Le mur dont nous ne pouvons vous parler

14 mai 2021 -

 

Nous ne pouvons pas vous parler de ce mur sans risquer d'être censurés ou poursuivis par les gouvernements qui ont juré de ne pas en parler aux médias et au public, mais notre collaborateur l'appelle « le mur des murs » ou « le mur fantôme » parce qu'il a été si bien gardé hors de notre radar. C'est le plus grand mur de sécurité du monde et l'un de ses secrets les mieux gardés. Ed.

Construire l'oubli

 

La plus grande structure répressive de l'histoire de l'humanité traverse le Sahara occidental, un impressionnant mur militaire de 2 700 kilomètres parsemé de plus de trois millions de mines terrestres et tenu en permanence par 140 000 soldats marocains. Ce mur militaire sépare les Sahraouis vivant sous occupation marocaine illégale de ceux qui vivent dans d'immenses camps de réfugiés à la frontière la plus occidentale de l'Algérie, avec une vaste interzone de territoires libérés, terres revendiquées par le Front Polisario, la branche armée de la RASD ( République arabe sahraouie démocratique). Malgré son gigantisme, ce mur répressif reste aujourd'hui pratiquement inconnu - un paradoxe à l'ère d'internet et des réseaux sociaux où nous croyons naïvement qu'aucune injustice ne peut passer inaperçue, convaincus que nous sommes d'être alertes et bien informés sur tous les sujets.

L'ahurissant mur du Sahara symbolise parfaitement le niveau d'investissement que le Maroc consacre à la répression du peuple indigène sahraoui, à l'annexion de ses terres et à la spoliation de ses ressources naturelles. Sous le couvert du mur, c'est en toute impunité que le royaume marocain s'est livré au vol organisé des mines de phosphate les plus riches du monde, tout en autorisant la pêche industrielle dans les eaux côtières du Sahara, parmi les plus riches du monde, et en vendant illégalement des blocs d'exploration de pétrole et de gaz aux grandes compagnies pétrolières internationales.

Ici, le terme de stratégie est inapplicable car nous ne sommes plus dans le domaine de la politique ordinaire. C'est l'intégration phénoménologique de « l'infamie des murs », une exception des temps modernes où un pouvoir tyrannique applique des mesures extrêmes pour résoudre des besoins momentanés, confondus avec des nécessités plus permanentes, et revient à la technique féodale de la construction d'un mur. Mais dans ce cas, l'ingéniosité moderne pervertit les origines défensives du mur pour le transformer en un outil d'oppression implacable.

Le premier mur de ce type à être construit à l'époque moderne a été élevé par les nazis pour faire du ghetto de Varsovie un camp de la mort dans un environnement urbain. Le deuxième fut le mur de Berlin, dont le monde ne s'est toujours pas remis malgré sa destruction en 1989. Le troisième, et de loin le plus stupéfiant à tous égards, est celui financé par l'Arabie saoudite et construit par Israël pour le royaume du Maroc avec l'aide de la France et des États-Unis au Sahara occidental, afin d'empêcher le peuple sahraoui de retourner sur ses terres. Le quatrième mur étant celui qu'Israël est en train de consolider pour encercler les Palestiniens. Mais c'est le mur du Sahara qui est de loin la plus incroyable construction de nature répressive de notre époque, plus proche du domaine de la science-fiction que de la réalité.

Paradoxalement, Israël a une compétence considérable dans la construction de murs de répression, de surveillance et de séparation. Historiquement, Jérusalem avait fourni à Pretoria la technologie de surveillance de ses frontières avec la Namibie et l'Angola et avait construit la clôture électrique le long de la frontière du Zimbabwe pour aider l'Afrique du Sud à combattre l'ANC et la SWAPO. Cette expérience et celle qu'elle avait acquise lors de la construction de la ligne Bar-Lev construite le long du canal de Suez pendant la guerre du Kippour, ont été mises au service du Maroc pour construire le gigantesque mur militaire qui sépare les Sahraouis de leur patrie au Sahara occidental. À son tour, cette expérience s'est avérée vitale pour le mur qu'Israël a construit autour de la population palestinienne.

On dispose de peu d'informations et de peu d'images sur cet édifice, ce mur fantôme; malgré sa monumentalité, il a été construit en secret et reste largement inconnu du grand public en Occident — non pas que le mur soit invisible. C'est notre conscience collective qui a disparu, totalement absente face à une injustice massive, tant nous sommes pris par notre quête permanente de divertissement. Nous nous nourrissons de divertissement et nous fuyons tout ce qui pourrait remettre en cause les valeurs morales qui étaient les nôtres. Il est vrai que la censure de la presse concernant le mur du Sahara est totale ; en effet, toute la question de l'annexion unilatérale du Sahara Occidental par le Maroc a été effacée, mais cela n'excuse pas notre ignorance sur le sujet. L'invisibilité du mur malgré son gigantisme est le parfait reflet de la société incurieuse qui est la nôtre.

 

« Man : Forget » néon, 30 x 20 cm, 2016 (itération phonétique mots arabes signifiant Man comme dans mankind et le verbe to Forget), courtoisie artiste Jean Lamore.

 

Jamais les architectes de ce type de mur n'ont été dans leur bon droit, jamais ces projets de répression massive et d'enfermement des populations n'ont pu l'emporter sur la justice à long terme. Ce qui n'empêche pas chacune de ces constructions d'être une lourde hypothèque sur l'avenir de l'humanité. Les murs de ce type sont les indicateurs les plus fidèles de l'injustice.

Si le mur d'enclavement des Palestiniens n'est pas un secret, qui d'entre nous a entendu parler du mur du Sahara, quatre fois plus long et bien plus meurtrier ? La communauté internationale a encore le réflexe atavique de considérer la France comme l'autorité historique pour tout ce qui concerne le Maghreb, la nation qui en connaît les ficelles grâce à son expérience coloniale en Afrique du Nord. Mais en France, la liberté de la presse n'existe pas sur cette question. Pourquoi ? En dehors de la géopolitique évidente, de nombreux propriétaires des grands quotidiens français ainsi que des directeurs de médias possèdent leur propre riad (palais privé) au Maroc. Comment pourraient-ils alors permettre à un journaliste de publier un article ou de diffuser une émission allant à l'encontre des intérêts de leur hôte royal ?

Les rares journalistes qui parviennent à se rendre dans les territoires occupés du Sahara occidental sont régulièrement expulsés, leur matériel confisqué par les Marocains, (cinquante-six journalistes ont été expulsés du Sahara occidental pour la seule année 2014). De nombreux membres du Parlement européen enquêtant sur les conditions des droits de l'homme des Sahraouis ont également été expulsés sommairement par les autorités professionnelles marocaines. Même la Mission des Nations unies pour le référendum au Sahara occidental, (MINURSO), a subi l'humiliation de voir son matériel régulièrement confisqué par l'armée marocaine.

Par le paradoxe même de son gigantisme occulté, le mur du Sahara, le mur de tous les murs symbolise parfaitement cette forme très particulière d'oppression, de construction de l'oubli si massivement appliquée au peuple sahraoui.

C'est là que réside une cause majeure, fondamentale dans son symbolisme, un baromètre du droit international et de son échec. L'invasion et l'annexion unilatérale par la force du territoire voisin convoité du Sahara occidental par le régime expansionniste marocain en 1975, non sanctionnées par la communauté internationale, ont donné à Saddam le feu vert pour envahir de la même manière le Koweït. Les actions illégales ainsi laissées impunies encouragent les autres à faire de même.

Paradoxalement, certains des pires repaires de tortures sont ceux perçus comme des pays accueillants pour les touristes, passant pour des champions de la justice internationale. Cyniquement, le roi du Maroc Mohamed VI est allé jusqu'à organiser un Forum des droits de l'homme à Marrakech en novembre 2014, tout en réprimant brutalement les Sahraouis. L'autoproclamé "roi des pauvres" a été pointé du doigt par Le Monde en février 2015 comme l'un des protagonistes des Swiss Leaks de HSBC pour la fraude de millions d'euros.

La France détient la clé en ce sens que Paris est le complice du crime. En violation flagrante de la Charte des Nations Unies, et plus précisément de son article 24, la France abuse de son rôle de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, en opposant systématiquement son veto à toute motion visant à enquêter sur les problèmes de droits de l'homme dans ces territoires illégalement occupés par son partenaire, le Maroc. Pourtant, la résolution du conflit pourrait être simple : si Paris s'abstenait d'interférer et adoptait la position impartiale légalement requise de tout membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, le conflit aurait plus de chances d'être résolu. Mais Paris s'entête à jouer sa carte au Maghreb, favorisant systématiquement le Maroc, et s'opposant à l'Algérie et à la grande majorité des nations africaines favorables à l'autodétermination des Sahraouis. Au-delà du fait que la France entretient des liens commerciaux et politiques forts avec le Maroc, il est tentant de considérer que cette opposition réflexe à tout ce qui est algérien serait due au fait que la France n'a jamais digéré l'indépendance chèrement acquise de son ancienne colonie ; une sorte de rancune psycho-politique transmise aux générations successives de décideurs français depuis que l'Algérie a obtenu son indépendance en 1962. Et la France a traditionnellement compté sur la complicité du Maroc dans toute action entreprise contre l'Algérie. Dans cette relation, Rabat a très souvent fait le sale boulot pour Paris : faciliter l'arrestation de Ben Bella et d'autres protagonistes du mouvement d'indépendance algérien, et saisir les cargaisons d'armes destinées aux combattants de la liberté. La monarchie marocaine est un régime expansionniste, revendiquant historiquement un territoire allant jusqu'à Tombouctou, toute la Mauritanie, et tentant même de s'emparer d'un tiers du territoire algérien pendant la guerre des sables en 1963, l'année suivant l'indépendance chèrement acquise de l'Algérie en 1962.

 

 

La nation sahraouie, la RASD(République arabe sahraouie démocratique), constitue précisément le type d'exemple fécond de liberté que nous devrions chercher à découvrir de toute urgence en ces temps où les questions relatives au Moyen-Orient et à l'Afrique du Nord apparaissent souvent comme corrompues et marquées par le terrorisme. Voilà une jeune nation où la démocratie s'est imposée d'elle-même, où les combattants de la liberté ont déposé les armes et choisi la voie de la diplomatie et du droit international sans jamais avoir eu recours à une quelconque forme de terrorisme. Un pays où les droits des femmes sont respectés avec une parité sexuelle (les femmes ministres ont toujours fait partie des forces dirigeantes sahraouies). Cette jeune nation, où règne un islam modéré, détient le record d'alphabétisation du continent africain, avec 100 % de la population qui sait lire et écrire.

Le plus important, à mon avis, est le fait fondamental que cette nouvelle nation est reconnue par une majorité de nations africaines, des pays comme l'Algérie, l'Angola, le Nigeria et l'Afrique du Sud. Ayant acquis leurs propres droits au terme de luttes récentes et dures, leur vision des questions d'émancipation et d'indépendance est bien plus perspicace que la nôtre.

 

-JeanLamore, Paris, mai 2021

Artiste et écrivain, Jean Lamore est l'auteur des romans AKA Book of Fever et UQ11 L'Improbabilité de l'aube, et en italien Construzione del Oblio, Diario del Polisario et Vedere l'Occupazione. Pendant plusieurs années, il a été le rédacteur en chef fondateur de la revue glacée Mamba, un magazine de culture, de science et de politique. Ayant beaucoup voyagé en Afrique subsaharienne, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, ses articles ont été publiés, entre autres, dans Jeune Afrique, Africa International, Il Manifesto, El Moudjahid et le magazine NKA. Il a écrit et coproduit le documentaire Building Oblivion sur le grand mur de répression du Sahara occidental ; le film a été salué au troisième Festival du film des droits de l'homme de Naples. Lamore expose largement ses peintures et ses sculptures. Il est apparu régulièrement sur Canal Algérie, TV 5 Monde, France 24 et BBC World, et a participé à des conférences à la Sorbonne et à l'Assemblée nationale à Paris, à la School of Oriental African Studies (SOAS) de Londres, à l'Institut philosophique Suor Orsola Benincasa de Naples, à la Royal African Society de Londres, à Frontline de Londres, au Beirut Art Center (BAC) et à l'Arab Image Foundation de Beyrouth.

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