Nous avons dansé

5 juillet 2024 -
Que ce soit par des exercices pour "libérer l'enfant qui sommeille en eux", la méditation ou la psychothérapie, des Beyrouthins cherchent à apaiser leur corps et leur esprit.

 

MK Harb

 

J’étais sur le balcon de Careema le soir où la danse entra dans ma vie. Elle avait demandé de l’aide pour rempoter la centaine de plantes qu’elle possédait et pour démêler les tiges de ce jardin de Babylone qu’elles formaient suspendues dans le ciel de Beyrouth. Je me suis accroupi devant des lys fanés, qui sentaient désormais l’urine de chat, et mes genoux ont craqué comme l’auraient fait des branches d’arbre. Ethnologue du malaise, Sasha l’a remarqué et m’a dit : “Je savais que le métabolisme ralentit quand on atteint la trentaine, mais là, tu commences à faire le même genre de bruits qu’une grand-mère de l’époque victorienne". Careema, qui avait tout l’air d'une fermière de la vallée de la Beqaa avec ses traces de terre sur les joues et les doigts, a ri et ajouté : « Même son humeur du moment est très vieux monde. Il lui suffit d’un martini et d’une œillade un peu émouvante et le voilà prêt à se lancer : ‘Approchez mes enfants, je vais vous raconter une histoire.’"

“Vous avez pas fini de me faire me sentir comme un vieux ? Bon, faisons une pause.", ai-je dit. Nous sommes rentrés à l’intérieur nous asseoir autour de la table dans la caverne bohème où s’empilaient les cartes coquines et les feuilles de dessin Hanshi où étaient gribouillées les révélations de la veille autour de minuscules cerisiers à côté d’un amas de cendre de bois de Palo Santo. Sasha a croisé les jambes comme l’aurait fait un Libanaise dans la cinquantaine et a allumé une cigarette, ce qui lui a immédiatement valu une réprimande de Careema : "Je t’ai dit qu’on ne fumait pas à l’intérieur."

“Tu sais que quand tu marches à Beyrouth, c’est comme si tu fumais à l’intérieur, hein ? Les Marlboro Light sont bien meilleures que les vapeurs des générateurs", s’est récrié Sasha.

“Revenons-en au problème principal : qu’est-ce que je vais faire pour mes genoux ?", ai-je dit. "Pendant ma dernière session avec mon psychanalyste, je me suis rendu compte que j’avais intégré la mélancolie de ma mère. C’est pour ça qu’ils craquent ?"

“La psychanalyse rend les gens plus fous", a rétorqué Sasha avant de manger un maamoul à la pistache en le coupant en deux avec ses dents, un parfum de fleur d’oranger a embaumé l’air. "Mmh ! C’est de la vraie pistache ? C’est devenu tellement rare depuis que l’économie a déraillé”, a-t-il commenté. "Bon, Malek, tu vois cet analyste depuis des années, et qu’est-ce que ça t’a rapporté ? Tout ce dont tu parles c’est de mère et de manque. Les hommes libanais naissent avec une obsession maternelle, tu n’as pas besoin de t’en rajouter une couche."

A ma grande surprise, Careema était d’accord avec Sasha et a rajouté : "C’est vrai Malek, tu es complètement bloqué dans le passé. Tu es censé guérir l’enfant qui sommeille en toi et avancer, pas rejouer ton enfance. Pourquoi est-ce que tu ne mets pas à la méditation ? Ça m’a toujours aidée."

Sasha a fini les dernières miettes de son maamoul et nous a dit sèchement, la voix plus rapide comme si un ventilateur était en train d’accélérer au fond de sa gorge : "Ne l’écoute pas, la méditation a été inventée par les Américains pour te faire revenir au travail. Des employés plus calmes sont plus productifs."

Careema a éclaté de rire et a dit : "Sasha, c'est une pratique ancienne. Qu'est-ce que tu racontes ?"

“On ne vient pas des civilisations de la vallée de l’Indus. La plupart des gens qui méditent le font en suivant les conseils de femmes blanches du Maine sur YouTube.", a-t-il poursuivi. "De toute façon, ce dont vous avez besoin tous les deux, c’est de sexe. Les guérisons les plus efficaces se font au lit."

"Je veux bien trinquer à ça", ai-je lancé en levant un verre de martini imaginaire.

Careema a levé les yeux au ciel et dit : "Ecoute." Sa voix était plus douce, ce qui indiquait généralement qu’elle était sur le point de prodiguer un conseil vraiment sincère. "Je commence ce cours de thérapie par la danse avec un mec qui s’appelle Siwar. C’est dans une vieille maison à Ein El Mrayseh. J’ai beaucoup d’amis qui se sont sentis vraiment plus légers grâce à lui. Il est convaincu d’être la réincarnation de la célèbre danseuse du ventre égyptienne : Tahia Carioca."

“Ahaha !”, Sasha a éclaté de rire. Il avait un rire si débordant qu’il aurait pu se répandre sur dix étages. "La réincarnation de Tahia Carioca ? Ça m’a tout l’air d’une arnaque. Et la seule chose qui peut devenir plus légère à Ein El Mrayseh, c’est ton porte-monnaie."

“Ça m’a effectivement l’air d’une arnaque, mais bon pourquoi pas ? Je n’ai pas dansé depuis que le Bardo a fermé,” ai-je répondu.

Careema m’a lancé un clin d’œil et nous nous sommes mis d’accord pour nous retrouver au studio de danse à midi.


C'était étrange d’être de retour à Ein El Mrayseh, c’était là où mes parents avaient vécu et une source de tristesse. J’étais né dans l’angoisse de mes parents devant les changements de leur ville et j’avais davantage vécu dans leur nostalgie que je ne l'avais fait dans les rues de Beyrouth. J’évitais donc les lieux qui leur étaient hantés et ceux qui déclenchaient de mauvais souvenirs, comme ceux de l’opération Wimpy à Hamra ou le Casablanca à Ein El Mrayseh. Je ne voulais pas faire partie des ruines. “Nous avons vécu dans ce quartier pendant 300 ans", disait ma grand-mère, "et maintenant, il n’y a que des prostituées et un McDonald’s. Voilà ce qu’est devenu Beyrouth : des cuisses et des hamburgers !" Les Beyrouthins sont si fiers d’habiter le même quartier pendant des années, peut-être qu’ils imaginent qu’ils auront un prix de consolation pour ne pas avoir bougé. Mais maintenant que je suis de retour à Ein El Mrayseh pour danser, dans ce charmant cul-de-sac avec ses allées sinueuses, ses maisons au carrelage de granito et les bougainvilliers violets, jaunes et rouges parsemés sur toutes les terrasses où le calme règne, une absurdité quand on pense qu’on est en plein Beyrouth à midi, je comprends mieux leur tristesse. Ils étaient tristes d’abandonner ce village de pêcheurs caché au beau milieu de la ville et d’être jetés dans le vrai Beyrouth pour être avalés par les tours et les escrocs.

Careema est arrivée alors que cela faisait déjà quelques minutes que j’étais perdu dans ma rêverie, et elle lança un "Yallah!". Elle portait ce fameux short jaune trop large, qui lui tombait juste au-dessus des genoux, et son regard brillait d’excitation devant toute cette nouveauté. Derrière elle se trouvait une maison quelconque sur laquelle un panneau indiquait Studio Tahia. Les murs étaient d’un jaune sale avec des boursouflures d’humidité, léguées par la mer à proximité. Il y avait une parabole sur le toit et une citerne d’eau cachée derrière une dizaine de plantes serpent hautes de plusieurs centimètres et qui semblaient monter la garde devant la maison. Son aspect tout à fait ordinaire et les rideaux accrochés aux fenêtres, qui ne laissaient qu’un tout petit écart pour pouvoir regarder ce qui se passait au dehors, ont piqué ma curiosité, je me demandais quel était le passé de ceux qui vivaient là et qui pouvaient observer le port de pêche sans être vus depuis leur fenêtre. Près de l’entrée, un homme torse-nu avait les yeux fixés sur la rue, comme s’il était en transe, son torse avait l’air plus parfumé que Beyrouth en août. Je lui ai fait un signe de la main et lui ai demandé comment était le cours, il s’est levé, a enfilé un t-shirt et m’a dit : "J’ai fait du cross-fit, des pilates, du yoga, et plein d’autres trucs du genre. Rien ne ressemble à ce cours-là."

Careema s'est frotté les mains. "Génial", a-t-elle dit, et j'ai hoché la tête en signe d'approbation.

A l’intérieur du studio règnait une odeur de sauge et de sel qui m’a brûlé les narines. Careema a pris une profonde inspiration et a déclaré : "Je suis chez moi".

“Et bienvenue chez toi !”, lui a répondu une assistante un peu extravagante en nous tendant deux serviettes banches sur lesquelles un « joie » rouge était brodé au milieu. "Careema et Malek, c’est ça ? Vous êtes là pour le cours de danse restaurative ?", nous a-t-elle demandé.

“C’est ça”, lui ai-je dit un peu hésitant. "Bienvenus ! On va bientôt commencer, il faudrait simplement que vous remplissiez les questionnaires santé", nous a-t-elle dit en bougeant dans la pièce, ses bracelets de cheville dorés tintant les uns contre les autres. Le questionnaire était un mélange de questions familières et inattendues. Il fallait indiquer si l’on avait de l’asthme, des problèmes cardiaques et un traitement médical, puis vinrent les questions plus étranges.

Avez-vous des antécédents de troubles somatiques ?

Dans quels organes le stress est-il retenu dans votre corps ?

Avez-vous une haine des cols trop serrés ?

Avez-vous, ou un membre de votre famille, subi un traumatisme grave ? 

Vos pieds touchent-ils le sol ?

Je n’étais pas sûr de ce que je devais dire, qui n’avait pas été traumatisé en vivant à Beyrouth ? J’ai donc mis "peut-être" pour chaque question.  


Dans la salle de danse, quatre personnes étaient assises sur le parquet, chacune blottie contre elle-même, dans sa propre zone de sécurité imaginaire. A travers la pièce, une ligne reliait les mots “raqs", "qalb" et "jasad", formant un triptyque basé sur la danse, le cœur et le corps. L’assistante a baissé l’éclairage et fermé les rideaux, Ein El Mrayseh est devenu invisible, nous n’aurions pas l’occasion d’y jeter un œil. Quand la musique a été lancée, les premières notes étaient jouées avec douceur par un groupe de ouds, le genre de mélodie qu’on pouvait entendre par une sombre nuit de Ramadan, elle a continué dans la même veine pendant quelques minutes alors qu’une voix inconnue et presque clinique nous a demandé de nous détendre. L’une des élèves du cours, dont le fessier semblait avoir été sculpté dans une roche antique, s’est levée et s’est mise à se balancer, guidée par la douceur de la musique, alors qu’elle dansait en même temps que la voix nous parlait. J’étais jaloux de l’aisance avec laquelle elle se mouvait devant de parfaits inconnus. Peu de temps après, les ouds se sont mêlés au rythme plus nerveux d’un tabla, le rythme s’est fait de plus en plus rapide jusqu’à aller se loger à la base de ma colonne vertébrale, j’ai alors fermé les yeux et me suis balancé sur la musique dans ma tête.

Une mélodie de tintements de bracelets soigneusement ponctuée de pas m’a ramené au studio et quand j’ai ouvert les yeux, j’ai vu un homme de grande taille, portant un costume de danseuse du ventre d’un rouge brillant. Il se tenait sous le chandelier en verre de Murano et semblait absorber les rayons de lumières qui descendaient sur lui. Un épais trait de khôl apportait du mystère à ses yeux et sur les côtés de son crâne rasé pendaient de larges boucles d’oreilles en or. Une ceinture où s’alignaient les diamants entourait sa taille, une bande de tissu rouge claire et formait une piste sur le sol, comme une carte qu’il semblait avoir parcourue à maintes reprises.

“Bienvenue à tous”, nous a-t-il dit en bougeant ses bras dans d’invisibles cerceaux suspendus dans l’air. Les tambours ont encore accéléré mais ils ne faisaient pas le poids contre la vitalité de son torse, qui dansait en alternant les moments de sensualité et de vulnérabilité. Il contrôlait chaque hanche avec une précision terrifiante, je me suis demandé comment un corps pouvait se faire architecture. Son ventre avait une bouche qui lui était propre, il bougeait comme s’il était indépendant du reste du corps, s’ouvrant et se refermant alors que son visage prenait l’apparence de quelqu’un au bord des larmes. Ses mains volaient dans la pièce comme des pigeons voyageurs, et quand elles sont revenues vers lui, il a souri. Nous étions un petit groupe d’élèves, mais l’intensité avec laquelle il nous avait ébranlés nous avait transformé en une foule pleine d’énergie. Je le regardais comme hypnotisé, et l’espace d’un cours instant, je me suis senti complètement présent.

Quand il a eu fini de danser, nous nous sommes tous regardés en nous demandant si nous devions applaudir Siwar, qui, revenant sur terre de sa brume éthérée, s’était assis par terre et s’essuyait le visage avec une serviette. "Voilà l’état que je veux que vous incarniez à la fin de chaque cours”, nous a-t-il dit d’un ton empreint de compassion. "Maintenant, levez-vous et prenez-vous la main, ensemble nous allons former un souk, un marché de cœurs et d’esprits", a-t-il repris en s’approchant de moi et en me prenant la main gauche. "Fermez les yeux, et sans jugement, dites-moi ce qui vous amène ici." J’ai fermé les yeux et écouté les gens affirmer d’un ton nonchalant ou plein d’espoir que le chagrin, le changement ou l’ennui les avaient faits venir. Quand mon tour est venu, la seule chose que j’ai eu le courage de dire c’était que je venais à cause d’une douleur dans le cou. Siwar m’a chuchoté à l’oreille : “Est-ce que tu as déjà écouté ton cou ? Il pourrait te dire quelque chose." A ces mots, des picotements ont traversé mon corps, je ne savais pas bien si c’était à cause de l’euphorie ou de la peur d’être en présence de quelque chose de différent. Je me suis tourné vers Careema, qui était déjà en larmes et j’ai compris que Siwar allait devenir "sa personne". Elle avait une nouvelle "personne" tous les ans, qui lui permettait de passer un cap dans sa vie. C’était parfois un guérisseur de chakras, parfois un thérapeute sonore, et cette fois, c’était un danseur.

Nous sommes retournés à nos places et Siwar nous a demandé d’étirer nos jambes. "Regardez-les", nous a-t-il dit, "et remerciez-les pour toutes les fois où elles vous ont portés. Quand nous sommes petits, nous sommes proches du sol et nous y sommes connectés. En grandissant, nous perdons cette connexion et, à la place, nous nous concentrons sur un stress imaginaire qui viendrait du ciel." C’était la première fois que je prêtais attention à mes jambes et je me suis senti reconnaissant pour toutes les longues balades qu’elles m’avaient permis de faire et pour toutes les fois où je m’étais sorti, sur la pointe des pieds, de rendez-vous gênants grâce à elles. "Maintenant, levez-vous et faites bouger vos hanches et votre mâchoire du même mouvement. Droite, gauche, plus le mouvement est lent, mieux c’est", nous a dit Siwar. "Si vous vous mettez à pleurer ou à rire tout d’un coup, n’ayez pas peur. Avant de pouvoir danser, il faut que nous apprenions à contrôler les muscles profonds, qui stockent souvent nos émotions." J’ai essayé de faire bouger mes hanches en coordination avec ma mâchoire, mais c’était comme essayer de pousser des colonnes antiques. Siwar a traversé la pièce et placé ses mains sur mes hanches comme s’il domptait une petite peur qui y serait renfermée. Il m'a dit : "Lâche prise et sois un nuage. Le corps sait ce qu’il a à faire." J’ai tenté d’être un nuage mais mon esprit m'a répondu que les nuages étaient seuls, ils volaient là-haut dans le ciel, incapables de toucher ou même de s’accrocher à quelqu’un. Siwar a senti mon blocage et a envoyé une énergie pleine de grâce autour de moi. Il a eu un petit sourire satisfait en disant : "Tu vois qu'il y a une Shakira là-dedans. Laisse-la sortir."

Quand la fin du cours est arrivée, nous venions de passer une heure à apprendre l’anatomie des sensations dans notre corps, de la plante de nos pieds au sommet de notre crâne. "Il est maintenant temps de clôturer le cours. Je veux que vous dansiez pour le plaisir. Sautez, criez, tournez sur vous-mêmes, faites une danse du ventre, faites ce que vous voulez pourvu que vous vous laissiez aller", nous a dit Siwar. S’en est suivie une série de beats tantriques, interrompus par des bruits d’oiseaux tropicaux, et les gens autour de moi se sont lancés dans toutes sortes d’acrobaties incroyables. Careema était folle de joie, sa poitrine était si ouverte qu’elle semblait plus large que la mer entre nous.

“Bravo Careema ! Sois toi-même, sois simplement là", Siwar a ensuite tourné les yeux vers moi. "Plus de 'je me tiens debout et je regarde'", m’a-t-il dit. "Prends-moi la main et passons au-dessus de l’ancien toi", ce qui m’a conduit à passer en revue tous les souvenirs où je détestais les cours de sport à l’école et où les activités collectives me submergeaient, je me suis donc mis à tournoyer dans la salle comme un soufi en transe alors que plusieurs images de moi en colère, de moi en larmes et de moi parano apparaissaient. Quand la musique s’est arrêtée, je me suis retrouvé sur le parquet, essouflé, et Siwar se tenant au-dessus de moi. Il m’a simplement dit : "Tu es arrivé."

Depuis ce premier jour, Siwar est devenu notre rituel, plus nous prenions de cours, plus nous avions besoin de la danse supplémentaire. Sur ce parquet, nos membres se sont allongés, il nous a appris des ressorts théâtraux et des versions de notre corps dont nous ne soupçonnions même pas l’existence. On parlait de lui en buvant des verres et nous conseillions à tout le monde d’aller le voir pour soigner leur détresse. A chaque fois que nous quittions son cours, le monde revêtait des formes et des couleurs plus brillantes et une aisance générale nous enveloppait. Même Sasha admirait cette nouvelle version de moi. "Tu es passé d’une grand-mère de l’époque victorienne à Natasha Bedingfield en train de sentir la pluie tomber sur sa peau."


Six mois après le début de notre voyage avec Siwar, l’assistante nous a dit qu’ils nous avaient préparé une cérémonie spéciale. « On vous décernera un certificat pour marquer votre grand accomplissement », nous a-t-elle dit, les yeux étincelants. Ce soir-là, quand Siwar a ouvert la porte, il avait l’air plus fatigué que d’habitude et un sourire tentait de combattre l’épuisement de sa bouche. Il nous a complimenté sur nos tenues. J’étais en short, comme d’habitude, mais pour faire honneur à l’importance de l’occasion, Careema arborait un nouveau tailleur fluide, qui ressemblait à ce que pourrait porter un coach de vie. Il n’y avait personne d’autre dans le studio, et après nous avoir donner notre certificat inscrit en lettres dorées, il nous a amené dans son bureau, qu’aucun de nous n’avait vu. Il n’y avait ni table ni chaise mais simplement un hamac et un coin pour la méditation.

Son regard s’est porté sur sa gauche et il nous a dit : "Ça, c’est la véritable surprise." Sur le mur, il y avait ces grands posters aux images de mauvaise qualité, comme ceux qu’on peut avoir quand on imprime une photo d’un iPhone. "C’est un domaine à Ehden." Siwar a pointé le doigt vers une immense chaîne de montagnes vide et aux sommets enneigés. "C’est ma vision la plus importante”, a-t-il dit, "une communauté de danseurs guéris, loin du chaos et des intrigues de Beyrouth, au pied des montagnes." Il a posé ses bras sur nos épaules et nous a annoncé : "Je n’ai encore donné d’invitation à personne, mais ensemble avec certains membres de la communauté, nous avons réuni des fonds pour acheter ce domaine. Il nous manque encore 200 000 dollars."

“Evidemment, sentez-vous libre de contribuer à la hauteur de ce que la vie vous a donné, comme pour mes cours", a-t-il ajouté. Careema a hoché la tête sans rien dire et l’inquiétude a soudain envahi mon corps. Le studio qui semblait d’habitude baigner dans la joie, avait pris un air lugubre. Siwar me regardait d’un air vide et a dit : “Imaginez-nous simplement tous ensemble là-bas, en train de danser de trouver dieu au milieu des chênes et des genévriers." Je le regardais en retour, cette fois son visage était différent, il n’était plus Tahia la danseuse, mais Siwar, un vendeur dont le discours était écrit dans ses traits, il avait la même expression avide que j’avais vu si souvent sur les visages de Libanais à Beyrouth, ils vous vendaient une promesse. J’ai botté en touche en disant : "Ça a l’air magnifique. Immense, comme toi. Est-ce qu’on peut y réfléchir et revenir vers toi la semaine prochaine ?"

“Oui, j’ai un peu d’argent que je voulais investir, et j’aimerais beaucoup aider. Je vais en parler avec mon comptable", a dit Careema. Siwar a raffermi sa posture et avait l’air de vouloir en dire plus, mais il a simplement souri et dit : « Bien sûr, mon amour. Et maintenant, dansons.”

Lorsque nous avons quitté le studio, nous avons marché dans le silence du coucher du soleil jusqu’à ce que nous arrivions sur la corniche. "Je pense que je n’y retournerai pas", ai-je dit. 

“Pourquoi ? Il ne nous a pas forcé à payer quoi que ce soit. C’est juste une communauté. La moitié des montagnes du Chouf sont remplies de yogis et d’homéopathes, pourquoi est-ce que lui serait différent d'eux ?" a-t-elle répondu. "Les gens ont besoin de faire une pause face à la violence de cette ville."

"Ok, mais là, ça a l'air différent quand même. Et tu as vu combien il demande ? Mais qui a autant d'argent à dépenser en ce moment, enfin ?", ai-je insisté.

"C'est ton ancien toi qui parle. Ne redeviens pas cette personne," a-t-elle dit, son ton changeant de plus en plus.

"J'ai un mauvais pressentiment sur ce projet, et même si c'est douloureux d'abandonner la danse, ce ne serait pas une bonne idée d'y retourner", ai-je répondu.

"Je ne m'arrêterai pas juste parce que tu as peur", a dit Careema. "Je ne te dis pas d'arrêter, mais promets-moi de ne pas lui donner d'argent", ai-je répondu.

"Je ne le ferai pas", a affirmé Careema. Nous sommes alors restés silencieux, assis au bord de la mer, regardant les derniers rayons du soleil se dissoudre. 


Les premières semaines après avoir arrêté de voir Siwar ont été les plus difficiles. J’étais aux prises avec une rigidité qui allait et venait dans mes muscles, et j’étais plein de colère et de regrets. J’évitais de regarder mes pieds comme j’évitais ses appels, qui n’ont pas arrêté pendant un mois. Il a fini par abandonner et m’envoyer un dernier message. J’espère que tu danseras encore. Careema est restée une habituée du studio mais nous ne parlions plus de ses cours. C’était l’un de ces désaccords entre amis qu’on garde enfouis. Mais comme toutes les choses qu’on essaie de cacher, cela a fini par refaire surface. Un soir, Sasha et moi avons reçu un message d’urgence de Careema, qui nous demandait de la rejoindre au Salon Beyrouth, et quand nous sommes arrivés, nous l’avons trouvée assise au bar, triste, avec un verre de vin à la main.

"Qu'est-ce qui ne va pas ?", lui a demandé Sasha.

"Tu avais raison", a-t-elle dit. Je savais ce qu'elle voulait dire.

"Combien tu lui as donné ?", ai-je demandé.

"Heureusement, seulement quelques milliers de dollars. J'avais l'intention de monter jusqu'à 10 000", a-t-elle déclaré.

"De qui vous parlez ?", a demandé Sasha.

"Tahia Carioca", avons-nous répondu Careema et moi. "La semaine dernière, je suis arrivée au studio toute enthousiaste à l'idée de commencer mon cours de danse du ventre céleste, mais la seule chose que j'ai trouvée c'étaient des étudiants paniqués qui regardaient la porte qu'ils avaient laissée entrouverte et le studio qui était vide, il ne restait rien d'autre que le lustre dans le salon", a dit Careema.

Sasha a feint un soupir de sympathie, mais au fond de lui, il était heureux que sa vision cynique du mondes soit avérée la bonne. Il a pris Careema dans ses bras et lui a dit : "D'abord, il a volé la danse du ventre aux femmes, et maintenant il a volé ton argent. Je t'avais prévenue de ne pas rejoindre cette secte."

"Tais-toi, Sasha", ai-je dit. "Ne t'inquiète pas, nous finirons par le trouver. Il faut juste que tous ses élèves fassent un rapport pour former une grosse partie civile."

"On est dans un pays de voleurs. Tout le monde s'en fiche." Careema a levé les yeux de son verre de vin et, pour la première fois, j'ai vu sur son visage qu'elle était vraiment étonnée. "Nous le hanterons dans tous les cabarets du monde jusqu'à ce que nous le retrouvions", a déclaré Sasha, ce qui nous a fait rire tous les deux. 

Peu après que les plaintes aient été déposées, les rumeurs ont commencé à circuler. Certains pensaient qu'il avait déménagé au Venezuela, en utilisant l'argent pour ouvrir un studio avec son cousin à Caracas. L'homme torse nu que nous avions vu le premier jour, et que nous avions appris à connaître sous le nom de Youssef, a développé une obsession pour le retrouver, parcourant les montagnes d'Ehden avec son frère milicien et criant depuis sa jeep : "Si je te trouve, je te tue, espèce de canaille".

D'autres avaient encore foi en Siwar, comme Effat, qui était entièrement persuadée qu'il reviendrait. "Il n'a pas pu partir comme ça. Il se prépare juste pour que nous puissions le rejoindre au domaine, n'est-ce pas ?" m'a-t-elle demandé quand je l'ai croisée au supermarché.

Nous avons fini par abandonner, et comme beaucoup de choses dans la vie, nous avons oublié. Pourtant, de temps en temps, je me demandais : si je rencontrais Siwar, qu'est-ce que je lui dirais ? Je n'en ai jamais eu l'occasion, jusqu'à ce qu'un jour, des années plus tard, je me rende à une fête à Badaro. À minuit, alors que la foule grandissait, je suis sorti sur un grand balcon et j'ai entendu au loin une voix familière, qui dégageait une irrésistible combinaison de confiance et de compassion. "Je dirige ces rituels de randonnée restaurative dans tout le Liban. Vous savez qu'en grandissant, vous êtes davantage connecté avec le stress du ciel, mais en fait ce sont vos pieds qui vous ancrent. Vous arrive-t-il de regarder vos pieds et de les remercier ? Vous le ferez au cours de cette randonnée", dit la voix. Je l'ai suivie, et en regardant depuis le coin d'un mur, j'ai vu que c'était Siwar. Il n'y avait pas de costume de danseuse du ventre ni de mystique féminine. Il était en pleine forme, avec des biceps aussi gonflés que la circulation de Beyrouth, son crâne était couvert de cheveux. Il avait un look différent, bohème, il portait une bague en argent à chaque doigt et arborait un tatouage en forme de pyramide au milieu de la poitrine. Il m'a vu et la panique a éclairé son regard et l'a fait battre en retraite face à la femme avec qui il discutait. "Il se fait tard, il faut que je me sauve", lui a-t-il dit. 

Je me suis élancé sur le balcon, je courais après lui et dans les virages de la vie, mais il n'était plus là. De retour à l'intérieur de la maison, j'ai crié : "Siwar, tu es là ? Je sais que c'est toi", mais tout le monde est resté silencieux en me regardant comme si j'étais l'ivrogne de la soirée. Je suis retourné dehors, j'ai scruté les rues de Beyrouth et je tournais la tête dans toutes les directions jusqu'à ce que je le trouve en train de monter dans un taxi. Il m'a regardé, m'a souri et m'a dit : "Danse, tout simplement."

 

Mohamad Khalil (MK) Harb est un écrivain de Beyrouth. Il a obtenu son diplôme d’études supérieures en études du Moyen-Orient à l’Université de Harvard en 2018, où il a écrit une thèse primée sur l’évasion à Beyrouth. MK a été rédactrice en chef pour le Liban à Asymptote Journal (2020-2023), commandant et écrivant des articles relatifs à la littérature arabe en traduction. Ses œuvres de fiction et de non-fiction ont été publiées dans The White Review, The Bombay Review, BOMB Magazine, The Times Literary Supplement, Hyperallergic, Art Review Asia, Asymptote, Scroope Journal et Jadaliyya. MK Harb est un contributeur à Stories from the Center of the World : New Middle East Fiction, édité par Jordan Elgrably ((City Lights Books, 2024)).

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1 commentaire

  1. L'exploration de la version de MK de Beyrouth est toujours un plaisir, car elle entraîne le lecteur dans la tapisserie complexe de la ville et des personnages qui vivent dans son évasion forcenée.

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