Créer une communauté avec le théâtre amateur

21 juin 2024 -
Le théâtre peut-il être un moteur du changement politique ? Rarement, mais il fait émerger les conditions de possibilité pour que le changement advienne.

 

Victoria Lupton

 

Une jeune femme a dans les mains la tête géante d'un costume de renard orange de dessin animé. Son sourire triste est à l'image de celui de l'animal. Dans un arabe hésitant, elle explique à ses collègues actrices qu'après avoir passé une année dans l'interdiction de contacter son fils, elle s'est cachée dans ce costume de renard dans l'espoir de le voir à une fête organisée pour les enfants. Elle a rassemblé l'argent nécessaire pour acheter le renard, qu'elle a baptisé "Yorno", un nom qui symbolisait le doute quant au fait qu'elle parviendrait à le voir ("yes or no") - oui ou non. "J'étais à la fois très heureuse et très triste", dit-elle à propos des heures passées à jouer avec son fils. "Il faisait chaud et je pleurais à l'intérieur de Yorno".

Il s'agit de Tima, une femme éthiopienne qui vit au Liban et qui apparaît dans une scène de TILKA, un film documentaire réalisé par Myriam Geagea. Tirant son titre du mot arabe signifiant "celles-là", TILKA est le premier film réalisé par Seenaryo, l'organisation que j'ai fondée et qui organise des ateliers de théâtre participatif à travers le Liban, la Jordanie et (plus récemment) la Palestine. Je connais certaines de ces femmes depuis huit ans, j'ai produit TILKA et j'ai aidé à la création de la pièce du même nom que le film dépeint.

Tima, une femme éthiopienne installée au Liban, qui a porté un costume de renard pour pouvoir voir son fils.
Tima, une femme éthiopienne installée au Liban, qui a porté un costume de renard pour pouvoir voir son fils.

Le film suit un groupe de cinq femmes réunies dans les montagnes au-dessus de Beyrouth en mars 2021 au cours d'une résidence visant à créer leur propre pièce de théâtre. Ces femmes ne sont pas des actrices professionnelles, elles vivent dans différentes régions du Liban et sont originaires du Liban, de Syrie et d'Éthiopie. Le cadre magnifique et calme de leur maison temporaire, la Hammana Artist House est en rupture radicale avec ce qu'elles connaissent dans la vie de tous les jours. Parmi elles, deux ont perdu la garde de leurs enfants depuis des années en raison des lois sectaires libanaises qui séparent les mères de leurs fils, en cas de divorce, même lorsque ces derniers sont très jeunes. Ces deux femmes ont également perdu leur maison : Tima lors de l'explosion du port de Beyrouth en août 2020, et Fida après avoir fui le massacre de sa famille en Syrie. Deux de ces femmes ont grandi dans des structures d'accueil. La dernière femme, Najah, vit depuis huit ans dans un camp de réfugiés dans la vallée de la Bekaa. Une scène est filmée dans sa tente. "À Hammana, j'avais un espace pour moi toute seule. Tu crois qu'il y a de l'eau chaude ou une douche ici ?"

Pendant deux semaines de résidence et quatre mois de répétition, les femmes racontent leurs propres histoires et en imaginent de nouvelles : une scène montre un groupe essayant de rester silencieux en échappant à un chien enragé, une personne respire bruyamment dans sa combinaison d'astronaute dans le vide de l'espace, une femme choisit de vendre sa fille au marché. ("Si je la vends, ils s'en occuperont. Si je la donne, ils ne le feront pas. Je ne veux pas qu'elle souffre comme moi, j'ai pu souffrir"). Elles reprennent leurs forces, les développent et les partagent en se soutenant les unes les autres - littéralement, puisque Lama Amine, metteuse en scène de la pièce, est un praticienne du théâtre du corps qui entraîne les femmes aux portées, lorsqu'elles sautent au-dessus de la tête les unes des autres et quand elles marchent le long des murs.

À la fin du film, elles jouent leur théâtre du corps abstrait devant un public restreint et socialement distancié : l'impact de la pandémie sur la fréquentation des pièces est l'une des raisons pour lesquelles le film TILKA. Au départ, il s'agissait d'une réflexion sur le moment, imposée par le budget, il s'agissait simplement de permettre à un plus grand nombre de membres des communautés de ces femmes de participer à la représentation théâtrale qu'elles avaient conçue, et le film a été conçu comme une continuation de la pratique communautaire de Seenaryo. Mais depuis sa première il y a huit mois, le film a pris son envol, remportant des prix à deux festivals de Beyrouth, il a aussi été présenté lors de festivals à Londres, Cambridge et Sheffield au Royaume-Uni, et des projections sont prévues dans d'autres pays.

La pièce raconte l'histoire d'un groupe de femmes, qui sont les sujets d'œuvres d'art dans un musée, l'une d'elles est Mona Lisa. Elles s'échappent de leurs tableaux et décident de voyager ensemble pour réussir à trouver un meilleur foyer.

En créant cette pièce de théâtre, les femmes deviennent les défenseuses de leurs droits et de ceux des femmes au Liban. Tima, cachée dans son costume de renard, représente toutes les femmes du Liban que l'on n'entend pas ou que l'on ne voit pas, isolées de leur famille et de leur patrie par l'injustice politique. Cela se reflète dans les personnages de la pièce, qui arrivent sur scène avec des bandages sur le visage, qu'elles s'enlèvent lentement en se montrant mutuellement leurs cicatrices. En effet, Tima qui se cache dans Yorno semble incarner un archétype dramatique de personnages féminins cachés derrière des masques. Derrière le nylon et les coutures industrielles se cache une figure aussi puissante que Rosalind dans la pièce Comme il vous plaira de Shakespeare, ou Hellena dans The Rover d'Aphra Behn - le personnage féminin masqué, déguisé pour éviter les persécutions politiques et pour dire la vérité au pouvoir. La vie imite l'art qui imite la vie, c'est la circulation à double sens du processus Seenaryo.

L'expérience d'être coupée des liens les plus intimes que la vie peut nous donner est au cœur du film TILKA. À un autre moment du film, deux jeunes femmes sont assises sur un élégant canapé marron, une bibliothèque bien rangée à l'arrière-plan, et expliquent qu'elles ont cessé d'attendre leurs parents. Fatima, ses ongles peints en noir dansent lorsqu'elle joue avec ses bagues, explique : "à 18 ans, j'ai décidé d'arrêter de les chercher". Elle est assise avec sa sœur Rania à Dar Al Aytam Al Islamiya, l'orphelinat où elle a grandi. Elle ravale un sanglot en racontant : "À la fin de la journée, quand je posais ma tête sur l'oreiller, je me demandais où ils étaient. Intérieurement, on voulait les voir, mais extérieurement on se disait que ce n'était pas le cas". Mais il ne s'agit pas d'une énième histoire triste : la douleur de la séparation a également forgé un lien entre les deux sœurs qui va au-delà des liens qu'on trouve dans les familles nucléaires. Sa sœur Rania intervient avec un sourire en coin et une lumière dans les yeux : "On voulait les avoir que s'ils étaient riches ou s'ils étaient des célébrités. Je disais que ma mère, c'était Rihanna. Celle de Fatima était française : Céline Dion".

Le travail de Seenaryo recherche ces moments où la puissance se révèle là où on ne l'attend pas : des sauts imaginatifs, des sourires ironiques, et carrément des moments burlesques lorsque nos animateurs proposent une sollicitation ou une amorce (un poème, un thème, une image). Cette amorce permet aux participantes d'improviser des scènes ensemble, nos animateurs écoutent et affinent leurs idées et les renvoient pour un nouveau cycle de construction de scènes. Il s'agit d'un jeu de ping-pong créatif récurrent, qui dure des mois, entre les animateurs et le groupe et qui aboutit à une pièce de théâtre.

Fida Al Waer en répétition_still
Fida Al Waer en répétition.

Plus tôt dans le film, nous voyons Fida, une mère célibataire syrienne qui a passé cinq ans séparée de ses deux filles, les serrer toutes les deux dans ses bras en riant sur le canapé. Faisant écho au sourire de Tima et à la lueur dans les yeux de Rania, elle dit avec légèreté : "Depuis que nous avons quitté la Syrie, il n'y a plus de maison. Ce n'est pas une maison. Mais c'est un endroit. (Ma fī bayt. Fīsh bayt. Fī makān.)" Puis elle précise : "Je rêve d'un pays idéal, je ne rêve pas d'une maison idéale".

Où sont les frontières entre vie privée et vie publique ? Comment sont-elles tracées par les régimes politiques ? Et comment les femmes trouvent-elles les moyens de les contourner, parfois en se déguisant, parfois en se pavanant, souvent en étant obligées de se réfugier dans des environnements pourtant hostiles ? D'une certaine manière, la création d'une pièce de théâtre répond à ces questions. Les femmes cherchent sur scène un refuge temporaire. Le théâtre crée des cadres formels pour que les injustices soient entendues, surtout par un public - aussi petit soit-il - composé de pairs de sa propre communauté. Et parfois par le biais d'une tournée nationale ou internationale. Ou même d'un film documentant le processus de création qui voyage vers des publics plus éloignés.

Le théâtre est par définition éphémère, à la base une simple rencontre entre une communauté d'acteurs s'adressant à une communauté de spectateurs. Un documentaire sur une pièce de théâtre peut s'avérer chimérique, voire contradictoire, en écartant la représentation finale au profit du processus de création collective. Cependant, créer les conditions pour être entendues, ne pas nécessairement enlever le masque, mais exploiter son ambiguïté, est un acte fondamentalement politique.

Le travail de Seenaryo s'inscrit dans une tradition de théâtre participatif et politique au Liban, dont la majeure partie s'est concentrée sur le passage d'un rôle passif de spectateur à un rôle proactif, en s'inspirant d'approches qui vont du théâtre forum au Théâtre de l'Opprimé, jusqu'au plus récent Playback Theatre. Grâce à ces techniques, le public (les "spect-acteurs") est chargé de proposer des idées et d'intervenir dans la mise en scène du spectacle.

Plutôt que de se concentrer sur le rôle du public, Seenaryo vise à faire passer les acteurs du rôle d'interprètes professionnels à celui de créateurs et de défenseurs de causes justes. Nous formons également ces créateurs pour qu'ils dirigent et facilitent eux-mêmes le travail, remettant en cause les hiérarchies entre auteurs, metteurs en scène et interprètes en créant des pièces avec des équipes créatives radicalement inclusives qui sont néanmoins suffisamment puissantes et divertissantes pour être présentées sur les grandes scènes nationales.

Il y a une scène dans TILKA où Rania et Fatima sont à Dar Al Aytam, elles montrent à la caméra la chambre dans laquelle elles ont grandi. Soudain, Lama, la metteuse en scène de la pièce, sort de derrière la caméra en portant un masque à cause du Covid. "Le lit sur lequel Rania est assise, c'était aussi mon lit. Mon numéro était le 149. Ils numérotaient tous nos vêtements. Quand la lessive arrivait, ils appelaient : 149. Je ne sais pas exactement ce que ça représente pour moi, mais j'aime ce numéro".

"J'avais le numéro 38", dit Rania. "Le mien, c'était le 1", dit Fatima. "Wow", s'exclame Lama, "le numéro 1 !". En un instant, l'histoire de Lama devient claire. Tout au long du film, nous l'avons vue en tant que leader, différenciée des autres participants, nous comprenons maintenant qu'elle a grandi dans la même communauté que beaucoup d'entre elles.

Seenaryo s'efforce de faire en sorte que le plus grand nombre possible de ses directeurs-facilitateurs soient issus des communautés que nous servons (actuellement, environ 30 personnes sur les 100 membres de notre équipe d'intervenants). Nous venons de terminer un projet financé par ONU Femmes (dans le cadre du Fonds humanitaire et de paix pour les femmes) et en partenariat avec l'organisation féministe syrienne Women Now for Development. Après avoir joué une pièce de théâtre en tant que participantes, 80 femmes ont reçu une formation en leadership civique et en mise en scène théâtrale. Elles ont ensuite été encadrées et ont reçu des financements pour mener leurs propres projets théâtraux. Ce mois-ci, Seenaryo a publié un manuel intitulé "Women Leading Theatre for Change" (Les femmes à la tête du théâtre pour le changement) à l'intention d'autres développant cette pratique dans la région.

Le théâtre peut-il être moteur du changement politique ? Parfois, oui, directement : la pièce de Zeina Daccache se déroule dans les prisons libanaises, 12 Libanais en colèreet le documentaire issu de son processus de thérapie par le théâtre ont conduit à la mise en œuvre de la loi 463 en 2009, elle permet la réduction des peines pour bonne conduite. Le plus souvent, le théâtre n'est pas à l'origine du changement lui-même, mais il fait plutôt émerger conditions de possibilité pour que des changements concrets dans la loi adviennent. Le théâtre participatif forme les gens à créer par le biais d'une délibération collective et à parler devant un public contraint d'écouter. Ce n'est pas pour rien que j'ai des amis qui travaillent comme formateurs de théâtre auprès de ministres et de fonctionnaires de salles d'audience, de parlements et d'assemblées internationales. Tout comme la diversité est essentielle à une représentation efficace en politique, un théâtre inclusif crée les conditions du changement politique. Comme le dit Najah, "je suis une personne qui change, j'ai changé et je vais créer le changement".

Le théâtre permet également le travail, lent et difficile, de changer et de remettre en question les préjugés que les différentes communautés ont les unes sur les autres. Dans le processus de Seenaryo, les participants libanais de Dar al-Aytam sont mis en contact avec des Syriens et des Palestiniens et nouent des amitiés durables. Dans un monde où tant de personnes sont considérées comme des "fardeaux" (comme le dit Fida) qu'il faut prendre en charge avec une aide particulière, mais aussi souvent avec mépris ou de la violence de la part de l'État, et où les régimes politiques populistes du monde entier montent les gens les uns contre les autres pour attiser les tensions, le processus de Seenaryo a pour but de changer et de remettre en question les préjugés dans chaque communauté, TILKA ouvre un espace précieux et rare où différentes communautés participent activement et en toute égalité.

Le film TILKA a été présenté pour la première fois en septembre 2023 et a remporté un prix lors d'un festival à Beyrouth. Les participants sont venus à la projection, ont pris des poses Instagram sur le tapis rouge et ont été ovationnés par le public. Fida et Tima ont amené leurs enfants dont elles avaient été séparées pendant des années. J'ai rencontré Karim, le fils de Tima. Il m'a dit qu'il avait beaucoup aimé revoir sa mère dans son costume de renard.

 

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