Trèfles et pastèques : La politique palestinienne à Belfast

4 octobre 2024 -
À travers un prisme de conflits, Stuart Bailie examine l'impact de la guerre à Gaza, qui dure depuis un an, sur la musique et la politique en Irlande du Nord. 

 

Stuart Bailie

 

Belfast est à 6 500 kilomètres de Gaza, mais l'empathie n'en est pas moins forte. Presque tous les samedis, un rassemblement a lieu dans ce petit port maritime industriel du nord-est de l'Irlande. Les habitants se rassemblent pour manifester leur soutien, défilant de Writer's Square jusqu'aux portes de l'Hôtel de ville. 

Il y a souvent un discours de Sue Pentel, de Jews for Palestine-Ireland (les Juifs pour la Palestine-Irlande), qui évoque les derniers décès et nouvelles effroyables. Mohammed Samaana est aussi un habitué, originaire de Naplouse en Cisjordanie, il travaille ici en tant qu'infirmier du National Health Service depuis plus de 20 ans. Il représente la campagne irlandaise de solidarité avec la Palestine et tente d'exprimer son immense angoisse. 

Certains de ces événements ont été soutenus par Amnesty International et le mouvement syndical. Elles présentent de nombreuses similitudes avec les manifestations que l'on peut voir à Londres, Glasgow ou Manchester. Les chants militants sont utilisés depuis des générations, ce sont notamment ceux contre la guerre au Viêt Nam. Si les noms des ennemis politiques ont pu changé, les crimes de guerre sont les mêmes.

Les artistes contre le génocide ont réalisé des dizaines de bannières en forme de cerf-volant, inspirées du poème

"Si je dois mourir" de l'écrivain, poète et universitaire palestinien Refaat Alareer. Il a été tué par une frappe aérienne israélienne à Gaza le 7 décembre de l'année dernière, avec six membres de sa famille.

En guise d'antidote, les marcheurs chantent "Bella Ciao", chanson italienne devenue un hymne antifasciste. Une chanson plus récente a été adaptée d'une scène du film "Hunger Games". Hunger Games : Mockingjay. Elle a été réécrite par l'influenceuse en ligne Maryam Amaria pour ces temps emplis de peur :

Des choses étranges se produisent
Les nouvelles mentent aussi
Et vous, et vous..,
Suivez-vous la vérité ?

De nombreux supporters de Belfast portent des drapeaux palestiniens ou le keffieh. Le graphisme de la pastèque (rouge, blanc et vert) rappelle qu'une nation peut être chérie même lorsque les drapeaux et les emblèmes sont interdits. C'est une chose que les nationalistes irlandais comprennent parfaitement.

Mothers Against Genocide est une présence puissante, marchant avec des photos encadrées des enfants morts à Gaza. Certaines Irlandaises ont avec elles des couvercles métalliques de vieilles poubelles. Pendant des générations, leurs familles ont fait tinter ces couvercles la nuit sur les routes pour avertir le voisinage de l'arrivée d'une patrouille de l'armée britannique.

Certains moments des manifestations du samedi sont expressément irlandais. Des organisations comme Cairde na Palaistíne Bhéal Feirste (les Amis de la Palestine de Belfast) chantent et scandent dans leur langue maternelle préférée, le gaélique. L'un des slogans habituels est le suivant Ní saoirse go saoirse don Phalaistín - Il n'y a pas de liberté tant que la Palestine n'est pas libre.

L'Irlande possède dans sa tradition folklorique une énorme réserve de chansons de lutte, dont certaines ont été ranimées à des fins nouvelles. "Oró sé do Bheatha 'Bhaile" (Santé ! Tu es le bienvenu à la maison) pourrait dater du XVIIIe siècle, ou même davantage. Elle a depuis été réécrite avant le soulèvement de Pâques 1916 comme un appel aux combattants irlandais pour célébrer le passé et se débarrasser des colonisateurs. La chanson a trouvé un nouvel usage lors de la récente campagne pour les droits linguistiques et elle est maintenant devenue une chanson pour la Palestine. Elle a même voyagé jusqu'au campus de l'université George Washington à Washington DC pendant les occupations étudiantes d'avril-mai.

À plusieurs reprises, les marches se sont arrêtées devant la Broadcasting House, siège de la BBC Irlande du Nord. C'est l'occasion pour les orateurs de dénoncer la partialité présumée des médias dans le traitement de l'information. Le 20 janvier dernier, 120 manifestants se sont tenus sur les marches de la BBC, portant des répliques des emblématiques gilets bleus de la presse, pour rappeler le terrible bilan des journalistes tués par les balles ou les tireurs d'élite des Forces de défense israéliennes.

Mustafa Osama est un autre habitué des marches pour la Palestine. Diplômé de l'université du Caire, il enseigne aujourd'hui la danse dabke traditionnelle dans sa ville d'adoption. Il apporte un moment de consolation bienvenu dans les rassemblements du samedi, en appelant ses étudiants pour une démonstration de culture levantine à l'Hôtel de ville. C'est l'occasion d'applaudir et de sourire, de vivre un moment de joie collective. Et le 15 juin, Mustafa a pris les choses en main en allant virevolter et en taper du pied devant les portes fortifiées de l'usine Caterpillar à Belfast Ouest, dansant pour s'attaquer à l'image des fameux bulldozers D9 de l'entreprise qui ont ravagé une grande partie de la bande de Gaza et de la Cisjordanie. Nous avons alors tous compris que le rythme qu'il donnait était celui de la résistance.



La Belfast créative et la résistance

Le 17 mars est le jour de la Saint-Patrick, où l'île honore son saint patron. C'est traditionnellement l'occasion pour les dirigeants politiques irlandais de se rendre à Washington DC et d'exercer leur "pouvoir vert", en offrant au locataire de la Maison Blanche des cadeaux et des flatteries celtiques. Le président Biden s'identifiant comme Irlandais, il a d'ailleurs visité ses racines ancestrales à Ballina, dans le comté de Mayo, en avril 2023, cette visite était particulièrement opportune. 

Pourtant, l'augmentation du nombre de morts à Gaza et l'appel populaire au boycott, au désinvestissement et aux sanctions ont transformé la visite habituelle en controverse. Etant donné que l'Amérique finance et arme Israël, était-il moralement justifié de se rendre à Washington avec un bol de trèfles ?

Cette question a été soulevée avec force par Bernadette Devlin McAliskey, lors de la manifestation nationale pour la Palestine à Dublin, le 13 janvier. Bernadette a été une militante des droits civiques dans les années 1960 - une oratrice puissante qui est devenue la plus jeune membre du Parlement lorsqu'elle est entrée à Westminster en 1969. Elle a été témoin du Bloody Dimanche à Derry en 1972, lorsque des parachutistes britanniques ont tué 13 civils (une autre victime est décédée quatre mois plus tard). Le Parlement lui avait refusé la possibilité de parler de ces morts à sa circonscription. Bernadette a traversé la Chambre des communes et a giflé le ministre de l'intérieur de l'époque, Reginald Maudling.

Cependant, elle n'a pas été privée de la possibilité de parler de la Palestine sur à Dublin. Elle s'est dite scandalisée par les actions des forces de défense israéliennes à Gaza. Elle a déploré leurs nombreuses violations de la Charte des Nations unies. Joe Biden, a-t-elle estimé, est un "facilitateur de génocide". Puis, elle a lancé un coup de gueule mémorable : "Qui, dans son esprit, le jour de la fête nationale d'un pays qui s'est libéré de l'oppression, irait en Amérique pour remettre à ce salaud un tas de trèfles ?"

Stiofán Ó Luachráin, du groupe de musique Huartan, était présent au rassemblement et a assisté au discours de Bernadette. En 2017, il a passé un mois en Palestine, à son retour, il a rejoint chaque groupe de mobilisation local pour la Palestine et en est l'un des orateurs et/ou organisateurs. Il était à une réunion des Artistes irlandais pour la Palestine après le discours de Dublin lorsqu'un ami a suggéré de faire une chanson qui reprenait les mots de Bernadette. C'était exactement ce à quoi qu'il avait déjà pensé. Il a donc composé le morceau à la hâte, puis a demandé l'autorisation d'utiliser les citations. Il a contacté Bernadette par l'intermédiaire d'amis communs. La réponse est arrivée. Elle a aimé la chanson.



Ce projet est devenu "Fiáin", une chanson de protestation basée sur un hymne folklorique, "The Foggy Dew", avec les sentiments révolutionnaires de Pâques 1916. Stiofán a ajouté des rythmes électroniques et des extraits du discours de Bernadette. Une vidéo a également été créée en mêlant des images de l'hiver des marches et de l'énergie pro-Gaza. Il n'y a pas eu de temps pour le montage ou l'étalonnage, mais c'est le sens brut de la créativité de Belfast et de la résistance qui en ressort : des cerfs-volants, des tambours, des bannières, de la diversité et de la danse dans la rue.

Les manifestants ont commencé à porter des badges à l'effigie d'un trèfle noir, consternés par le fait que de nombreux dirigeants irlandais et nord-irlandais ne boycotteraient pas la Maison Blanche, qu'un "greenwashing" était en cours au profit de M. Biden. Certains des petits partis, le SDLP et People Before Profit, ont clairement exprimé leur opposition. Mais le Sinn Féin, le plus grand parti républicain au passé révolutionnaire, a insisté pour que la visite ait lieu.

Michelle O'Neill, chef de file du Sinn Féin dans le Nord, s'est exprimée le 16 février dans l'émission The Late Late Show du présentateur Patrick Kielty. "Nous serons aux États-Unis pendant la semaine de la Saint-Patrick... Ce dont nous sommes témoins en Palestine est horrible, déchirant, c'est un génocide et cela doit cesser. Je profiterai de toutes les tribunes pour faire entendre ma voix et l'utiliser". 

Le samedi 16 mars, un rassemblement de Shamrocks for Palestine s'est rendu de l'université Queen's au consulat américain de Stranmillis, dans le sud de Belfast. L'ambiance était tendue. Une conseillère Sinn Féin, Clíodhna Nic Bhranair, a été chahutée et interrompue. Le sentiment de solidarité s'est brisé.

Stiofán, de Huartan, se souvient. "La campagne de boycott a mobilisé beaucoup d'énergie et l'ensemble du mouvement l'a soutenue. La déception était immense. Tous le ressentiment qui en est sorti a fait du mal au mouvement. C'est dommage que nous n'ayons pas gagné. C'était une journée difficile."

Huartan utilise ses concerts pour défendre les droits de la langue irlandaise et pour lutter contre les problèmes environnementaux, tels que la forte pollution du Lough Neagh, le plus grand lac d'eau douce irlandais. Ils lancent des appels répétés en faveur du peuple palestinien et se souviennent de l'exemple inspirant de la chanteuse Sinead O'Connor, qui a soutenu le BDS, porté le keffieh et parlé sans détours. "Il n'y a pas une seule personne saine d'esprit sur terre qui peut sanctionner de quelque manière que ce soit ce que font les autorités israéliennes", a déclaré Sinead au magazine Hot Press en 2014, neuf ans avant sa mort.

Huartan compte aussi des acteurs traditionnels des luttes irlandaises : Miadhachlughain O'Donnell et Catriona Ní Ghribín, ainsi que les deux danseuses Anna Poloni et Mícheál Quiggley. Tous jouent de l'énergie de la musique rave et des résonances du folk pour créer la "Tradtronica", qui est accentuée par des masques et des costumes pour convoquer un esprit celtique primitif. 

Catriona a étudié la musique jusqu'au niveau de la maîtrise à l'université Queen's, en recherchant, collectant et documentant de vieilles chansons dans son Donegal natal. Elle s'est rendu compte que la situation inégale de la tradition orale avait été aggravée par la politique coloniale. Les Britanniques avaient utilisé des lois pénales au XVII siècle pour démanteler l'éducation catholique,  la langue gaélique et les libertés religieuses.

L'une des réponses de Catriona a été d'écrire une nouvelle chanson en irlandais, intitulée "Amhrán na Reábhlóide" (Chanson de la révolution). Elle a basé la mélodie sur un vieil hymne, "They'll Know We Are Christians by Our Love" (Ils sauront que nous sommes chrétiens par notre amour), mais cette version prête allégeance à la Palestine :

Siúlfaimid uilig le chéile
Siúlfaimid lámh ar lámh...
(Nous marcherons tous ensemble
Nous marcherons main dans la main...)

Une action différente dans chacun des versets promet de se lever, de chanter, de s'élever et enfin de se battre, jusqu'à ce que la Palestine soit libre. 

"La chanson est née de l'idée d'essayer d'écrire un chant en langue irlandaise", explique-t-elle. "L'idée était qu'il s'agisse d'un chant répétitif, dont les gens puissent se souvenir, qu'il serait facile de comprendre et de reprendre."



Catriona a présenté sa chanson lors d'ateliers avec d'autres acteurs et chanteurs de la communauté de la musique traditionnelle. Elle a réalisé une vidéo à partir d'une des représentations et l'a diffusée à d'autres activistes. Entre-temps, le groupe Cairde na Palaistíne a téléchargé un recueil de chansons numérique, comprenant la chanson de Catriona, en préparation de la marche vers l'usine industrielle Caterpillar le 15 juin. Elle a interprété "Amhrán na Reábhlóide" au point de rencontre à Dunville Park sur la Falls Road et les partisans l'ont chanté avec elle.

L'un des moments privilégiés de la culture musicale irlandaise est celui où une chanson s'inscrit dans la tradition, devenant ainsi un élément de la mémoire commune, mise à disposition de tous. Certaines des nouvelles paroles écrites au cours de cette période d'activisme très intense pourraient finir par trouver leur place dans cette réserve culturelle. Catriona espère que "Amhrán na Reábhlóide" en fera partie. 

"Je souhaite que ce soit le cas, qu'elle devienne une sorte de chanson folklorique ou un chant pour les luttes à venir", m'a-t-elle dit.


Une histoire partagée méconnue

L'Irlande et la Grande-Bretagne entretiennent des relations difficiles qui remontent au XIIe siècle et à l'invasion anglo-normande. Une série de rébellions ont été brutalement écrasées. En 1916, l'insurrection irlandaise de Pâques a également échoué, les Britanniques ont exécuté 16 de ses meneurs, mais ce faisant, ils ont provoqué une réaction publique de sympathie envers le mouvement, qui a conduit à la guerre d'indépendance et, en fin de compte, à la création d'une nation indépendante. Peu après, l'Inde, l'Égypte et la Birmanie ont, elles aussi, lutter pour leur propre émancipation. 

Cependant, en Irlande, l'accord de compromis prévoyait une partition de l'île à partir de 1921. L'État libre d'Irlande, qui comptait 26 comtés, s'est finalement détaché de la Grande-Bretagne pour devenir la République d'Irlande en 1949. Pendant ce temps, l'Irlande du Nord, qui comptait six comtés, était un territoire plus petit, aménagé de manière à créer une majorité protestante, qui résultait en partie de l'installation de plantation par des colons au XVIIe siècle. Cette région est parfois appelée Ulster, mais la province d'origine de l'Ulster a été amputée de trois comtés pour s'adapter à ce nouveau plan politique.

Cela explique pourquoi certains citoyens d'Irlande du Nord, en particulier les catholiques, contestent les noms attribués aux six comtés. Ils se considèrent comme des Irlandais, qu'ils soient nationalistes ou républicains. Leurs revendications ont attisé e conflit le plus récent dans le nord, qui s'est déroulé de 1968 à 1998. Des appels à une Irlande unie, échappant totalement à la domination britannique, sont encore fréquemment lancés.

Alors même que les cartes de l'Irlande étaient redessinées il y a plus d'un siècle, des plans été également élaborés pour l'avenir de la Palestine mandataire britannique. La plupart des discussions autour de l'accord Balfour de 1917 se sont déroulées dans le secret. Ce n'est que bien plus tard que Ronald Storrs, gouverneur militaire britannique de Jérusalem (1917-26), a publié ses mémoires. Orientations (1937), contenant un aveu stupéfiant : l'objectif de la Déclaration et des décisions ultérieures était de "former pour l'Angleterre 'un petit Ulster juif loyal' dans une mer d'arabisme potentiellement hostile".

Entre-temps, la gendarmerie britannique de Palestine (1922-1926) a été dotée, à la demande du secrétaire d'État Winston Churchill, de centaines d'anciens hommes de main armés qui avaient combattu les autochtones lors de la guerre d'indépendance irlandaise, soit en tant que Black and Tans (les Noir et Fauve) ou en tant qu'Auxiliaires. Les deux groupes, en particulier les Black and Tans (surnommés ainsi en raison de leurs uniformes mal assortis), étaient détestés en Irlande et leur comportement violent en Palestine l'était également.

L'empathie entre l'Irlande et la Palestine n'est donc pas accidentelle. Il s'agit d'une histoire de griefs partagés concernant la terre, l'identité et l'autodétermination. C'est certainement l'une des facettes de l'histoire. À l'inverse, les unionistes du Nord, qui veulent maintenir leurs liens avec la Grande-Bretagne, peuvent s'aligner sur Israël. Ils célèbrent le fait que Chaim Herzog, le sixième président d'Israël, soit né à Belfast, au sein d'une communauté juive autrefois importante.

Les unionistes, en particulier le Parti unioniste démocratique (DUP), soutiennent activement le projet des Amis d'Israël. La branche nord-irlandaise a été soutenue par l'ancien premier ministre d'Irlande du Nord et fondateur du DUP, Ian Paisley, en 2009.

Cinq ans plus tard, le Parlement de Westminster a voté en faveur de la création d'un État palestinien, dans le cadre d'une solution à deux États. Il y a eu 274 votes favorables. Sur les 12 députés qui ont voté contre, cinq étaient membres du DUP. L'un d'entre eux, le Dr William McCrea, pasteur de l'Eglise presbytérienne libre, n'a pas caché son soutien à Israël. "Il y a une amitié entre nous. Nous savons ce que c'est que d'être attaqué pendant des années. Nous avons combattu le terrorisme ici aussi, il venait de la part des républicains, nous savons donc ce que c'est que d'être confronté à ce genre de choses".

Steven Jaffe, coprésident des Amis d'Israël d'Irlande du Nord, a donné une explication au Jewish News à l'époque. "De nombreux députés du DUP viennent d'un milieu protestant croyant en la Bible. Ils ont une attitude très sincère et positive à l'égard des racines bibliques du lien entre le peuple juif et la terre. Mais outre le fait qu'ils partagent un livre, les unionistes d'Irlande du Nord affirment qu'ils partagent également certaines expériences avec Israël, étant donné que tous deux ont mené une guerre contre le terrorisme. En termes politiques, ils peuvent donc s'identifier à la position d'Israël".

Par conséquent, les divisions sectaires de Belfast sont désormais marquées par leur allégeance à un conflit situé à 6 500km d'eux. Sur Falls Road, les peintures murales et les drapeaux sont palestiniens. Dans les quartiers ouvriers protestants loyalistes comme Sandy Row, l'étoile de David flotte sur les lampadaires.


Une rébellion coûteuse

L'industrie musicale aime vendre l'idée de la rébellion, mais elle n'en aime pas la réalité. Les artistes qui s'expriment ouvertement découvrent souvent que leur carrière a été étouffée et leur voix mise en sourdine. Pourtant, les 12 artistes irlandais en devenir qui avaient été engagés pour une série d'événements dans le cadre de la conférence SXSW à Austin, au Texas, ont décidé eux-mêmes de se retirer du programme officiel en mars 2024, la plupart en payant cher cette décision. 

Les rappeurs de Belfast, Kneecap, ont publié une déclaration le 10 mars : "Nous ne pouvons pas, en toute conscience, assister à un festival artistique dont l'armée américaine est le "super sponsor" et qui présente RTX (anciennement Raython), Collins Aerospace et BAE Systems, les entreprises qui vendent les armes qui ont tué 31 000 Palestiniens, dont plus de 21 000 femmes et enfants. Cela représente dix fois le nombre de personnes tuées au cours d'une guerre de 30 ans dans le nord de l'Irlande... et ce en 5 mois".

Le groupe oscille entre une posture de mauvais garçons et des convictions politiques radicales. Leur apparition à la télévision irlandaise grand public - dans The Late Late Show - leur a permis d'être aussi audacieux. Ils ont dit au public qu'ils voulaient être fidèles à la langue irlandaise et ils ont parlé d'une révolution ouvrière. Pendant une bonne partie de l'émission, ils ont parlé de la Palestine et ont bafoué le protocole de la chaîne concernant les badges et les causes. 



Quatre mois plus tard, leur album, Fine Art est arrivé en tête des charts irlandais. Leur long métrage, Kneecap, a rapporté 4 millions de dollars au box-office, a été salué au festival du film de Sundance (NEXT Audience Award) et a été nominé pour un Academy Award. Les critiques du groupe affirment que leurs valeurs sont incohérentes, mais les messages vidéo sur la Palestine ont été une constante lors de leurs concerts.

Le groupe folklorique irlandais Lankum a été l'une des premières victimes de l'industrie de la censure, avec la suppression d'une réservation à Leipzig, en Allemagne, en novembre 2023. Le festival TransCentury a publié une déclaration : "Les concerts de Lankum et de Gloria De Oliveira n'auront pas lieu ce soir. Lankum représente une position politique que nous, en tant que scène et festival, ne représentons pas. En concertation avec les artistes, nous avons décidé d'annuler le concert".

Comme pour Kneecap, la notoriété de Lankum n'a cessé de croître. En effet, ils ne sentent que rarement gênés par les dictats de l'industrie. Le groupe dublinois a d'ailleurs fait sensation au festival de Glastonbury le 29 juin, jouant devant une foule immense en révisant un air folklorique irlandais, "The Rocks of Bawn", transformé dans un style déchirant en "The Rocks of Palestine".



La communauté musicale irlandaise a rarement été aussi soudée. Les artistes organisent des collectes de fonds, participent à des rassemblements et écrivent des chansons qui marquent. L'un des absents est pourtant Bono, du groupe U2, qui s'exprime habituellement sur les questions de droits de l'homme dans les Balkans, en Amérique latine et en Irlande. Son silence est difficile à comprendre.

Pour certains artistes de Belfast qui ont vécu le conflit dans leur propre ville, la Palestine a été l'occasion d'un bilan de vie, d'un retour en arrière sur ces moments d'effroi et d'incrédulité. C'est pour eux le moment de se souvenir de la violence extrême et de la façon dont les réactions personnelles ont permis de mesurer le caractère et la résilience d'une communauté.


Un esprit original

David Holmes est compositeur, producteur et DJ. Il a créé les bandes originales de réalisateurs comme Steven Soderberg, Michael Winterbottom et Steve McQueen, ainsi que celle de la série télévisée Killing Eve. Il a reçu deux Ivor Novello Awards et un BAFTA. Il a passé un mois en Cisjordanie, en Palestine, pendant ses années intenses en tant que DJ dans les clubs, dans les années 1990. Ses réflexes étaient donc déjà préparés à ce dernier développement. Et alors qu'il avait passé plusieurs décennies à refuser de parler aux journalistes de sa vie pendant le conflit, il revit aujourd'hui sa jeunesse à Belfast, dans un quartier de la ville très territorial et agité.

"J'ai grandi sur Ormeau Road dans les années 70, lorsque la maison a été bombardée et pillée par les Britanniques, et que vous passiez devant des tueurs en série tous les jours. Dès que j'ai eu 18 ans, j'ai voulu mettre ce qui se passait à Belfast le plus loin de moi possible. Je viens de voir une vieille interview dans Jockey Slut (un magazine) des années 90. Au début de l'interview, je dis que je ne veux pas parler des troubles. Aujourd'hui, j'ai plus de 50 ans, et j'ai eu le temps de m'en éloigner."

"Tous les pays qui ont été colonisés sont les premiers à s'engager aux côtés de la Palestine. Parce qu'ils savent ce que c'est. Le fait d'avoir grandi dans les Troubles nous rapproche de la cause palestinienne. Moi-même, je suis encore en train d'apprendre tout cela. Je suis encore en train d'apprendre pourquoi je suis si passionné par cette cause."

David a extériorisé son processus de pensée. Il en a fait de l'art, produisant trois vastes mélanges audio, hébergés par la station de radio en ligne NTS. Il sélectionne du jazz moderne, des complaintes arabes et de l'électronique obsédante. Il échantillonne des conversations avec des intellectuels tels que Gideon Levy, Norman Finklestein et Ilian Pappé. Il pense au mouvement américain des droits civiques et au traumatisme du Bloody Dimanche à Derry. Il établit des liens révélateurs à travers la culture de la résistance, en appelant Angela Davis, Bernadette Devlin et une infirmière en détresse de Gaza. 

"Des gens m'ont dit qu'il fallait faire attention", déclare David. "Et je réponds que je m'en fiche. Je ne peux pas détourner le regard. Car si je le faisais, comment continuerais-je à vivre ma vie ? Comment pourrais-je me regarder dans le miroir ? Et c'est l'une des prises de conscience les plus stupéfiantes".

Tout cela peut procurer du réconfort dans les moments de détresse. De la musique qui porte en elle l'action et la capacité d'agir. Et beaucoup d'oreilles qui veulent écouter. 

 

Stuart Bailie a écrit pour le NME, Mojo, Uncut, Q, Vox, le Times, le Dimanche Times, le Mirror, l'Irish Times, Classic Rock et Hot Press. Il est l'auteur de Trouble Songs : Music and Conflict in Northern Ireland (2018) ; 75 Van Songs (2020) et Terri Hooley : Seventy-Five Revolutions (2023), entre autres. Ancien rédacteur en chef adjoint du NME, il a été cofondateur et directeur général du Oh Yeah Music Centre à Belfast. Bailie a présenté une émission hebdomadaire sur BBC Radio Ulster de 1999 à 2019. Il a effectué des recherches et rédigé des documentaires radio pour la BBC sur U2, Elvis Costello, Glen Campbell et Thin Lizzy. En 2007, il a été producteur associé, auteur et narrateur de So Hard To Beat - un documentaire en deux parties sur l'histoire de la musique en Irlande du Nord, qui a été diffusé sur Northern Ireland BBC et BBC 4. Il tient un blog à l'adresse suivante : www.digwithit.com

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2 commentaires

  1. Cette compilation d'histoires liées de lutte contre les injustices de l'ordre social corrompu dans lequel nous vivons est profondément émouvante et inspirante. Je vous remercie de l'avoir rendue publique et d'avoir ainsi fait connaître les points communs de toutes ces luttes. En toute sincérité.

  2. Merci pour ce superbe article, cette merveilleuse vue d'ensemble, de M. Bailie. J'ai le sentiment que l'Irlande (en général) fait preuve d'une empathie à l'égard des Palestiniens comme peut-être aucun autre pays "occidental". Le régime dément, complice et criminel de guerre de mes États-Unis ferait bien d'en prendre note... et de prendre des mesures pour mettre fin, à jamais, à la folie qui a enveloppé le monstre militant/politique du sionisme colonial qui a sa plate-forme sur une terre "sacrée" et qui est personnifié par son premier monstre, Netanyahou.

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