"Toute cette colère", une critique de Egypt +100 de Comma Press

2 août 2024 -
Quel peut être le travail de l'écrivain lorsque la science-fiction est déjà exploitée à des fins politiques des plus réactionnaires ?

 

Egypt +100: Stories from a Century after Tahrir, édité par Ahmed Naji
Comma Press
ISBN 9781912697700

 

Alex Tan

 

De tous les genres littéraires, la science fiction est sans doute l'un des plus équivoques politiquement parlant. Une histoire prédisant l'ascension de l'intelligence artificielle et son remplacement du travail humain sera-t-elle lue comme une mise en garde ou comme une invitation à ancrer les régimes techno-capitalistes dans nos sociétés ?

Dépeindre l'oppression n'est évidemment pas la même chose que l'approuver. Prenons La Servante écarlate de Margaret Atwood, œuvre fondamentale de la science-fiction anglophone et inaugurant un canon "dystopique féministe", le roman est parvenu à maintenir une distance critique suffisante par rapport aux horreurs d'un État misogyne fondamentaliste, et à les dénoncer au final. Amplifié par son adaptation télévisée en 2016 et par le renversement de l'arrêt Roe v Wade en 2022, l'avertissement d'Atwood est devenu étrangement prémonitoire - d'autant plus opportun et méritant d'être pris en compte que la vie semble imiter, voire dépasser, l'art dans son horreur à l'état pur.

Egypt +100 est publié par Comma Press.
Egypt +100 est publié par Comma Press.

Mais la frontière fragile entre la critique et l'adhésion, apparemment soumise aux vicissitudes du contexte et du lectorat, menace toujours de s'effondrer. Le problème à trois corps de Liu Cixin, une trilogie traduite du chinois qui a connu un succès international, fournit une éclairante étude de cas. En peignant ce que Chenchen Zhang a appelé "une version interstellaire de la théorie néoréaliste des relations internationales", la série de Liu semble avoir promulgué, ou du moins soutenu, les craintes darwinistes sociales d'extinction des civilisations dans le monde réel, sa cosmologie fictive a été utilisée comme du fuel pour les argumentaires des déterministes technologiques défendant une vision de l'autoritarisme fasciste qui s'est rapidement métastasée. Dans quelle mesure l'intention de l'auteur a-t-elle compté dans ces deux cas ? La postérité de la fiction spéculative dépend-elle en fin de compte de son type de lecteur ? Comment pourrions-nous aborder la science-fiction de manière plus large, autrement que seulement comme une prescription qui ne fait que confirmer nos visions du monde et nos préjugés ?

Cette myriades de questions flotte sur Egypt +100: Stories from a Century after Tahrir. Le recueil constitue le dernier ajout à la série vitale Futures Past de Comma Press, dont l'ambition louable est de pluraliser la science-fiction au-delà de l'Occident ajoute à son concept d'unité. Chaque volume est organisé selon les contours délicats de la collectivité et de la souveraineté nationales, en demandant spécialement aux contributeurs d'imaginer comment leur peuple pourrait s'en sortir un siècle après un événement bouleversant, et souvent cataclysmique. Pour les anciens candidats que sont la Palestine et l'Irak, les tournants choisis ont été, respectivement, la Nakba de 1948 et l'invasion menée par les États-Unis en 2003. Dans Egypt +100, le tournant est la révolution de janvier 2011, au plus proche de nous dans les mémoires, et donc là où l'on peut se projeter le plus loin dans l'avenir.

Le recueil est dirigé par Ahmed Naji, journaliste et écrivain égyptien incarcéré en 2016 pour "atteinte aux bonnes mœurs" avec son roman Using Lifeet qui vit aujourd'hui en exil aux États-Unis. Dans son introduction, il évoque le défi que représente le fait de déterminer les contours de la "science" et de la "fiction" dans la réalité, étant donné que les dictateurs arabes eux-mêmes font preuve d'un "appétit presque illimité pour l'esthétique de la science-fiction". Il suffit de penser au Neom de l'Arabie saoudite et à the Line, ainsi qu'à la nouvelle capitale administrative de l'Egypte. Quel peut être le travail de l'écrivain lorsque la science-fiction est déjà exploitée à des fins politiques des plus réactionnaires ? Plus que quiconque, Naji - de par sa position d'immigrant et son affrontement brutal à un régime répressif - est en mesure de réexaminer nos hypothèses sur le genre et de présenter une perspective, au moins, provisoire de son potentiel.

Compte tenu de la visibilité croissante de l'arabofuturisme en tant que mouvement culturel naissant, c'est le moment idéal de réaliser une telle anthologie. En témoigne, par exemple, l'exposition Arabofuturs - Science-fiction et nouveaux imaginaires présentée en ce moment à l'Institut du Monde Arabe à Paris. Elle présente une excellente sélection d'œuvres d'art contemporain de la région SWANA, sur des thèmes aussi disparates que l'archéologie, les cyborgs posthumanistes, les mondes organiques non anthropocentriques et le consumérisme effréné. S'inspirant de l'afrofuturisme - en particulier de l'œuvre de Kodwo Eshun, qui revoit sa position sur la politique du mouvement en la décrivant comme une "intervention dans la dimension du prédictif, du projeté, du proleptique" - le style naissant de l'arabofuturisme espère de la même manière défier et réécrire les pronostics orientalistes d'appauvrissement, de catastrophe et de guerre permanente. C'est peut-être cette politisation explicite qui distingue l'arabofuturisme des incarnations antérieures de la fiction spéculative dans le monde arabe - une généalogie que Naji replace dans l'histoire et retrace avec perspicacité pour la littérature égyptienne dans sa préface.

La révolution y émerge comme un cadre spatio-temporel important, particulièrement aujourd'hui, face à l'interminable génocide que la machine de mort israélienne continue d'infliger aux corps palestiniens. Où vont les énergies et les affects révolutionnaires une fois qu'ils sont brutalement éteints ? En recoupant les histoires de Egypt +100, c'est l'anticipation par chaque auteur de l'héritage de Tahrir - la forme que prendra sa mémoire et la manière dont elle pourrait resurgir dans le terreau de la conscience si elle était momentanément réprimée dans l'oubli. "Oral History of a Past, Obsolete and Forgotten" de Yasmine El Rashidi est le seul texte écrit en anglais, il aborde de front l'atténuation de l'histoire à travers l'ascension d'un royaume virtuel connu sous le nom de "verset". Dans ce royaume, toutes les interactions et opérations humaines ont été rendues incorporelles. L'idée d'un rassemblement "en chair et en os, dans les rues", si étrangère à l'expérience de la narratrice, n'arrive que sous la forme d'un récit transmis à l'oral par sa grand-mère. Alors que l'espoir naissant de la révolution de 2011 signifiait "tout" pour cette génération, ses descendants ont perdu le contact avec ses promesses, assimilés à un monde vide, dominé par l'IA, trop rapidement et sans s'être posés de question.

Effacer le passé, c'est sans aucun doute amputer politiquement tout un peuple. Ces nouvelles sont des arguments en faveur de la préservation des archives, des hommages à l'importance de l'éducation intergénérationnelle. "Unicorn2512" de Nora Nagi (traduit par Mayada Ibrahim) présente également un métavers dans lequel les places publiques sont interdites, même numériquement, ce qui élimine d'office toute possibilité d'insurrection. Sa protagoniste, connue uniquement sous son pseudonyme à l'écran, est un jour frappée par le désir d'écrire une histoire et d'"ouvrir le langage". Rassembler des mots s'avère être un acte révolutionnaire alors que la plupart d'entre eux ont été interdits, et, alors qu'elle lit sa composition à haute voix, elle sent sa voix s'éteindre et son personnage pixelisé se dissoudre. Mais sa mort suscite de nouvelles assemblées de personnes qui se relaient pour réciter ses écrits. Dans un élan d'optimisme rare dans le recueil, l'histoire de Nagi se termine par une rue qui se transforme "soudain en place publique" et se rassemble autour de sa martyre.

Outre l'hégémonie technologique, Egypt +100 accorde également une place de choix à l'inévitabilité du désastre écologique et à l'aggravation du fossé entre riches et pauvres qui en découle.

La suprématie des algorithmes atteint son apogée dans "The Solitude of Prince Boudi" d'Ahmed Wael (traduit par Raphael Cohen), qui met en scène un "nuage numérique" omnipotent régissant l'humanité. Pourtant, ce postulat est peu exploité par l'histoire, qui laisse place à des rebondissements et à des ricochets inattendus. Constituant une des contributions les plus étranges de l'anthologie, la pièce hilarante de Wael se déroule dans les théories conspirationnistes de l'illégitimité et de la paternité désavouée, l'éponyme Boudi construit résolument son identité sur la croyance qu'il est l'héritier du trône du roi Farouk. S'attirant les moqueries des officiers, il trouve une compensation dans son mariage avec Katerina, une Russe rusée et douée d'un sixième sens. Elle comprend vite la valeur divertissante de ses délires et les consacre dans un roman, bientôt salué comme un chef-d'œuvre. Le conte, transformé en monnaie d'échange sous le couvert de l'amour, attend le prochain successeur crédule qui mordra à l'hameçon.

Outre l'hégémonie technologique, Egypt +100 accorde également une place de choix à l'inévitabilité du désastre écologique et à l'aggravation du fossé entre riches et pauvres qui en découle. Le protagoniste privilégié de Michel Hanna dans "Encounter with the White Rabbit" (traduit par Mohammed Ghalayini) habite dans la capitale fermée et ne s'est presque jamais aventuré dans le Caire, désormais envahi par les migrants et dans les régions avoisinantes. Il ne sort qu'en désespoir de cause, pour chercher des médicaments contre le cancer pour sa femme mourante. "Drowning" de Heba Khamis (traduit par Maisa Almanasreh) présente une vision cauchemardesque du Caire en tant que destination touristique pour les riches, semblable à Venise, alors que la montée incessante du niveau de la mer contraint les habitants les plus fortunés des gratte-ciel à quitter leur résidence. Animées par des esprits morts-vivants et des prophéties, les eaux apparaissent mystérieusement teintées de sang. "The Wilderness Facilities" de Mansoura Ez-Eldin (traduit par Paul Starkey) décrit une Égypte qui a relégué ses rebelles aux marges et rasé leurs villages pour les laisser à l'état de ruines. L'architecture, "vénérée" comme un signe avant-coureur de la "civilisation", fonctionne également comme un outil de contrôle carcéral.

À travers ces angoisses croisées, certains écrivains révèlent une préoccupation pour la question de la reproduction alors que la planète brûle. "The Mistake" de Mohamed Kheir (traduit par Andrew Leder) présente l'absence d'enfant comme une forme de dissidence, tandis que "Mama" de Camellia Hussein (traduit par Basma Ghalayini) imagine une mère qui, comme Sethe dans le roman Beloved de Toni Morrison, doit tuer son enfant pour éviter qu'il n'entre dans le "giron de l'État" et qu'il ne soit littéralement refait à l'image du dictateur au pouvoir.

"The Tanta White People Museum" d'Ahmed Naji (traduit par Rana Asfour) constitue un autre point fort. Sa satire hilarante repose sur une inversion totale des hiérarchies raciales, envisageant un Nord global érodé de l'intérieur par l'intensification du nazisme et le déni du changement climatique.

Bien que les pièces susmentionnées traitent toutes de questions relativement bien définies, les histoires les plus émouvantes sont probablement celles qui échappent à toute catégorisation. Elles se distinguent par la sublimation de leurs préoccupations dans des scènes et des intrigues qui donnent l'impression d'être des extraits d'œuvres plus longues, des aperçus d'univers entiers et palpitants. J'ai été très amusé par "God Only Knows" du célèbre chroniqueur satirique Belal Fadl (traduit par Raph Cormack), qui met en scène un mufti ayant hérité de la vocation de son grand-père et de son père, qui consistait à émettre des fatwas pour guider les musulmans dans les questions insurmontables de la vie quotidienne. Plus qu'une chronique prospective, le narrateur évoque des questions telles que l'utilisation des technologies de la réalité virtuelle pour résoudre les conflits conjugaux ou la possibilité de se marier entre personnes du même sexe lorsque la sécheresse et la famine mondiales mettent en péril l'avenir de la procréation. Les fatwas servent de rempart pour rassurer les masses aux prises avec les changements d'une époque instable, le narrateur, un mufti qui souffre depuis longtemps, avoue avec tristesse se sentir "comme un talisman plutôt qu'une personne".

"The Tanta White People Museum" d'Ahmed Naji (traduit par Rana Asfour) constitue un autre point fort du recueil. Sa satire hilarante repose sur une inversion totale des hiérarchies raciales, envisageant un Nord global érodé de l'intérieur par l'intensification du nazisme et le déni du changement climatique. Pendant ce temps, le monde arabe gagne en unité et en prospérité économique. Une épidémie foudroyante précipite la mise au point d'un vaccin qui guérit au prix d'un assombrissement de la peau - un clin d'œil, peut-être, au livre de George Schuyler, Black No More qui présente le scénario inverse. Comme on peut s'y attendre, les Blancs résistent à l'inoculation, "la considérant comme une atteinte à leur spécificité culturelle". Ils sont bientôt pratiquement éteints, la blancheur devenant une position identitaire marginale, "réécrite par les puissances islamiques dominantes". Cette mise en scène élaborée et pleine d'humour constitue la toile de fond de l'enchaînement principal des événements, au cours duquel le fondateur d'un "musée des Blancs" doit faire face à la perspective d'attaques terroristes.

De tous les récits de Egypt +100, le texte d'Ahmed El-Fakharany "Everything is Great in Rome" (traduit par Robin Moger) est celui qui m'a le plus impressionné•e. Dans ces pages vives et palpitantes, la place Tahrir est transformée en colisée romain et des combats de gladiateurs sanglants offrent une distraction plus que nécessaire à la population. En arrière-plan se cache la disparition énigmatique, cinq décennies auparavant, d'un leader connu uniquement sous le nom de Notre Seigneur, autour duquel flotte l'aura brûlante de la sainteté. Lorsque le combattant Abdel Moula, jusque-là jamais battu, reçoit l'ordre de mettre en scène sa propre défaite dans un match contre Notre Seigneur, la décrépitude corporelle et le mythe messianique s'affrontent jusqu'au bout - et la mort commence à ressembler à la vie éternelle.

Tous les textes de l'anthologie ne sont pas conçus avec la même profondeur et la même souplesse, et il n'est pas nécessaire qu'ils le soient. Certains fonctionnent comme des expériences philosophiques, des présages extrapolés à partir d'un présent déjà à la limite de l'invivable. D'autres s'épanouissent dans l'absurde, s'efforçant de susciter le rire. Qu'ils soient moroses ou détachés, fervents ou ironiques, tous les auteurs semblent unis par leur désir d'arracher l'Égypte à sa morosité post-révolutionnaire - la désillusion, le néolibéralisme et son avenir bradé à bas prix dans lesquels elle plonge de plus en plus profondément.

Et pourtant, rien n'est encore irrévocable, insistent les auteurs. Comme se le demande le protagoniste de la "Encounter" de Hanna, en voyant ce qui était la place Tahrir engloutie sous un déluge, "la question était : qu'est-il advenu de toute cette colère". Naji, le merveilleux directeur de la collection, indique de manière convaincante dans son introduction que la non-linéarité du temps grammatical en arabe est un trope d'orientation pour le domaine émergent de l'arabofuturisme. Dans la fiction d'El Fakharany, les "merveilles" et la "science-fiction" côtoient les traces d'un "passé lointain". Si le temps peut être si élastique, verrons-nous, en tant que lecteurs, un moyen de dépasser cet ouroboros pour retrouver la colère qu'ils ont un jour hébergée - afin qu'elle puisse un jour revenir à la vie lumineuse ?

 

Laissez un commentaire

Votre adresse électronique ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont marqués d'un *.

Devenir membre