Cette étrange histoire mouvementée de Claire Messud -Revue de presse

31 mai 2024 -
Dans un roman peuplé de personnages hantés par des questions d'identité, Messud nous laisse entrevoir que ce qu'ils sont ne réside finalement pas dans la nationalité, mais plutôt dans une histoire familiale qui est, comme le dit le titre, à la fois "étrange" et "mouvementée".

 

Cette étrange histoire mouvementée  de Claire Messud
W.W. Norton, 2024
ISBN 978039363504

 

Katherine A. Powers

 

Cette étrange histoire mouvementée est le sixième roman complet de Claire Messud. Elle s'inspire de l'histoire de sa propre famille, dont une grande partie a été consignée par son grand-père paternel dans un manuscrit de 1 500 pages légué à ses petits-enfants. Certains aspects de cette histoire ont déjà été évoqués dans les œuvres précédentes de Messud, mais jamais de manière aussi précise. Il s'agit ici d'une exploration profonde et fictive des répercussions de l'exil des grands-parents paternels de Messud d'Algérie, pays qu'ils considéraient comme faisant partie de la nation française, tout comme ils étaient eux-mêmes français. La réalité, sinon la prise de conscience, a frappé avec le déclenchement de la guerre d'indépendance algérienne (1954 - 1962). En conséquence, les Messuds s'installent en France où, en tant que "pieds-noirs", ils n'ont pas trouvé d'accueil chaleureux. Exilés de leur terre natale ensoleillée, ils ont transmis à leurs descendants un sentiment de perte et de dislocation.

Cette étrange histoire mouvementée, Claire Messud
Cette étrange histoire mouvementée est publiée par W.W. Norton.

La famille du roman est celle des Cassar, colons français en Algérie depuis plus de cent ans. Mais nous sommes en 1940 et le premier coup est porté : la France est tombée aux mains de l'Allemagne nazie. Gaston Cassar, le chef de famille, est en poste à Salonique, en Grèce, en tant qu'attaché naval au consulat de France. Frustré par son inutilité dans le conflit, il rêve d'être en service actif et de combattre pour la France dans sa marine - dont l'avenir, étant donné le triomphe militaire de l'Allemagne, est incertain. Par ailleurs, ses deux enfants, François et Denise, lui manquent, mais surtout sa femme, Lucienne, à laquelle il est lié par un amour proche du besoin.     

En plus de l'exil, la grande déception de Gaston est d'avoir dû renoncer à son désir d'être écrivain et d'être obligé de poursuivre une carrière commerciale pour subvenir aux besoins de sa famille. Pendant et après la Seconde Guerre mondiale, Gaston, tantôt seul, tantôt en famille, déménage constamment, de la Grèce au Liban et à la Turquie, puis revient en Algérie et repart, pour finalement s'installer à Toulon, en France. Malgré ces bouleversements, Lucienne et lui s'accrochent à ce qu'ils considèrent comme leur identité essentielle. "Qu'est-ce que je suis ? [...] À quoi je sers ?", se demande-t-il au début de l'histoire. "Et la litanie que Lucienne et lui avaient plus d'une fois récitée ensemble lui revint en mémoire : Je suis méditerranéen, je suis latin, je suis catholique, je suis français. Tels étaient donc ses points d'ancrage : ces choses, a priori et immuables, le définissaient.

François et Denise considèrent que le mariage de leurs parents était idyllique, "fatal, mythique, énorme", un amalgame parfait d'amour, de compatibilité et de dépendance mutuelle à l'aune duquel ils jugeront leur propre vie - pas très favorablement. Pour François, le personnage le plus complexe et le plus minutieusement examiné tout au long du roman, la nationalité et la famille sont devenues un mélange d'ambivalence et d'insatisfaction. Il rejette la France, en partie parce qu'il a fréquenté un internat très dur à Paris, une ville si étrangère, humide, morne et sombre qu'il en a fait une dépression nerveuse. En outre, il n'a pas l'impression que la "francité" fait partie de sa personnalité, mais plutôt qu'il l' a "absorbée [...] de manière osmotique par la littérature, les films et les livres d'école". En 1953, il fréquente l'Amherst College dans le Massachusetts grâce à une bourse d'études, rejoint une fraternité, efface son accent français et embrasse l'Amérique. Mais un vague sentiment de perte et de rupture le tourmente, représenté avec force par Messud dans l'image des lettres que François reçoit de sa famille : "La petite pile d'enveloppes bleues de la poste aérienne sur le coin de son bureau, leurs timbres algériens, exotiques pour les frères de la fraternité, en grande partie déchirés, laissant, comme des blessures, les lettres blanches elles-mêmes partiellement exposées.   

François épouse Barbara, une Canadienne pour qui les États-Unis sont un "anathème". C'est donc un mariage difficile, source d'incertitude et d'aliénation. De plus, François, comme son père, doit abandonner la vie de l'esprit au profit d'une carrière dans les affaires pour subvenir aux besoins de sa femme et de ses deux filles. Cela implique des voyages constants, y compris un séjour en Australie. Contrairement à son père, François ne souffre pas stoïquement de l'adversité et des bouleversements. Il se sent perdu, seul, mal aimé, et sa frustration se traduit par des accès de colère. Sa sœur Denise, une créature fragile et nerveuse, idolâtre ses parents et les suit en France. Bien qu'elle ait un travail, et malgré une période d'engouement secret et illusoire pour un homme marié, ils sont sa vie. 

les Cassar sont préoccupés par l'histoire familiale et les questions d'identité nationale, ces dernières étant d'autant plus déroutantes que la France a rejeté le concept de pieds-noirs. Le mariage de Gaston et Lucienne est la seule chose sûre à laquelle les générations suivantes ont le sentiment d'appartenir, bien qu'en tant qu'exilés d'Algérie, le couple représente lui aussi une dislocation. Seule la troisième génération des Cassar, les deux filles de François et Barbara, Chloé et Loulou, peuvent voir l'Algérie pour ce qu'elle était : un pays occupé et exploité par des colons. Et cette réalité rend leur héritage national d'autant plus problématique.

L'intrigue n'a jamais vraiment été la préoccupation de Messud. Son intérêt réside dans le développement et la nature des relations entre les personnes, en particulier au sein des familles, et, souvent, dans leur rapport à la nationalité. Dans un roman rempli de personnages hantés par des questions d'identité, elle nous laisse voir que ce qu'ils sont ne réside pas, en fin de compte, dans la nationalité, mais plutôt dans une histoire familiale qui est, comme le dit le titre, à la fois "étrange" et "mouvementée". C'est d'ailleurs ce que semble croire Gaston qui, à l'instar du grand-père de Messud, se consacre à l'écriture de sa propre histoire familiale de 1 500 pages. La primauté de la famille est mise en évidence avec d'autant plus de force que Messud révèle, vers la fin du roman, un fait stupéfiant, antérieur et obscurément suggéré qui, lorsqu'il est révélé, s'apparente à un rebondissement de l'intrigue. Il s'agit d'une révélation surprenante qui donne lieu à une interprétation quelque peu différente de l'histoire qui vient d'être racontée. Le retard pris par Messud pour produire cette information est une touche de génie, et ce roman intensément ressenti et finement observé est sa plus grande réussite à ce jour.

 

Claire Messud est l'auteur de six ouvrages de fiction. Lauréate des bourses Guggenheim et Radcliffe et du Strauss Living Award de l'Académie américaine des arts et des lettres, elle vit à Cambridge, dans le Massachusetts, avec sa famille.

Katherine A. Powers a reçu la Nona Balakian Citation for Excellence in Reviewing du National Book Critics Circle. Elle est l'éditrice de Suitable Accommodations : An Autobiographical Story of Family Life : Les lettres de J. F. Powers, 1942 - 1963. Elle vit dans le Massachusetts.

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