Et nos frères pourtant : Portraits de France

22 mai 2023 -
L'exposition itinérante Portraits de France place le rôle des immigrés du monde entier au centre de l'histoire de France. Tour d'horizon d'une approche historique essentielle.

 

Laëtitia Soula

 

318 noms, portraits, visages, regards. Ils se succèdent au fil des panneaux et ont un point commun : ces personnes issues de l'immigration ont marqué l'histoire de France.

A l'heure où l'extrême droite a obtenu plus de 13 millions de voix au second tour des élections présidentielles de l'an dernier, croiser ces Portraits de France est revigorant pour l'âme. Ils rappellent que la France d'après-guerre n'a pas encore élu de candidat d'extrême droite à l'Elysée, même si ce spectre est présent depuis que Jean-Marie Le Pen a fait entrer le Front national dans la conscience nationale française. Ces portraits d'immigrés révèlent une vérité essentielle sur nous-mêmes, à savoir que beaucoup d'entre nous sont les fils et les filles de migrants et de nomades, avec des racines ici et là.

Le monde n'a jamais été vraiment isolationniste ; franchir les frontières d'un endroit à l'autre est dans notre ADN.


Récit national et mémoire collective

Pays des droits de l'homme, terre d'asile pour les réfugiés, État socialiste en matière d'éducation et de santé, la France est connue pour sa défense de la liberté. C'est pourquoi il nous incombe de rappeler la contribution des populations immigrées de la nation, qui ont tendance à être laissées de côté dans le récit officiel.

Conçu par le Muséum national d'histoire naturelle et le Groupe de recherche AchacPortraits de France a commencé sa tournée au Musée de l'Homme à Paris en 2021-2022, en passant par Clichy-sous-Bois et Reims, avant de rejoindre le site de La Grave à Toulouse en 2023, puis l'Isère. Elle continue à tourner.

L'initiative, soutenue par l'administration Macron, vise à présenter des histoires fortes, des carrières exemplaires et des engagements courageux, en donnant une place de choix aux immigrés que l'exposition présente afin qu'ils fassent partie de notre mémoire collective.

 

Le voyage de la vie

En travaillant sur les représentations, les discours et les imaginaires coloniaux et post-coloniaux, ainsi que sur les flux migratoires, les chercheurs du groupe Achac ont pu restituer la substance de ces parcours de vie. Nous voyageons de la Révolution française à la Belle Epoque, de la Grande Guerre aux Années folles, de la Seconde Guerre mondiale à la fin de l'empire colonial, de la France noire et blanche au XXIe siècle, à la rencontre des défis et des enjeux de chacune de ces périodes.

Les récits migratoires se poursuivent à travers l'histoire, comme une chronique nationale ouverte sur la réalité du monde. L'engagement est intellectuel, culturel, artistique, politique, syndical, militaire ou associatif. Le devoir de mémoire pousse le spectateur de l'exposition à reconnaître le travail de ces femmes et de ces hommes venus d'ailleurs, dont les portraits nous parlent de leur génie et de leurs combats.

 

 

Noms célèbres, tristement célèbres et oubliés

Parmi les femmes politiques à retenir, la Franco-Péruvienne Flora Tristan (1803-1844), figure de la lutte sociale, créatrice du journal L'Union Ouvrière, l'une des mères du féminisme moderne. Engagée dans les idées socialistes et contre l'esclavage, elle écrit un manifeste sur "La nécessité d'accueillir les femmes étrangères", décide de fuir les violences conjugales, échappe à une tentative d'assassinat par son ex-conjoint, et milite pour la légalisation du divorce.

Anne-Josèphe Théroigne de Méricourt (1762-1817), femme politique belge, seule femme présente dans les tribunes de l'Assemblée française lors de la Révolution de 1789, a plaidé en faveur de l'élargissement des droits civils. Elle a fait campagne pour l'abolition de l'esclavage, pour le droit des femmes à porter des armes et à se présenter aux élections.

La physicienne et chimiste polonaise Marie Curie (1867-1934), l'écrivain roumain Tristan Tzara (1896-1963) et la chanteuse, actrice et femme politique grecque Melina Mercouri (1920-1994) font partie des noms familiers. L'acteur Louis de Funès (1914-1983) est issu d'une famille d'immigrés espagnols et le peintre Pablo Picasso s'est vu refuser la nationalité française en 1940.

L'Autriche nous a donné l'actrice Romy Schneider (1938-1982) et l'Italie, l'acteur et chanteur Yves Montand (1921-1991), de son vrai nom Ivo Livi ; l'écrivain et dessinateur François Cavanna (1923-2014) et l'acteur et chanteur Serge Reggiani (1922-2004).

Né en Argentine, le romancier Joseph Kessel a été apatride avant d'obtenir la nationalité française. Charles Aznavour (1924-2018), quant à lui, est né sur la route, en exil, de ses parents arméniens apatrides qui fuyaient le génocide. Né en Tunisie, le dessinateur Georges Wolinski (1934-2015), de père polonais et de mère franco-italienne, a marqué la presse française avant d'être assassiné par des terroristes islamistes lors de l'attentat contre Charlie Hebdo en 2015 à Paris.

 

Les heures sombres

Certains de ces piliers ont construit l'histoire du pays en dépit des mauvais traitements d'une France engluée dans ses heures sombres (esclavage, guerres, colonisation, extrémisme, racisme, xénophobie). On pense au Sénégalais Jean-Baptiste Belley (1750-1805), vendu comme esclave et enrôlé de force dans l'armée française : militant pour l'abolition de l'esclavage, figure méconnue de la Révolution française, il devient le premier député noir de l'histoire de France.

 

 

On pense au pantomime cubain Rafael Padilla (1867-1917), connu sous son nom d'artiste Chocolat, qui naquit esclave et termina sa vie dans la misère.

Il y a aussi le militant tunisien des droits de l'homme Saïd Bouziri (1947-2009), qui a participé à la fondation du Mouvement des travailleurs arabes. Visé par la circulaire Marcellin-Fontanet et un arrêté d'expulsion en raison de son activisme, il a dû entamer une grève de la faim pour faire valoir ses droits auprès des autorités françaises.

On pense au sort des Harkis, au massacre des Italiens à Aigues-Mortes en 1893, aux réfugiés espagnols fuyant le franquisme à la fin des années 1930, parqués dans des camps de concentration, au massacre des Algériens à Paris en octobre 1961 et à la répression dans la station de métro Charonne en 1962.

On pense au champion de natation Alfred Nakache (1915-1983), né en Algérie, victime des lois antisémites de Vichy. Il participe aux Jeux olympiques de Berlin en 1936 avec l'équipe de France de natation. Au début des années 40, il est licencié de son poste d'enseignant et déchu de sa nationalité française, exclu des compétitions de natation parce qu'il est juif.

Nakache a été déporté à Auschwitz en 1944, où sa femme et sa fille de deux ans sont mortes. Il continue à nager dans le camp de concentration où il est surnommé le "nageur d'Auschwitz". Libéré en 1945, il retourne dans le sud de la France, affaibli par la déportation, mais se reconstruit et reprend la compétition. Reconnu pour son courage et sa résilience, Alfred Nakache a été intronisé au Temple de la renommée de la natation internationale.

 

De l'Algérie

Parmi ces portraits de la France, on retrouve l'homme politique Messali Hadj (1898-1974), figure de l'indépendance algérienne, l'écrivain Mouloud Feraoun (1913-1962) assassiné par l'OAS à Alger, ou encore Slimane Azem (1918-1983), qui a chanté l'exil et l'amour de l'Algérie. L'exposition inclut le rocker franco-algérien Rachid Taha (1958-2018) du groupe Carte de Séjour, qui a donné en 1986 un accent arabe à la chanson "Douce France" de Charles Trenet. Adepte de la fusion, mêlant rock, punk, raï ou chaâbi, il dénonce dans ses chansons la xénophobie, la haine de l'étranger. Son héritage est l'auteur-compositeur-interprète franco-algérienne Souad Massi, qui continue d'écrire et de chanter en arabe, en français et en amazigh, enchantant ses fans dans le monde entier.

Ami de Pierre Bourdieu, le sociologue Abdelmalek Sayad (1933-1998), surnommé "le Socrate de l'Algérie", a apporté un regard humain sur l'histoire des migrations. Quant à Ahmed Boughera El Ouafi (1898-1959), athlète et ouvrier champion du marathon des Jeux olympiques d'Amsterdam en 1928 sous les couleurs de la France, il sera oublié par l'histoire et finira sa vie dans la misère.

 

 

Parmi les artistes et intellectuels algériens, citons la musicienne et chanteuse Cheikha Remitti (1923-2006), vénérée comme la reine du raï, qui a provoqué les puritains en abordant des thèmes tels que l'amour, l'alcool, le plaisir charnel, la liberté ou le féminisme.

La romancière Assia Djebar (1936-2015), nom de plume de Fatima-Zohra Imalhayène, a été la première femme algérienne à entrer à l'Académie française. Nommée commandeur de l'ordre des Arts et des Lettres, elle revendique une écriture "d'urgence contre la régression et la misogynie", illustrant la vie d'héroïnes émancipées.

 

 

Quant à la diva de la chanson arabe Ouarda Ftouki (1939-2012), surnommée Warda al-Djazaïria et appelée "la rose algérienne", elle a épousé un homme qui lui interdisait de chanter. Connue notamment pour ses chansons patriotiques, elle chantera à nouveau après son divorce. Elle aurait déclaré : "C'est à Paris que j'ai appris à aimer mon pays, qui est l'Algérie, et l'Égypte, et à aimer la musique".

L'exposition nous fait penser à tant de femmes confrontées à la violence, comme Samira Bellil (1972-2004), victime de criminels misogynes, qui a bouleversé l'opinion publique en 2002 en dénonçant les viols collectifs dans son livre Dans l'enfer des tournantes, livre dans lequel elle rendait hommage au neuropsychiatre Boris Cyrulnik, marqué dans son enfance par la déportation de ses parents, immigrés d'Ukraine et de Pologne.

 

Moudjahida

Célèbre avocate, Gisèle Halimi (1927-2020), née en Tunisie, est connue pour avoir soutenu les militants nationalistes du Front de libération nationale (FLN) algérien contre l'armée française. Rêvant de changer les rapports entre les femmes et les hommes, elle a notamment défendu la moudjahida Djamila Boupacha. Halimi a également signé le manifeste des 343 pour obtenir la légalisation de l'avortement, et a gagné le procès de Bobigny avec la libération d'une jeune fille accusée d'avoir avorté clandestinement après avoir été violée.

Gisèle Halimi, née Zeiza Taïeb, a défendu les opprimés. Sa spécialité ? Mener des procès médiatiques pour faire bouger l'opinion publique et obtenir des avancées législatives majeures.

En chanson, Dalida (1933-1987), originaire d'Égypte, évoque la migration et le voyage dans la chanson "Salma Ya Salama" et dans "Les Gitans", une ballade sur les vagabonds qui n'ont pas de frontières ; elle célèbre les enfants du Pirée et la danse de Zorba. Peu avant son suicide, elle joue dans le film Le Sixième Jour du réalisateur égyptien Youssef Chahine, adapté du roman de l'écrivaine française d'origine syro-libanaise Andrée Chedid.

L'exposition nous transporte également au Sénégal, avec le boxeur Amadou M'barick Fall (1897-1925), dit Battling Siki et le poète, écrivain et homme politique Léopold Sédar Senghor (1906-2001) qui a développé le concept de négritude d'Aimé Césaire (1913-2008), écrivain et homme politique martiniquais entré au Panthéon en 2011.

 

"Paris, ma maison

Parmi les personnalités américaines, on trouve les danseuses Loïe Fuller (1862-1928), connue pour sa danse serpentine, Isadora Duncan (1877-1927), et Joséphine Baker (1906-1975), devenue résistante dans les années 1940, puis décorée de la Légion d'honneur. Joséphine Baker s'est engagée dans la lutte pour les droits civiques de Martin Luther King, Jr. Elle sera la première femme noire à entrer au Panthéon en 2021.

Il y a aussi les photographes Man Ray (1890-1976) et Berenice Abbott (1998-1991), et la poétesse et écrivaine Gertrude Stein (1874-1946) qui a dit : "L'Amérique est mon pays et Paris ma maison" : "L'Amérique est mon pays et Paris ma maison.

Immigration, intégration, questions identitaires, querelles de mémoire : l'exposition met en lumière les chocs de l'histoire, tragiques, glorieux ou fraternels, et l'ouverture au monde.

Ces dernières années, des voix se sont élevées pour réclamer l'entrée au Panthéon du résistant arménien Missak Manouchian (1906-1944), ouvrier et poète livré aux Allemands par la police française et fusillé avec ses camarades sur l'Affiche Rouge. Triste consolation, ainsi que cette Médaille de la Résistance française décernée à titre posthume en 1947.

Tristesse écrite sous la plume du poète Louis Aragon en 1955, qui dans ses "Strophes pour se souvenir", rend hommage à "23 étrangers et nos frères pourtant".

 

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