Chère Souseh, une meilleure amie déçue

Chère Souseh.

21 NOVEMBER 2025 • By Lina Mounzer

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L’amitié est peut-être la plus complexe de toutes les relations humaines parce qu’elle peut s’affranchir des cadres traditionnels que les autres ne peuvent pas éviter. Elle peut, en effet, échapper aux limitations d’âge, de genre et de classe.

Chère Souseh, 

M et moi sommes amies depuis que nous sommes toutes petites. En grandissant, nos vies étaient quasi entremêlées : nous vivions dans le même quartier, allions au même lycée, et même nos mères étaient des amies proches et la confidente l’une de l’autre. C’est une amitié qui a duré des décennies, qui a survécu à des divorces, des tragédies familiales, et même à un diagnostic de cancer. C’était l’amitié féminine par excellence. Mais aujourd’hui, j’ai l’impression que je suis de moins en moins proche de M. Notre amitié semble avoir perdu quelque chose en cours de route.

Au début de la vingtaine, M est retournée au Moyen-Orient pour commencer une nouvelle vie et fonder une famille avec son mari. Naturellement, ces longues périodes passées loin l’une de l’autre, en particulier pendant ces années où chacun apprend le plus de la vie, ont également créé une distance émotionnelle. Nous nous revoyions néanmoins chaque été, lorsqu’elle revenait rendre visite à tous ceux qu’elle connaissait dans la ville nord-américaine où nous avons grandi. Au début, cette réunion estivale annuelle était agréable et amusante : nous retournions dans tous les endroits où nous passions du temps ensemble quand nous étions jeunes, nous nous rappelions les souvenirs du lycée et de nos petites rébellions de l’époque, et nous parlions pendant des heures de tout ce qui s’était passé dans nos vies respectives depuis sa dernière visite.

Mais au fil du temps, les différences sont devenues de plus en plus évidentes. Elle s’est mariée à un homme issu d’une famille très riche, a fondé sa propre famille et mène une vie beaucoup plus traditionnelle que celle que nous avions nous-même vécue. Je ne me suis jamais mariée et n’ai jamais eu d’enfants. Je suis artiste, célibataire, avec un revenu modeste et un mode de vie quelque peu non conventionnel. Ses problèmes me sont devenus de plus en plus étrangers, et nos centres d’intérêt ont complètement changé au fil des années. Pourtant, chaque été, nous prenons le temps de nous voir et de renouer le contact.

Aujourd’hui, j’ai l’impression que nous passons la plupart de notre temps ensemble à parler de sujets qui ne m’intéressent pas, et je vois bien que lorsque je commence à parler de mes propres problèmes ou que j’essaie de discuter de mes centres d’intérêt, son regard se voile. Nous ne parvenons pas à nous mettre d’accord sur les activités que nous pourrions faire ensemble parce que nos convictions divergent et nous finissons par passer ensemble ce que je considère comme des moments forcés et vides de sens. Elle continue de me contacter pour que nous nous voyons et j’accepte toujours, peut-être par respect pour l’histoire que nous avons partagée. Mais la vérité, Souseh, c’est que je n’apprécie vraiment plus le temps que je passe avec elle. J’aimerais pouvoir pointer du doigt un conflit clair ou une rupture qui rendrait ce problème plus facile à résoudre, mais j’ai l’impression que le temps de notre amitié est simplement épuisé. Je ne sais pas comment ni pourquoi nous devrions rester amies alors que même la nostalgie que tout cela suscite a depuis longtemps disparu. Est-ce que je devrais lui dire franchement ce que je ressens ? Est-ce que je devrais m’éloigner progressivement jusqu’à ce que nous cessions toutes les deux de nous accrocher à ce que nous ne pourrons jamais retrouver ? Est-ce que nous pourrons encore trouver une place pour cette amitié alors que nos convictions profondes sont si différentes ?

Signé : une Meilleure Amie Déçue.

Dear Souseh

Chère Meilleure Amie Déçue, 

Vous vous posez l’une de ces questions qui, même si la plupart d’entre nous se les sont posées à un moment ou un autre de leur vie, n’ont, malgré cela, pas de réponse standard ou claire. Car en réalité, comment rompre avec un ami ? Et quel est le bon moment pour le faire ? À bien des égards, la chose est plus simple dans une relation amoureuse, car les informations culturelles sur le rôle qu’un partenaire doit jouer dans notre vie ne manquent pas. Les amitiés sont beaucoup plus nuancées, beaucoup plus délicates et complexes. Ce sont peut-être les plus complexes des relations humaines, car l’amitié peut s’affranchir des cadres traditionnels que les autres ne peuvent pas éviter. Elle peut, en effet, échapper aux limitations d’âge, de genre et de classe de différentes manières alors que les autres relations humaines ne le peuvent pas. Nous avons, en plus, le droit d’avoir une multitude d’amis, et, qui plus est, nous avons aussi le droit de les voir comme innombrables au cours de notre vie, et ce sans jamais qu’une amitié n’annule les autres. Ces différentes amitiés font ressortir différentes facettes de nous-mêmes, puisent dans différentes ressources émotionnelles, à leur tour elles inspirent différentes conversations et différentes façons d’être. Il est souvent naturel, facile et organique de devenir amis. Dans le meilleur des cas, le travail nécessaire pour les entretenir semble se faire sans effort, il est même agréable, comme une forme d’hygiène mentale. C’est à la fois une pause et un réconfort dans le travail plus nécessaire que nous menons pour naviguer au cœur de nos relations familiales, professionnelles et amoureuses.

Mais même les amitiés les plus fortes peuvent être touchées par ce mal qui entraîne la plus grande des souffrances : le déséquilibre. Rien n’est plus douloureux et destructeur pour une relation que ce sentiment. Lorsqu’une personne aime l’autre davantage, ou aspire à quelque chose — du temps, de la réciprocité, une certaine intimité — que l’autre personne ne peut ou ne veut pas lui offrir. Ce déséquilibre est impossible à quantifier, et encore moins à définir. Et même lorsqu’on croit qu’enfin ! la dernière tendance en matière de thérapie nous a fourni les bonnes catégories pour nous permettre d’énumérer les lacunes émotionnelles au sein d’une relation, la nature sauvage des sentiments reprend le dessus et continue d’échapper à ces dites catégories.

Ce que vous avez ici, chère Meilleure Amie Déçue, c’est une amitié où l’ancien équilibre qui la maintenait n’existe plus. C’est une amitié où l’une des parties (ou peut-être les deux, en réalité nous ne le savons pas vraiment) souhaite passer moins de temps ensemble. Ou peut-être, en fait, du temps où personne n’essaie de forcer une version de cette intimité qui n’est plus d’actualité. Mais il est difficile de la recalibrer sans tout bouleverser. De plus, je ne suis pas sûre que ce soit ce que vous souhaitiez réellement faire. Dans votre lettre, vous posez plusieurs questions contradictoires, comme le font la plupart des personnes qui écrivent à cette rubrique, ainsi que je l’ai découvert au fur et à mesure. Commençons par la dernière. Pouvons-nous encore trouver une place pour l’amitié lorsque nos convictions profondes sont si différentes ? En théorie, oui, à condition que ces « convictions profondes » ne soient que des différences de mode de vie et d’opinion et non des valeurs fondamentalement opposées. L’amitié peut se construire sur beaucoup de bases différentes, et la nostalgie en est une qui paraît assez solide. Une amitié que l’on a réussi à entretenir depuis l’enfance a également une valeur immense. Si le fait que quelqu’un nous connaisse de cette manière peut être contraignant, cela peut aussi être un moyen de mesurer les différentes versions de soi au fil des ans. Certes, on ne peut pas passer son temps à se remémorer le passé, mais si vous vous voyez au maximum une fois par an, cela ne peut pas vraiment faire de mal. Et pour quelqu’un qui a des enfants, comme elle, il y a quelque chose de réellement spécial à pouvoir les présenter à ceux qui vous connaissent depuis que vous êtes petit. Même si cet argument n’est peut-être pas le plus convaincant pour vous, il n’en reste pas moins significatif. Notez que je souligne ces points uniquement parce qu’il s’agit d’une amitié à laquelle vous n’avez pas à penser ou à laquelle vous n’avez pas à prêter attention de manière régulière. Cela dit, votre dilemme se résume en réalité à une seule phrase : « Je n’apprécie vraiment plus le temps que je passe avec elle. » Et vos deux autres questions, qui précèdent la dernière, demandent toutes deux comment vous détacher de cette relation. Il est intéressant de noter qu’elles ne demandent pas la permission (et là encore, l’expérience m’a appris que c’est une autre chose que beaucoup de personnes ont tendance à faire). Cela signifie que non seulement vous savez ce que vous voulez, mais que vous avez également largement résolu une grande partie de la culpabilité qui se cache derrière ce désir (car demander la permission à quelqu’un de ressentir ce que nous ressentons réellement n’est en fait qu’un moyen de se réconcilier avec sa culpabilité). Donc, vous voulez rompre, et la question est de savoir comment.

Les ruptures amicales sont déjà suffisamment difficiles à gérer en soi, car, comme je l’ai dit au début, l’amitié n’a pas un rôle qu’elle serait censée clairement remplir, et il n’y a donc pas de scénario pour aborder les raisons pour lesquelles une amitié particulière a pu nous décevoir. Et ici, c’est le cas de l’échec d’une amitié dans son ensemble, plutôt que le fait qu’une amie ait laissé tomber l’autre, car, comme vous l’avez dit, ce n’est pas une divergence, une dispute ou un défaut spécifique de sa part qui a précipité ce dilemme. Il s’agit plutôt d’une situation où les continents s’éloignent lentement et de manière continue, sans le bouleversement d’une activité sismique perceptible. Dans un cas comme celui-ci, mon conseil serait de suivre et d’accepter la lenteur de ce mouvement. Vous n’êtes pas face à une relation qui vous cause une douleur monstrueuse, ou qui vous blesse par des jugements sévères ou des valeurs diamétralement opposées. Si une douleur se fait sentir dans votre cas, je parierais que c’est avant tout une sorte de douleur de croissance, la douleur qui accompagne tout changement, même positif. Votre éloignement est la preuve douloureuse de la distance qui vous sépare désormais de votre enfance, peut-être de ce que vous espériez quand vous étiez enfant, peut-être de ce qu’espéraient vos parents, de vos racines culturelles, et tout simplement d’un type particulier d’intimité qui, comme toutes les intimités, est irremplaçable. Tout changement est toujours douloureux, car il montre le passage du temps. Ne laissez personne vous convaincre du contraire.

Mais j’ai une question à vous poser, chère Meilleure Amie Déçue. Sur le plan matériel, combien vous coûte le maintien de cette amitié ? « La vie est trop courte », nous dit-on dans les discours thérapeutiques à la mode, pour « perdre son temps » dans des « relations qui ne nous apportent rien ». Je vais soigneusement éviter d’ouvrir cette boîte de Pandore que constituent les mille questions soulevées par ces phrases entre guillemets. Prenons plutôt l’équation telle qu’elle se présente. Je vous repose donc la question : que vous coûte le maintien de cette amitié ? Il semble que cela ne vous prenne que quelques heures par an, pendant lesquelles vous devez supporter un peu plus d’ennui, de maladresse, de désagréments et peut-être quelques jugements (quoique légers, d’après votre description) que d’habitude. D’un autre côté, quel serait le coût de mettre fin à cette amitié une bonne fois pour toute ? D’autant plus que, d’après ce que vous dites, elle se brise déjà lentement d’elle-même. Vous êtes de moins en moins proches, vous passez de moins en moins de temps ensemble. La fin semble naturelle et organique, même si elle avance peut-être plus lentement que ce que vous le souhaiteriez. Ce n’est pas grave. Laissez les choses se faire lentement. Dans ce cas précis, il n’y a pas grand-chose à gagner à précipiter activement la fin du processus. Car la vie est, de fait, trop courte. Trop courte pour blesser inutilement ceux qui ne nous ont fait aucun mal. Les vieilles amitiés sont belles, enrichissantes et précieuses, car elles s’apparentent beaucoup aux relations que l’on a avec sa famille. C’est pour cette même raison qu’elles peuvent aussi être exaspérantes et fastidieuses, et parfois ressembler plus à une obligation qu’à autre chose. Mais c’est aussi pour cela que, dans de tels cas, et chaque fois que cela est possible, ces relations doivent, comme les relations familiales, être limitées afin d’être, en fin de compte, supportables.

 

traduit de l’anglais par Marion Beauchamp-Levet

Lina Mounzer

Lina Mounzer is a Lebanese writer and translator. She has been a contributor to many prominent publications including the Paris Review, Freeman’s, Washington Post, and The Baffler, as well as in the anthologies Tales of Two Planets (Penguin 2020), and Best American Essays 2022 (Harper Collins 2022). She is Senior Editor... Read more

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1 thought on “Dear Souseh: Bummed-Out Bestie”

  1. What a charming letter from Bestie and insightful advice from Souseh. It touched me deeply on a personal level having had experienced similar situations over the extent of my expatriate life. Friendships formed then dissolved over time due to distances.
    But the sweet memory of shared intimacies, the joy of togetherness, and the added value friendship bequeathes to our lives will always be cherished.
    Thank you for making me smile today.

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