La crise tunisienne sur fond de déni du racisme anti-noir au Maghreb

8 mai 2023 -

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Sarah Ben Hamadi

 

J'ai grandi dans un pays qui était constamment décrit comme une "terre d'accueil" et une "terre de tolérance". Pourtant, ces dernières semaines, la Tunisie a été au centre d'une controverse sur le racisme anti-migrants. Qu'est-ce qui a changé ?

Terribles étaient ces images de Subsahariens devant leurs ambassades cherchant à rentrer au plus vite dans leur pays. Les propos du président Kais Saïed, le 21 février dernier, ont provoqué une onde de choc dans tout le pays et au-delà. Evoquant un problème de flux migratoires, le chef de l'Etat, dans un discours surprenant, a pointé le danger démographique de l'immigration subsaharienne comme une menace pour l'identité tunisienne. Saïed a parlé de "hordes de migrants clandestins" dont la présence en Tunisie serait source de "violence, de criminalité et d'actes inacceptables", tout en insistant sur la nécessité de "mettre fin rapidement" à cette immigration.

Ces propos ont réveillé un monstre, celui du racisme latent, qui n'est pas limité à la Tunisie, mais présent dans toute l'Afrique du Nord.

J'ai dû lire trois fois la déclaration présidentielle pour me rendre compte que je ne rêvais pas. J'ai eu du mal à l'accepter et je n'étais pas le seul. Une grande manifestation dénonçant ces propos et soutenant les migrants a rapidement été organisée à Tunis par des citoyens et plusieurs organisations de la société civile, dont le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) et le Syndicat des journalistes tunisiens (SNJT). Juste après la grande manifestation, plusieurs organisations militantes antiracistes ont formé une coalition antifasciste et plusieurs universités, où étudient de nombreux étudiants subsahariens, ont publié des déclarations de soutien.

Mais si cette réaction de solidarité est louable, une partie de la population a trouvé refuge dans la déclaration de Saïed ; ainsi, des immigrés subsahariens ont dû quitter leur domicile et ont subi des violences. D'autres ont campé devant les sièges des ambassades de leurs pays ou devant le siège de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) en attendant d'être évacués. Pendant plusieurs jours, le débat sur les médias sociaux est devenu houleux, et parfois difficile à supporter. Qu'on le veuille ou non, le discours du président contre les migrants africains a légitimé un discours haineux, déjà présent dans la société.

Conscientes du malaise créé, les autorités ont tenté de rattraper le coup ; le ministre des Affaires étrangères Nabil Ammar a multiplié les interventions dans les médias pour rassurer les Tunisiens sur le fait que les déclarations avaient été mal interprétées. Le 6 mars, la présidence de la République a annoncé une série de mesures en faveur des étudiants et migrants subsahariens afin d'améliorer leur situation et de faciliter les opérations de retour volontaire pour ceux qui souhaitent rentrer chez eux. Un numéro vert a également été mis à leur disposition par les autorités pour signaler d'éventuelles violations. Deux jours plus tard, le président Saïed a accueilli à Tunis son homologue bissau-guinéen, Umaro Mokhtar Sissoco Embaló, et lui a dit que les Africains présents en Tunisie étaient des "frères", que l'objectif de son discours était de faire respecter "la légalité tunisienne concernant les étrangers". "Je suis africain et fier de l'être", a-t-il insisté.

Josiane, une Ivoirienne de 36 ans à qui j'ai parlé, vit en Tunisie depuis près de quatre ans et travaille comme femme de ménage. Elle a tenté à deux reprises la harga, la traversée clandestine de la Méditerranée, sans succès. "J'économise pour une nouvelle tentative", explique-t-elle. Elle attend son mari qui la rejoindra en Tunisie avant de retenter sa chance. "Il y a beaucoup de gens qui nous ont aidés ici, tout le monde n'est pas raciste, on le sait", dit-elle, comme pour me rassurer suite à la réaction de certains de mes concitoyens.

Le cas de Josiane n'est pas une exception. Loin s'en faut. La plupart des migrants subsahariens ne cherchent pas à s'installer en Tunisie, qu'ils considèrent comme une simple étape dans leur voyage vers l'Europe - une étape qui dure parfois des années, la Tunisie jouant le rôle de garde-frontière pour le vieux continent.

Depuis 2011, la crise en Libye a renforcé les flux migratoires vers la Tunisie. Selon un article du Monde du mois dernier, "la Tunisie est devenue le premier pays de départ des bateaux, devant la Libye", et les arrivées en Italie pourraient dépasser le chiffre record de 180 000 atteint en 2016. D'ailleurs, la Première ministre italienne, Giorgia Meloni, inquiète des vagues migratoires vers son pays, n'a cessé de multiplier les déclarations de soutien à la Tunisie. Lors d'un sommet européen en mars, Emmanuel Macron a appelé à son tour à "agir ensemble" au niveau européen, pour aider la Tunisie à appliquer un "contrôle de l'immigration".

 


Le racisme systémique en Tunisie n'a pas disparu par Khawla Ksiksi


 

C'est bien beau de relativiser et de nuancer la question, d'évoquer ces problèmes migratoires comme déclencheur de polémiques, mais il y a bien un racisme anti-noir en Tunisie, et il serait naïf de dire que ce racisme n'existait pas avant. Le racisme anti-noir en Afrique du Nord est ancré dans la société, on n'en parle pas.

Mais il suffit de rappeler quelques termes par lesquels les personnes de couleur sont désignées dans le dialecte tunisien pour se rendre à l'évidence : "kahlouche" est un terme péjoratif comparable au mot "nègre" ou "noir" ; et "oussif" est un synonyme du mot "esclave". Ces noms sont tellement ancrés dans le langage populaire que certains n'en voient même pas la connotation raciste.

Dans son article "Négrophobie, les damnés du Maghreb" publié dans la revue Orient XXI en août 2020, l'essayiste Rafik Chekkat articule clairement la situation : "Les sociétés maghrébines sont devenues récemment des terres de transit et d'immigration, ce qui a modifié la façon de penser et de parler de la race et du racisme. Le vocabulaire utilisé aujourd'hui à propos des exilés d'Afrique noire est très proche de celui utilisé en France à propos des Roms : assistés, parasites, délinquants, sorciers, sales et porteurs de maladies... Accusés en outre de voler le travail des nationaux, ils sont à la fois présentés comme vivant de la mendicité et de l'aide sociale (quasi inexistante), et comme des concurrents acharnés sur le marché du travail. Le terme "Africain" en est venu à désigner les Noirs du continent, comme si l'Afrique du Nord ne s'y trouvait pas vraiment".

Si la Tunisie a donné son nom à l'Afrique (Ifrikiya est le nom utilisé dans l'Antiquité), la plupart des Tunisiens se définissent comme arabes, méditerranéens et maghrébins - rarement comme africains. Pourquoi ce rejet de l'africanité dans les pays d'Afrique du Nord ? Pourquoi la notion d'"afro-arabité" n'existe-t-elle pas au Maghreb ? Le débat mérite d'être posé. Selon l'historien tunisien Salah Trabelsi, ce rejet de l'africanité au Maghreb s'explique par un stock idéologique dans tous les pays : "Qu'ils soient originaires ou non, les Noirs du Maghreb font l'objet d'une double discrimination et sont déconsidérés [en tant que citoyens]", écrit-il dans Le Monde.

Pourtant, la Tunisie a adopté en 2018 une loi contre les discriminations raciales. Première dans le monde arabe et musulman, cette loi criminalise les propos racistes, l'incitation à la haine, les menaces racistes, la diffusion et l'apologie du racisme ainsi que "la création" ou "la participation à une organisation soutenant de manière manifeste et répétée la discrimination" et prévoit des délits passibles d'un à trois ans de prison et d'une amende pouvant aller jusqu'à 3 000 dinars (1 000 euros).

Mais est-ce suffisant ?

Pas lorsque le racisme est ancré dans la société. Malheureusement, le racisme anti-noir a toujours existé au Maghreb, mais il était rarement abordé. Nous étions dans le déni, et les retombées de l'horrible discours de Saïed ont contribué à mettre en lumière la réalité commune de la Tunisie.

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