.
Amal Ghandour
Sommes-nous désormais engagés dans une lutte à mort ?
Que désigne-t-on par « nettoyage ethnique » et « génocide » sinon ce que la Palestine endure depuis des décennies : une violence insidieuse, parfois diffuse, mais brutalement exacerbée, culminant en une folie dévastatrice ces 365 derniers jours.
Pendant ce temps, les guerres font rage aux confins supposés d'Israël, embrasant sans relâche le Levant élargi, hors de toute règle et de toute limite. Des lignes rouges tracées sur des sables mouvants, des journalistes portant le signe distinctif de la presse abattus en toute conscience, du phosphore dévastant la terre, des innocents tombant sous des tirs sporadiques, des explosions orchestrées avec une précision macabre, frappant au moment où les gens marchent, travaillent ou font leurs courses. Alors que nous tentons de nous relever de cette hémorragie de violence et de terreur, une question obsédante se pose à nouveau : est-ce là notre destinée perpétuelle face à ce voisin ?
Je m'interroge en tant que Bérythine et Levantine. « Levantine », un terme que je prononce aujourd'hui avec une aisance nouvelle. Non pas comme une revendication identitaire, mais comme une adaptation pragmatique aux réalités émergentes de notre région, qui sont devenues le décor permanent de nos vies.
Dans ce Croissant fertile d'autrefois, un sentiment de non-état semble nous envelopper irrémédiablement, en tant que sociétés et nations. En Syrie, en Irak, en Palestine, au Liban, et même en Jordanie, qui résiste encore, nous dérivons, incertains de ce que nous sommes ou de ce que nous deviendrons, dans un univers qui s’effiloche jour après jour. Certes, il existe encore une forme nominale d’État : des frontières, des ministères, des armées, des passeports. Mais ce monde que nous comprenions, malgré ses absurdités, est aujourd'hui un territoire où nous avançons à tâtons.
Il ne reste plus que des apparences. Elles nous procurent un semblant de familiarité, mais au fond, elles nous trompent. Être libanais, syrien, irakien ou jordanien n'est plus qu'une étiquette superficielle, un nom que nous portons sans profondeur véritable. Nous sommes témoins de mouvements de rapprochement et de fragmentation qui évoquent l'époque de nos grands-parents, lorsque les États-nations du Levant furent tracés à la hâte par des mains étrangères.
Leur confusion trouvait son origine dans les séparations et fusions désordonnées imposées par Sykes-Picot et San Remo – l’accord de 1916 rédigé par des diplomates britanniques et français maladroits, suivi par la conférence de 1920, qui nous a enchaînés à une histoire de domination et de confusion. Ces dominations n’ont jamais vraiment pris racine et ne nous ont jamais offert l’assurance d’une identité nationale entière et cohérente.
Pourtant, malgré tous les maux hérités de ces intrusions impériales, un sentiment d’enracinement persiste. Un lien invisible nous unit, tandis que les Palestiniens, peuple à part entière du Levant, résistent à des massacres et des déplacements forcés. Il est frappant de constater que ce lien se transmet d’une génération à l’autre, alors que la jeunesse arabe, que nous pensions désengagée, se rallie aujourd’hui à la cause avec une passion renouvelée.
C’est étrange, ce sentiment de connexion qui dépasse les frontières, les peuples et les générations, même alors que nous nous fragmentons et nous déchirons. Je vis cette réalité quotidiennement, tout en cherchant à l’expliquer, même si elle soulève des questions que nous avions peur de formuler, et nous confronte à des contradictions qui détonnent avec la vie que nous espérions : celle d'une existence paisible, dans un quartier tranquille, sous la protection d’États fonctionnels. Des aspirations modestes ailleurs, mais totalement hors de portée pour nous, dans ce Levant ravagé.
Et pourtant, voici le moment décisif né du 7 octobre. En l’espace d’un seul week-end, l’attaque audacieuse du Hamas dans le sud d’Israël a radicalement modifié les perceptions. Le samedi, nous avons assisté à un raid osé ; le lundi, nous faisions face à un événement cataclysmique, un tournant historique.
Ces termes – « raid », « cataclysme » – dominent désormais notre lecture du 7 octobre. Ils ont pulvérisé nos convictions sur la suprématie d'Israël et l’impuissance de la Palestine, bousculant les certitudes avec lesquelles nous abordions le monde, que ce soit en Orient ou en Occident, vers l’ONU ou vers les grandes puissances occidentales. Ils ont ébranlé les concepts que nous utilisions pour débattre de terrorisme, de résistance, de démocratie, d’autocratie, de droits humains, et du droit international.
Je simplifie, bien sûr, car l’attaque brutale du Hamas et le génocide israélien qui s’ensuivit à Gaza, bien qu’exceptionnels par leur intensité dans l’histoire récente, ne sont pas uniques. Nous savions déjà que les règles du jeu international étaient imparfaites, des lignes directrices vulnérables à l’hypocrisie et aux intérêts égoïstes.
Le 7 octobre 2023, la plupart d’entre nous se sont réveillés sans illusions naïves ni espoirs idéalistes. Mais la violence spectaculaire de cette attaque et ses conséquences terrifiantes ont en quelque sorte provoqué une mort symbolique – et, de manière inattendue, une renaissance.
Pour chacun d'entre nous, où que nous soyons, et quel que soit le côté du conflit sur la Palestine auquel nous adhérons, le 7 octobre représente à la fois un présage funeste et une promesse. C'est un espace infini où cohabitent des possibilités enivrantes et des conséquences catastrophiques en perpétuelle évolution. Nous sommes pris dans un tourbillon d’extrêmes, oscillant frénétiquement entre des cauchemars terrifiants et des rêves audacieux. Des idées qui, il y a à peine deux ans, nous semblaient absurdes sont soudain devenues suffisamment plausibles pour paraître réelles. L'éradication des Palestiniens, d'une part, et l'effondrement d'Israël en tant qu'État juif, d'autre part, encadrent désormais nos espoirs et nos craintes. Chaque scénario que nous imaginons se situe quelque part entre ces deux extrêmes. Les fixer sur le papier reviendrait à passer à côté de l'essentiel.
Jusqu'à ce jour, les événements épiques de l'année écoulée n'ont cessé de renverser les illusions et de réfuter les idées reçues, brisant le cœur à chaque heure, pour apaiser ensuite le chagrin par des actes d'une empathie et d'une générosité stupéfiantes, empreints de courage et d'humilité. Il est néanmoins naturel que, en tant qu'êtres humains, nous ressentions le besoin de figer l'Histoire au fur et à mesure qu'elle se déroule. Ainsi, nous cherchons des repères pour comprendre comment le monde a radicalement changé pour nous tous. C’est de cette manière que les fractures déclenchées par le 7 octobre sont devenues les fissures à travers lesquelles nous tentons de discerner les issues possibles.
Ces brèches sont en effet nombreuses. Des fissures dans le Mur de fer érigé pour rendre imprenable la forteresse d’Israël, faire disparaître les Palestiniens opprimés et nourrir les mythes d’invincibilité. Des failles dans la peur mortelle des Palestiniens, redoutant que leur destin ne soit réduit à une simple note de bas de page. Des ruptures au sein de la communauté juive américaine, entre les générations plus jeunes et plus âgées, sur le sens même d'Israël et de l’identité juive. Des écarts grandissants entre les opinions publiques occidentales et leurs gouvernements, complices de la sauvagerie d'Israël, entre les régimes arabes et leurs peuples quant à la place de la Palestine dans leur conscience identitaire, et enfin, des fractures entre les tribunaux internationaux et les grandes puissances qui les ont créés.
Cela semble sans fin. Mais en vérité, ces fractures demeurent un mystère. Elles crient au changement, et pourtant, à cette heure, nous ignorons lesquelles perdureront et transformeront véritablement l’ordre des choses — pour les Israéliens et les Palestiniens. Parmi tous les legs naissants du 7 octobre, l’un d’eux se bat pour s'imposer dans l'avenir : celui qui englobe ces deux peuples. Lorsque ce dernier aura pleinement émergé, il apportera des réponses à des questions profondément cruciales.
Un État génocidaire, pratiquant le nettoyage ethnique, peut-il prospérer dans la pénombre macabre de ses atrocités ? Un régime d’apartheid peut-il perdurer sous le regard implacable de ses racismes profondément enracinés ? Les démocraties autoproclamées, marquées par ces stigmates, peuvent-elles survivre à une telle contradiction ? La soif de sang et la vengeance débridées d’Israël, justifiées au nom de l'autodéfense, finiront-elles par rencontrer des représailles tangibles ? Verra-t-on un jour les véritables limites de la complaisance américaine, de la timidité internationale et de la soumission arabe ? Un peuple occupé, massacré, décimé et terrorisé en masse peut-il se relever, continuer à résister, et enfin atteindre sa libération ?
L’histoire nous enseigne que tout dépend des circonstances, et de ce fait, elle ne peut servir de guide fiable. L’histoire spécifique de la lutte pour la Palestine est encore plus énigmatique. Aussi bienveillante qu’elle ait pu paraître envers Israël et aussi implacable envers les Palestiniens, si elle avait définitivement tranché en faveur de l’un ou de l’autre, ils ne seraient pas encore en train de se disputer son verdict.
Ces apparences sont trompeuses. C'est peut-être là le réveil le plus brutal pour les Israéliens le 7 octobre, et en même temps, la surprenante opportunité pour les Palestiniens. Malgré toutes les ravages et la corrosion accumulés depuis l’occupation israélienne de 1967, qui s’est transformée en une brutale colonisation d’un peuple récalcitrant, Israël semblait s'élever comme s'il était exempt de toute répercussion. Toutes les mises en garde lancées au fil des décennies par nombre d'experts du pays sur l'appétit insatiable du sionisme nationaliste et le messianisme qu'il a instillé à ses adeptes sont aujourd'hui des réalités tangibles qui peuplent l'État juif, entre le Jourdain et la mer Méditerranée. Et elles sont effroyables.
De même, même les plus optimistes parmi nous peinaient réellement à envisager une délivrance pour les Palestiniens, un peuple qui semblait à jamais condamné à mener une vie de sacrifices en raison de son identité et de son lieu d'origine. Nous ne cessons de nous interroger : d'où provient un tel optimisme, alors que les Palestiniens ont la malchance de résister à un occupant israélien bénéficiant d'une licence exceptionnelle, s'appuyant sur une longue histoire de souffrances extraordinaires et un présent empreint d'une influence déconcertante ?
Puis la terre a tremblé le 7 octobre, et depuis, cela ne s'est pas arrêté. On a l'impression que nous étions tous sur des bases fragiles, croyant qu'elles étaient en acier. Pourtant, la question qui ouvre cet essai pourrait bien se conclure sans réponse : s'agit-il maintenant d'une lutte à mort ?
Tout dilemme existentiel peut sembler appeler une réponse satisfaisante, mais cela n'est pas toujours le cas, en particulier en ce qui concerne la question israélo-palestinienne.
Un texte lumineux et convaincant de Mme Amal Ghandour ! J'ai de nombreuses pensées d'appréciation et de solidarité. Très tôt, j'aurais seulement recommandé qu'elle inclue le mot (mon mot, utilisé plus fréquemment et de manière plus urgente de jour en jour) qui se trouve ici. "...comment appelez-vous l'épuration ethnique et le génocide, subis insidieusement pendant des décennies, par hauts et par bas, puis à la fois fous et vantards...et *vindicatifs* ?" C'est ce que je déteste et condamne viscéralement à propos de l'idéologie politique et militante satanique qu'est le sionisme colonial... la VINDICTION ultime.