Alors que les Palestiniens sont tout autant écrasés par la machine de guerre et d'oppression d'Israël que par une campagne de propagande anti-arabe pesante, Basel Abbas & Ruanne Abou-Rahme nous rappellent que leur production artistique continue malgré tout.
Arie Amaya-Akkermans
Dans l'une des salles voûtées de la Ny Carlsberg Glyptotek de Copenhague, plusieurs reproductions brillantes d'objets archéologiques sont suspendues au plafond. Suspendues dans les airs, les figurines noires et scintillantes semblent engagées dans une danse lente mais presque extatique, projetant leurs ombres sur les images de paysages palestiniens teintées d'héliotrope qui ornent les murs. L'une des reproductions est particulièrement remarquable. C'est celle d'une femme sans tête, aux bras à moitié repliés et légèrement disproportionnés. Elle porte une ceinture et un collier, tous deux représentés par des rainures droites. L'idole d'origine se trouve derrière une vitre, deux pièces plus loin, dans une autre des galeries consacrées à l'art préhistorique du Moyen-Orient et de Chypre. Nous savons peu de choses à son sujet, si ce n'est qu'il s'agit d'une figurine féminine en terre cuite provenant de Syrie et datant de la dernière partie de l'âge du bronze. Elle n'est entrée dans la collection du musée qu'en 1987, date intéressante si l'on considère qu'une convention internationale a été adoptée dès 1970 pour interdire et prévenir l'importation, l'exportation et le transfert illicites de biens culturels.
Aurait-elle été pillée en Syrie ? Combien de fois a-t-elle changé de mains ? Quand a commencé son parcours de déplacée ? L'idole - et sa reproduction imprimée en 3D - ressemble à deux des figurines anthropomorphes en argile brune mises au jour près d'une décennie plus tard, entre 1994 et 2010, sur le site archéologique d'Umm El-Marra en Syrie, à l'est de ce qui est aujourd'hui Alep. Ces fouilles, dirigées par l'archéologue spécialiste du Proche-Orient, Glenn Schwartz, ont permis de retrouver plus de deux cents figurines et fragments d'argile de l'âge du bronze, illustrant le passage du modelage manuel au moulage entre l'âge du bronze moyen et l'âge du bronze tardif. En 2011, les fouilles ont été suspendues pour une durée indéterminée, la guerre civile ayant rendu les travaux archéologiques impossibles en Syrie. La réplique de l'idole est l'un des personnages principaux de l'installation It is easy to forget what I came for among so many who have always lived here (Il est facile d'oublier ce que je suis venue chercher parmi tant d'autres qui ont toujours vécu ici) (2024), créée par le duo palestinien Basel Abbas et Ruanne Abou-Rahme. Installée dans la Glyptotek, l'œuvre fait partie d'une grande exposition comprenant une dizaine d'installations créées par le duo au cours de plusieurs années. Intitulée The Song is the Call, and the Land is Calling (Le chant est l'appel, et la terre appelle), l'ensemble de l'exposition est une collaboration entre le musée et Copenhagen Contemporary, une jeune institution artistique située à la périphérie de la capitale danoise.
Un certain nombre d'anciennes idoles et figurines provenant d'Anatolie et du Levant, issues de la collection du musée, ont été reproduites par impression 3D pour l'exposition, les libérant ainsi de la muséographie traditionnelle et les situant dans de nouvelles narrations poreuses qui remontent loin dans le passé mais tendent aussi vers l'avenir dans des temps indéfinis, dans des contemporanéités fluides. Ces assemblages d'éléments différents, préservés du passé, ressuscités dans le présent, mélangés aux fuites du futur, créent un sentiment de lignes temporelles parallèles et de propensions coexistantes. Les idoles exposées au musée montrent à quel point les classifications archéologiques sont paradoxales : des artefacts appartenant à la même classification peuvent être séparés souvent par des milliers d'années et n'avoir pratiquement aucune continuité entre eux. Les déesses-mères néolithiques, les idoles de type Kusura, Beycesultan, Troie ou Caykenari, probablement originaires du sud-ouest de l'Anatolie, et les terres cuites du début de l'âge du fer en Syrie, habitent ensemble cet espace imaginaire appelé préhistoire, uniquement sur la base de certaines caractéristiques typologiques vagues qu'elles partagent, de la même manière que le monde arabe ou le Moyen-Orient constitue une entité continue dans l'imaginaire contemporain.
En libérant sinon les fragiles artefacts eux-mêmes, du moins leur présence de cette taxonomie rigide mais non scientifique, dans une performance vitale, chaotique et palpitante qui ressemble à une danse bacchique ou à un rassemblement rituel dans l'arrière-pays, l'installation d'Abbas et d'Abou-Rahme nous oblige à combler les lacunes de nos connaissances à leur sujet. Pourquoi appelons-nous ces objets énigmatiques « idoles » ou « objets rituels »? Bien qu'il s'agisse d'objets courants, fabriqués et utilisés depuis des millénaires, nous savons très peu de choses sur leurs origines, leurs fonctions, voire sur qui ils sont basés, ou ce qu'ils représentent. Le dossier de la Glyptotek sur les idoles de type troyen nous apprend qu'elles proviennent d'habitations où elles servaient de déesses de maison, d'ex voto provenant des temples. Elles ont également été retrouvées enterrées avec des morts, dans des tombes situées dans la région de Burdur, près d'Antalya. Pourtant, ces objets qui accompagnaient les familles dans la vie et la mort n'étaient pas seulement un précieux objet de famille, mais aussi un outil quotidien, peut-être un hochet, un talisman, un oracle pour, en fin de compte, devenir une offrande funéraire.
Pourtant, lorsque nous sommes immergés dans l'expérience sensorielle enivrante It is easy to forget what I came for among so many who have always lived here(dont le titre est emprunté à un vers de l'anthologie de la poétesse américaine Adrienne Rich Diving into the Wreck (1973), que les artistes citent fréquemment dans leurs œuvres depuis une dizaine d'années), on peut se demander ce que l'on voit et ce que l'on entend exactement. Les échantillons sonores multicouches, les projections rotatives de la flore palestinienne et l'intense couleur rose-violet qui constitue l'arrière-plan de l'ensemble de l'exposition nous amènent à la question suivante : comment l'archéologie du Proche-Orient, les fleurs de chardon et les chorégraphies sont-ils liés à la Palestine dans son présent apocalyptique, et à quel type de représentations de la violence nous confrontent-ils ? La réponse commence dans la salle adjacente, avec la première partie de la série And Yet My Mask Is Powerful (Et Pourtant Mon Masque Reste Puissant) (2016-2018), initialement présentée au défunt Alt Artspace à Istanbul, avec l'association itinérante Protocinema.
L'installation vidéo fusionne deux obsessions différentes des artistes. D'abord, celle du fascinant mouvement de jeunes qui a émergé en Palestine, dans lequel des groupes de jeunes partent visiter les nombreux villages palestiniens vidés et détruits lors de la Nakba (il y en a plus de cinq cents). Ces « visites », qui comprennent des camps d'été et des performances, ne sont pas des pèlerinages nostalgiques mais plutôt des réactivations, des réappropriations de ces espaces et de leurs significations. Dans We Know What It Is For, We Who Have Used It (Nous savons à quoi cela sert, nous qui nous en servons) (2018), la troisième partie de leur projet And Yet My Mask is Powerful, dont le titre est à nouveau emprunté à Rich, les artistes écrivent à propos de ces visites : « Quand ils vont là-bas, c'est comme si les sites n'étaient pas morts, ce ne sont pas seulement des lieux de traumas, ce sont bien plus que cela. Ils sont pleins de potentiel pour imaginer un temps qui leur est propre, dit S, un temps qui n'est pas calé sur le calendrier colonial ». En effet, dans la vidéographie, on peut voir de jeunes Palestiniens pénétrer dans ces villages de Cisjordanie, pour des « voyages à contretemps », marchant dans la végétation épaisse, à la recherche de quelque chose, se dirigeant vers un endroit, apparemment par instinct.
À cela s'ajoute l'intérêt constant des artistes pour la collection d'antiquités « appartenant » à Moshe Dayan, général de l'armée et ministre israélien de la défense, qui était également un tristement célèbre pilleur d'antiquités. L'un des objets de la collection de Dayan était un masque préhistorique pillé à El Hadeb, près d'Hébron, connu de l'Autorité israélienne des antiquités sous le nom de « Masque Dayan ». Dayan a affirmé que le masque avait été acquis auprès d'un marchand d'antiquités d'Hébron, mais des rumeurs circulent selon lesquelles Dayan et l'armée israélienne l'auraient pris de force au marchand ou à un agriculteur qui l'aurait trouvé en premier. Il ne s'agit pas de n'importe quel masque. Il appartient à un petit groupe d'artefacts, une série de masques néolithiques vieux de 9 000 ans, les plus anciens connus au monde, qui ont été découverts dans toute la Cisjordanie et près de la mer Morte. Tous les sites où les masques ont été trouvés portent des noms ambigus, pseudo-bibliques, attribués par les autorités israéliennes, tels que « le désert de Judée » ou « les collines de Judée ». Ce ne sont que vaines tentatives pour masquer la nature extractive des découvertes et le pillage historique par l'armée israélienne du patrimoine culturel palestinien, pour ensuite le remettre à des institutions israéliennes et à des collectionneurs privés.
Les antiquités de Dayan ont été vendues à l'État israélien après sa mort, dans le cadre d'une transaction que les archéologues ont trouvé douteuse. En 2014, le musée d'Israël à Jérusalem a présenté l'ensemble des masques, y compris le masque dit de Dayan, dans une exposition intitulée Face to face : The Oldest Masks in the World (Face à Face : les Masques les plus Anciens du Monde). Cette exposition comprenait huit masques provenant d'une seule collection privée aux États-Unis. Ce collectionneur privé était le milliardaire, propriétaire de fonds d'investissement et ardent défenseur d'Israël, Michael Steinhardt, dont la collection d'antiquités a souvent été au centre de controverses juridiques. L'Italie, la Grèce, le Liban et la Turquie ont tous, à divers reprises, accusé Steinhardt, d'avoir sciemment acquis des artefacts volés ou pillés.
Abbas et Abou-Rahme n'ont pas pu assister à l'exposition au Musée d'Israël, mais dans And Yet My Mask Is Powerful (2016-2018), ils ont entrepris de produire une installation qui relierait les Palestiniens, à la fois physiquement et symboliquement, non seulement à ces villages détruits, mais aussi au temps profond : ils ont décidé de "pirater" les masques. En s'inspirant d'une visite virtuelle de l'exposition du musée d'Israël (mise à disposition par le musée lui-même), ils ont reproduit les masques avec l'aide d'un concepteur 3D et en ont fait de multiples copies dans différents matériaux. Ils ont ensuite apporté ces répliques dans les villages détruits en 1948. De jeunes Palestiniens les ont enfilés pour reconstituer des rituels vieux de dix millénaires. La performance avec les masques n'avait pas nécessairement pour but de reconnecter le passé et le présent, mais plutôt d'élargir le temps dans ce que les artistes ont appelé "l'espace de projection", un site intermédiaire entre le mythe, la fiction et le souhait. Les artefacts originaux sont antérieurs au monothéisme et, comme dans le cas des idoles de l'âge du bronze, nous savons très peu de choses sur leur fonction. C'est précisément la raison pour laquelle ils fonctionnent comme de puissants symboles de l'ambiguïté humaine.
La reproduction des masques est un acte singulier de rapatriement. Un acte qui remet en question la valeur et le statut de l'original en renvoyant la copie dans un contexte archéologique traditionnellement considéré comme détruit ou disparu. En examinant les différentes histoires de vol et d'extraction des masques allant de Moshe Dayan à un prêtre polonais, un médecin anglais ou la collection de Steinhardt, les artistes proposent une ontologie indigène : retiré du paysage, le masque est mort, fossilisé et dépourvu de pouvoir. Dans We Know What It Is For, We Who Have Used It (2018), Abbas et Abou-Rahme écrivent : « Son expression semblait plus triste maintenant qu'il avait été considéré comme mort et placé sous verre. Il y est resté longtemps, rarement vu et jamais touché. Jusqu'à ce qu'il revienne ici, sous cette nouvelle forme que nous lui avons donné. On pourrait dire que ce qui est là-bas n'est que la copie alors que ce qui est ici est l'original ». C'est une façon innovante de penser le patrimoine, en combinant le temps préhistorique et les futurs numériques, sans pour autant oublier la signification politique du pillage archéologique et culturel pour les Palestiniens déplacés.
Le retour à la nature avec l'artefact est l'élément crucial ici : en s'immergeant dans la terre, à la recherche des villages perdus, la flore elle-même a donné de nombreux indices sur l'époque précoloniale. Les colons israéliens ont planté des arbres européens envahissants et gourmands en eau dans la région, dans l'espoir d'effacer les traces de la vie palestinienne, mais certains marqueurs naturels tels que la croissance saisonnière d'arbustes, de chardons et de phacélies, sont réapparus sur les sites détruits, fournissant une orientation spatiale qui défie la cartographie coloniale. La couleur héliotrope intense des fleurs de l'arbuste, une teinte pourpre-rose, est devenue fondamentale pour de nombreuses œuvres des artistes depuis. En particulier, dans les installations vidéo fluides, en constante évolution et qui se chevauchent, associées à leur projet en cours, Mai Amnesia Never Kiss Us in the Mouth (Puisse l'Amnésie ne jamais nous Embrasser sur la Bouche), dont un grand nombre d'œuvres sont exposées dans la deuxième partie de l'exposition à Copenhagen Contemporary.
En contraste avec ce retour à la nature, les masques exposés au musée d'Israël illustrent de manière poignante la violence culturelle et archéologique permanente de l'État. Un journal israélien a publié un article sur l'exposition sous le titre « Les masques les plus anciens du monde reviennent à Jérusalem », recourant ainsi à la stratégie impérialiste qui consiste à lire l'ensemble du passé, jusqu'à la préhistoire la plus lointaine, comme faisant partie du récit moderne de l'État-nation. Et ce processus continue. Pas plus tard qu'en 2018, un colon a trouvé un autre masque près d'Hébron, qui a été rapidement transféré au Musée d'Israël. Le mois dernier, alors que l'exposition d'Abbas et Abou-Rahme à la Glyptotek se poursuivait, un amendement à la loi de l'Autorité israélienne des antiquités a été proposé à la Knesset afin d'étendre sa juridiction à l'ensemble de la Cisjordanie. Ses détracteurs estiment qu'il s'agit d'une annexion sous couvert de l'archéologie et des antiquités, ce qui pourrait également bloquer à jamais le développement d'infrastructures pourtant indispensables. Le gouvernement profite de la guerre contre Gaza et le Liban pour renforcer l'anarchie en Cisjordanie.
Mais la réponse des artistes à la condition coloniale, qui comprend l'occupation, l'anarchie, l'impunité et la violence incontrôlée, n'a jamais été un simple deuil ou le désespoir. De nombreuses œuvres récentes de la série Mai Amnesia Never Kiss Us in the Mouth, tant les œuvres présentes à la Copenhagen Contemporary que celles de l'installation multi-salles Until We Became Fire and Fire Became Us (Quand Nous Devînmes Feu et que le Feu Devint Nous-Mêmes) (2023) dans le cadre de l'exposition très médiatisée Nebula à Venise avec la Fondazione In Between Art Film, d'ailleurs toujours ouverte au public, insistent sur la célébration de la résistance. Dans un flux poétique non linéaire d'artefacts préhistoriques, de danses traditionnelles, de plantes indigènes et de paysages de déplacement, les artistes témoignent de l'expérience palestinienne contemporaine à une époque de génocide, mais résistent également au piège de devenir des sujets souffrants passifs. Ils ne se concentrent pas sur la reconstruction historique des faits de l'occupation, car c'est un acte qui ne fait que réaffirmer la condition de perte comme irréversible, une imposition incontestable de la puissance coloniale. Leur travail est plutôt une tentative d'ouvrir un espace différent à l'intérieur du présent, un espace qui envisage d'autres imaginaires, d'autres possibles.
Ils examinent comment les communautés vivent la violence et comment elles en font le deuil, mais aussi comment elles se restructurent dans les moments de stress et de souffrance intenses, comme une forme de survie. La narration éparpillée, enivrante et tournoyante peut sembler désorientante au premier abord, mais elle sert de seuil pour dépasser le chagrin présent et participer à l'expérience de ce que la violence fait aux images, aux corps, aux yeux, aux souvenirs. Abbas et Abou-Rahme ont rassemblé de vastes archives de vidéos en ligne de citoyens yéménites, syriens, palestiniens et irakiens ordinaires en train de chanter et de danser, et, en collaboration avec des musiciens, ils ont commencé à écrire des scripts de performance et à superposer, échantillonner et rééchantillonner des sons pour les accompagner. Les éléments sonores et de performance live de leur pratique remontent au tout début de leur carrière, dans les années 2000, lorsqu'ils ont découvert que le son était une force capable de traverser les murs, défiant les impasses de l'occupation israélienne qui empêchent les Palestiniens de se déplacer en Cisjordanie et à Jérusalem. Ils ont donc toujours été intéressés par le fait d'interroger les conditions dans lesquelles il n'existe aucune possibilité de réparation.
Le geste de décolonisation le plus important dans leur travail n'est cependant pas visuel ou historique, mais épistémique : c'est la résistance à la ghettoïsation de la condition palestinienne comme quelque chose d'unique et d'exceptionnel, sans lien avec d'autres conditions. Mais le colonialisme, comme le dit le juriste Nasser Hussain dans The Jurisprudence of Emergency n'est pas une période historique révolue, mais un processus et un système mondial qui peut réapparaître à tout moment. L'occupation de la Palestine se situe à l'intersection de l'archéologie, de la jurisprudence, de la nature utilitaire du discours humanitaire, du réalisme capitaliste, de la guerre et de l'impérialisme. Abou-Rahme a développé ce point lors d'une conversation avec le conservateur Mike Sperlinger en 2023 : « Nous utilisons cette condition pour nous opposer à la platitude de la représentation et des images, et pour l'ouvrir à une multiplicité. Nous utilisons cette structure pour réfléchir à la multiplicité des temps et des lieux qui se déroulent à chaque instant et pour refuser toute narration singulière. »
Ainsi, It is easy to forget what I came for among many people who have always lived here (2024), nous dit quelque chose de crucial sur l'archéologie moderne, qui est en fin de compte liée au présent colonial en Palestine et d'ailleurs. La collection d'idoles anatoliennes et levantines de la Glyptotek, exposées ensemble malgré l'énorme distance temporelle et géographique qui les sépare, ainsi que les lacunes dans nos connaissances à leur sujet, n'est pas une forme de catégorisation unique à ce musée particulier, des expositions similaires peuvent être trouvées dans de nombreux musées en Turquie, en Grèce et aux États-Unis. Mais l'installation des artistes nous rappelle qu'il fut un temps, il y a moins d'un siècle, où ces idoles n'étaient pas du tout réunies. En fait, elles étaient rarement exposées ; elles reposaient dans des boîtes poussiéreuses dans les réserves des musées et les entrepôts de fouilles. Dans la mesure où elles n'expliquaient rien sur les mondes de la Grèce et de la Rome antiques ou sur la Bible, elles ne présentaient que peu d'intérêt, et les catalogues des musées d'autrefois les qualifiaient même de monstres hideux. Ce n'est que lorsque l'art moderne s'est intéressé au primitivisme que les idoles ont été largement collectionnées et classées dans des catégories rigides.
Les artistes occidentaux modernes du XXe siècle, tels que Picasso, Moore et Brancusi, ont tous été fascinés et inspirés par ces créatures étranges venues d'un passé lointain, ce qui a conduit, en partie, à la création formelle de certaines catégories d'art préhistorique et a accéléré leur pillage de la Méditerranée orientale. Mais lorsque Abbas et Abou-Rahme les ont libérées de leur état dormant pour les placer dans un état multitemporel et transitoire, en les faisant dialoguer avec des villages détruits, des fragments de poterie, du bois brûlé et des plantes de Cisjordanie, le rose éclatant des fleurs, de la poésie, des chants, des danses et des sons, peut-être ont-elles repris vie, ne serait-ce que temporairement. Tout comme les masques, ces mystérieux objets de vie et de mort ont commencé à servir non seulement de témoins de la destruction, mais aussi de catalyseurs de la renaissance, d'un retour cyclique, d'un nouvelle vie.
A la fin de leur texte parafictionnel pour la troisième partie de And Yet My Mask is Powerful, entre souhait et réalité, désir et fiction, Abbas et Abou-Rahme nous livrent une réflexion forte. Debout sur les traces des villages palestiniens, ils viennent d'achever une série de performances avec les répliques de masques et ne savent plus s'il s'agit de copies ou non. « J'ai regardé Kufer Birim à travers ces étranges yeux circulaires », écrivent-ils, « et tout ce à quoi j'ai pensé, c'est que si ce masque était censé être un masque spirituel pour les morts lorsqu'il a été fabriqué, à quoi sert un masque spirituel aujourd'hui ? Pour les morts ou pour les vivants ? J'étais entouré de buissons, de plantes et d'arbres d'un vert phosphorescent. Je ne sais pas si c'était l'effet de la chaleur ou du masque, mais j'avais l'impression que tout l'endroit était vivant, grouillant de vie. Il me suffisait d'utiliser le masque, de regarder par ses yeux, de le devenir et de le laisser me devenir. J'ai alors pu sortir du temps, du temps qu'ils ont inventé, de ce temps occupé, de ce temps où ils m'ont déclaré mort ou mourant. Je suis vivant, ce village détruit est vivant, ce masque est pour les vivants. »
Il en résulte une impression finale de bouleversement de toutes nos croyances sur l'archéologie. En effet, lorsque les archéologues ont commencé à fouiller la Grèce, l'Anatolie et le Levant au XIXe siècle, ils étaient persuadés que c'était le passé qu'ils allaient trouver. Or, les artistes nous montrent que c'est le présent qui a émergé, coulant dans toutes les directions, contaminé, nébuleux, indomptable.