La cabine d'essayage de fortune n'était rien d'autre que le coin d'une réserve délimitée par un rideau rose miteux. Les murs étaient recouverts d'affiches de textes calligraphiés du Coran et derrière l'une d'entre elle le drapeau pakistanais était collé. À côté de ces affiches se trouvait l'image de la Kaaba dans un cadre doré, orné de fleurs violettes en plastique. Au-dessus de l'image, on pouvait lire une note manuscrite :
NE DEMANDEZ PAS DE PRÊT, C'EST EN ALLAH SEUL QUE NOUS AVONS CONFIANCE.
En dessous, un calendrier périmé annonçait des vols bon marché pour La Mecque. Dans un coin, un tapis de prière plié.
Farah Ahamed
De nos jours, vous ne pouvez faire confiance à personne, surtout pas à vos proches, surtout si vous vivez à Lahore. Lorsque vous confiez vos secrets à quelqu'un, cette personne a un pouvoir sur vous, et même si elle vous taquine en vous disant qu'elle pourrait vous faire chanter, il y a toujours la crainte que cela s'avère vrai. Parfois, même la chose la plus ordinaire devient le plus grand fiasco et vous vous demandez comment cela a été possible. Prenons l'exemple des voisins. Personne n'aurait pu prédire que Mme Musa, une femme simple, pourrait se retrouver en prison. Selon Mme Musa, ce soir-là, lors d'une dispute normale, elle avait dit à son mari : "Jure sur le Coran que tu ne me frapperas plus jamais". Le Coran était posé sur la table, il a ri et, sans réfléchir, il a posé sa main dessus et a dit : "Voilà, tu crois que ça va m'empêcher de faire ce que je veux ?" et, dans sa colère, elle a pris le livre saint et l'a frappé à la tête, et l'instant d'après, son mari est allé au poste de police, s'est plaint que sa femme l'avait frappé et l'a accusée d'avoir enfreint la loi sur le blasphème. Le fait qu'il ait été ivre et que Mme Musa ait expliqué sa version des faits une douzaine de fois n'a rien changé. Elle a été accusée d'être une traîtresse à la foi et une femme sans scrupules. La police s'est moquée d'elle, l'a traitée de "beshaaram" et l'a enfermée. Personne dans le quartier n'a défendu Mme Musa ni parlé de la façon dont son mari la battait et la maltraitait régulièrement. Personne ne savait quand ou si elle aurait un jour un procès en bonne et due forme, et personne ne s'en souciait vraiment.
Mais après cet épisode, tous les habitants du quartier se sont dit : "N'oubliez pas ce qui est arrivé à Mme Musa, elle était musulmane, alors pensez à la facilité avec laquelle cela pourrait vous arriver". Nous avons commencé à soupçonner de plus en plus ceux qui se trouvaient à l'intérieur de nos maisons et dans le basti, et lorsque nous sortions, nous hésitions entre croire complètement les étrangers ou ne pas les croire du tout. Mais comment vivre sans pouvoir faire confiance à qui que ce soit ?
Lorsque Sarah a quitté la maison ce matin-là pour commencer son nouveau travail à l'université, sa mère lui a fait un signe de croix et l'a mise en garde, comme elle l'avait fait si souvent auparavant. "Fais attention, ne prends pas de risques". Sarah avait balayé l'avertissement d'un revers de main, comme elle le faisait d'habitude : "Tu t'inquiètes pour rien, maman." Maintenant, debout sur le trottoir, elle attendait que le feu passe au vert. Le ciel de novembre est gris, le soleil couvert. Les deux femmes en niqab à côté d'elle discutaient de la couverture de tous les journaux : le verdict de la Cour suprême concernant Asia Bibi.
"Ils devraient garder Asia en prison", a déclaré l'une d'eux. "Cela leur donnerait une leçon à tous".
"C'est un pays musulman et s'ils ne peuvent pas respecter notre prophète, ils ne devraient pas être ici.
"Mais ils sont nés comme ça, ingrats. Ils ne changeront jamais."
Sarah fait demi-tour et fait semblant de ne pas avoir entendu. Lorsque le feu est passé au vert, elle laissa es deux femmes traverser la route. Il ne s'agissait pas de Mme Musa. Il s'agissait du fait d'être chrétienne dans un État islamique. Des centaines de chrétiens avaient été poursuivis par l'État pour des choses qu'ils avaient soi-disant faites ou non. Les femmes sont davantage visées. La mère de Sarah avait eu raison de dire que ce n'était pas un bon jour pour se promener dans les rues. "Les gens sont imprévisibles", avait-elle dit. "On ne sait pas quand est-ce qu'ils vont se retourner." Même à l'église, tous les dimanches, le prêtre leur rappelait : "N'oubliez jamais que vous êtes chrétiens, ne créez pas d'ennuis. Soyez des artisans de la paix, comme Jésus". À l'école, on l'avait traitée de "chura" et de "sale chrétienne". Sarah avait accepté que c'était ce que cela signifiait d'être chrétien au Pakistan : vivre avec une anxiété interne sur son identité et ne jamais se sentir désiré, même dans son propre pays. Pour être une personne pacifique, il fallait se taire, accepter de ne jamais être l'égale des autres. Surtout pas un homme. Si vous êtes une femme chrétienne, restez à votre place. Connaissez vos limites.
Sarah marchait sur le trottoir étroit vers l'arrêt de bus, s'écartant pour laisser passer une femme avec deux enfants. La manche de sa veste était restée accrochée à un clou d'un poteau électrique hors d'usage. C'est un autre problème de Lahore : tout ce qui est cassé et défectueux n'est jamais enlevé pour faire place au nouveau. Où que l'on soit, on pouvait sentir les eaux usées et la pourriture du canal Ganda Nala, ainsi que les ordures qui s'amoncelaient au coin des rues. Et maintenant, sa veste était déchirée. Bon sang de bonsoir. Aujourd'hui, plus que jamais. Elle jette un coup d'œil à sa montre. Si elle se dépêchait, elle aurait juste le temps de la faire réparer. Elle tourna dans une rue secondaire, se souvenant qu'il y avait une rangée de magasins de tissus. Peut-être qu'un des tailleurs l'aiderait à le réparer.
Dans les entrées des magasins, des vendeurs posaient des saris et des tissus brillants sur les mannequins. D'autres arrosaient le trottoir et balayaient les entrées. Il était encore tôt. Elle serait leur première cliente. Elle se dirigea vers la boutique qui arborait une grande enseigne en lettres rouges :
TISSUS AL SAKEENA.
TAILLEUR POUR DAMES
RETOUCHES PENDANT QUE VOUS ATTENDEZ.
NOUS RÉPARONS LES OURLETS, LES BOUTONS, LES FILS MANQUANTS.
SUR MESURE, POUR VOTRE PLUS GRAND PLAISIR.
Un vieil homme était assis sur un tabouret près de la porte. Il portait une longue barbe blanche. Il fit signe à Sarah en la regardant à travers ses grosses lunettes. "Salaam, beti, comment pouvons-nous t'aider ?
Elle lui rendit son salut et jeta un rapide coup d'œil à la boutique. Du sol au plafond, la boutique était remplie de rames de textiles. Le fond de la boutique était plongé dans l'obscurité. Au milieu, derrière une machine à coudre, se trouvait un homme dont le bras gauche était platré. Le bruit s'arrêta et il fixa Sarah d'un regard froid, tandis que ses doigts tournaient et lissaient le tissu sous l'aiguille. C'était une autre caractéristique de Lahore : les hommes vous regardaient toujours. Mais on ne s'y habitue jamais. Elle passa la lanière de son sac à main entre ses jambes.
"Eh bien", dit le vieil homme. "Vous aviez besoin de quelque chose ?"
Elle lui montre la déchirure de sa manche. "Pouvez-vous m'aider à la réparer ?"
"Ce qu'il vous faut, c'est une nouvelle veste. Il montre d'un geste les rouleaux d'étoffe colorée qui se trouvent derrière lui. "Choisissez le tissu que vous voulez et nous le ferons pour vous. Sur mesure."
"Pas aujourd'hui", dit-elle. "Je suis pressée.
Derrière la machine à coudre, l'homme affiche un sourire narquois. Sarah est tentée de lui demander quel est son problème, mais il a la tête penchée sur sa machine à coudre. Mieux vaut l'ignorer. On ne peut pas discuter avec tous les hommes qui vous sifflent et vous reniflent.
Dans la rue, des voitures klaxonnent et quelques cris retentissent.
"Qu'est-ce que tu fais, beti ? dit le vieil homme.
"Je commence un nouveau travail", dit-elle. "Dans une université. Je donne un cours sur comment s'habiller dans le monde professionnel."
Le vieil homme s'est mis à rire. Son corps entier tremblait et on aurait dit qu'il allait tomber du tabouret. "N'est-ce pas ironique ? Tu parles de ce qu'il faut porter alors que ta propre veste tombe ". Il enleva ses lunettes pour s'essuyer les yeux avec son salwar. "Tu as entendu ça, Bilal ? Toute ma vie, j'ai conseillé gratuitement des clients sur ce qu'ils devaient porter, et maintenant elle est payée pour ça."
Bilal fait tourner le tissu autour de l'aiguille et coupe quelques fils. "Que pense ton mari de ton travail ? dit-il en regardant Sarah.
"Mon mari ? dit Sarah. "Ce n'est vraiment pas vos affaires".
Bilal casse un bout de fil avec ses dents. "Ha, d'après ta réponse, je peux dire que tu es ce genre de femme".
"Qu'est-ce que c'est ?" dit-elle, malgré elle.
"La moderne".
"Bas karo, Bilal. Ne commence pas dès le matin". Le vieil homme lissa son salwar sur ses genoux. "Yusuf", cria-t-il. "Où est ce bon à rien ?"
Un adolescent maigre, vêtu d'un kanzu blanc, arrive en courant de l'arrière. "Oui, Baba.
"Nous attendons que tu fasse nos prières du matin." Baba alluma deux bâtons de camphre et les fixa sur un support. "Et assure-toi aujourd'hui d'en ajouter une spéciale pour le Pakistan."
C'en était trop. "Mon cours commence dans une heure. Je ne peux pas être en retard", dit Sarah en regardant sa montre. "Laisse, laisse-moi prendre ma veste et partir, je reviendrai plus tard".
"Les prières ne prendront que deux minutes", dit Baba, calmement. "Sois patiente".
Yusuf sort un kufi blanc de sa poche et la met sur sa tête. Il sort un tabouret de sous le comptoir, s'assied et commence à psalmodier des versets du Coran en se balançant d'avant en arrière sur un ton monotone.
Sarah croise les bras. Elle aurait dû aller dans un autre magasin. Elle aurait dû partir.
Tout au long de la récitation, Bilal continua à coudre, le ronronnement intermittent et les coups de ciseaux servant de fond à la prière, et Baba resta debout, les mains croisées et les yeux fermés. Lorsque Yusuf eut terminé, Baba dit : "Emmène-la dans la cabine d'essayage et apporte-moi son manteau, je réparerai moi-même la déchirure."
"Je peux le faire ici", dit-elle, et elle commence à l'enlever.
Baba dit rapidement : "Non, non, pas ici. Va à l'arrière."
Elle ne comprendra jamais les règles de pudeur de certaines personnes : ce n'était qu'une veste, elle portait encore son salwar kameez. Ce n'était pas comme si elle se déshabillait ou quoi que ce soit d'autre. Elle suivit Yusuf jusqu'à l'arrière de la boutique. Il alluma la lumière.
La cabine d'essayage de fortune n'était rien d'autre que le coin d'une réserve délimitée par un rideau rose miteux. Les murs étaient recouverts d'affiches de textes calligraphiés du Coran et derrière l'une d'entre elle le drapeau pakistanais était collé. À côté de ces affiches se trouvait l'image de la Kaaba dans un cadre doré, orné de fleurs violettes en plastique. Au-dessus de l'image, on pouvait lire une note manuscrite :
NE DEMANDEZ PAS DE PRÊT, C'EST EN ALLAH SEUL QUE NOUS AVONS CONFIANCE.
En dessous, un calendrier périmé annonçait des vols bon marché pour La Mecque. Dans un coin, un tapis de prière plié.
Sarah a enlevé sa veste et l'a donnée à Yusuf. Il la plia sur son bras pour la regarder.
"Il y a un problème ? dit-elle, irritée. Il continua son regard insolent et ne répondit pas. Elle desserra l'écharpe autour de son cou.
Il ne devait pas avoir plus de 15 ans et son visage avait un air méchant. Lorsqu'elle retira son écharpe, la chaîne et le crucifix qu'elle portait toujours s'emmêlèrent dans les glands. Il ricana lorsqu'elle essaya de les démêler.
"Yusuf, crie Baba. "Qu'est-ce que tu fais ?
"J'arrive, Baba, j'arrive", dit Yusuf qui emporta sa veste avec lui.
Sarah attenda quelques minutes dans la cabine d'essayage, essayant de se calmer. Quelque chose dans ce magasin la mettait mal à l'aise. Bilal ou Yusuf, elle ne leur faisait pas confiance. Dès que sa veste serait prête, elle sortirait d'ici.
Elle retourna à l'entrée du magasin. Baba, assis sur son tabouret, fouille dans une boîte remplie de fils de couleur.
"Combien de temps cela va-t-il prendre ?
"Patience beti, patience, dit Baba. "Une ou deux minutes, c'est tout.
Bilal lui lance un regard narquois, passe un mètre ruban autour de son cou et tend son bras valide vers la radio. Le présentateur du journal télévisé donnait un résumé du procès d'Asia Bibi. Il augmenta le volume.
Le Pakistan attend le verdict de la Cour suprême. Il y a dix ans, Asia Bibi, chrétienne et mère de cinq enfants, cueillait des fruits pendant la saison des récoltes lorsque le propriétaire du terrain lui a demandé d'aller chercher de l'eau potable. Cela a irrité ses collègues musulmans, qui l'ont accusée de l'avoir contaminée parce qu'elle avait touché le seau. Au cours d'une dispute, la femme a traité Asia d'infidèle et, plus tard dans la soirée, des voyous sont entrés dans la maison d'Asia et ont attaqué sa famille. Le lendemain, elle a été inculpée en vertu de la loi sur le blasphème. Lors du procès, le juge a déclaré Asia coupable et l'a condamnée à mort. Depuis lors, Asia est en isolement, sans pouvoir voir ses enfants ou son mari.
Baba fouille dans la boîte et en ressort une bobine qu'il compara avec la veste.
"Tu sais, Beti", dit-il, "j'ai une fille comme toi. Mais elle refuse de se marier parce qu'elle dit qu'elle veut étudier. À quoi cela servira-t-il ?" Baba aspire l'extrémité d'un fil et le fait passer dans une aiguille. "En fin de compte, elle doit rester à la maison." Il plante l'aiguille dans sa veste.
"Eh bien, elle pourrait avoir une carrière", a dit Sarah. "Comme moi. Elle pourrait travailler." Elle avait eu de la chance. Lorsque son père était tombé dans un égout et s'était brisé le cou, son oncle avait pris la famille en charge et avait insisté pour qu'elle soit envoyée dans un couvent. Ses notes étant excellentes, l'Église lui a accordé une bourse pour suivre une formation d'enseignante. Aujourd'hui, elle commence son premier emploi et sa mère peut enfin respirer. Elle avait travaillé dur en tant que mère célibataire pour élever Sarah, en effectuant des travaux domestiques et en gardant des enfants. Avec le nouveau salaire de Sarah, elles allaient connaître des jours plus heureux. En fait, Sarah se dit, en regardant les tissus à motifs floraux, qu'elle devrait prendre celui à motifs roses pour sa mère. Elle l'aimerait bien comme robe de nuit. Ses pensées furent interrompues par le jingle FM 101 de la radio.
Dernières nouvelles. La Cour suprême du Pakistan déclare Asia Bibi non coupable de l'accusation de blasphème. Les trois juges n'ont trouvé aucune preuve à l'appui de l'accusation et ont décidé qu'Asia devait être libérée. Le président de la Cour suprême, M. Nisar, a déclaré devant une salle d'audience comble que la décision de la Haute Cour et du tribunal de première instance que la condamnation d'Asia était annulée. Il a déclaré : "L'accusation a catégoriquement échoué à prouver son cas au-delà de tout doute raisonnable", a-t-il déclaré."
Elle regarde Baba enfiler à nouveau son aiguille, quand soudain, on entendit des coups de feu, des cris et des gens qui courent dans la rue. "Qu'est-ce qui se passe ? Qu'Allah ai pitié". Baba sauta de son tabouret.
"Fermez la boutique", a crié Bilal.
Sarah s'est précipitée vers la porte.
"Rentre", Bilal la poussa sur le côté et Baba lui attrapa la main.
"Laissez-moi partir", dit-elle en lui tirant la main. "Vous ne pouvez pas me garder ici." Sa poigne était ferme.
"Bilkool nahin, rien à faire", dit Baba. "Qu'Allah me vienne en aide", dit-il. "Je ne veux pas avoir ton sang sur la conscience.
Dans la rue, le trafic s'accumule. Les voitures et les bus klaxonnent les rickshaws et les motos tentent de se frayer un chemin dans les espaces étroits entre les véhicules. Un cycliste a perdu l'équilibre, un homme s'est penché par la fenêtre de sa voiture et l'a insulté. Au loin, les sirènes de la police et des ambulances se font entendre. Bilal a traîné les mannequins dans le magasin, en tirant l'un sous son mauvais bras et l'autre avec son bon bras. La tête d'un mannequin est tombée et il l'a poussée à l'intérieur. Après avoir jeté les mannequins sur le sol, il a tiré les volets de la fenêtre avec un bâton crochu et a fermé la porte à clé. Les fenêtres étant condamnées, la puanteur de la sueur et des textiles poussiéreux était écrasante. Baba sortit un tabouret de sous le comptoir et le montra du doigt. Sarah hésite, puis s'assoit en posant son sac à main près de ses pieds.
"Il faut que j'appelle ma mère", dit-elle en sortant son téléphone portable de son sac. Il n'y a pas de signal. Elle a également essayé d'appeler l'administration de l'université pour leur dire qu'elle avait été retardée, mais en vain. Elle se dit que, quoi qu'il en soit, cela passera dans quelques minutes. C'était comme ça à Lahore, plein de drames, les gens s'excitaient pour rien et puis les choses se calmaient en quelques minutes. Tout comme le temps à cette époque de l'année, un orage qui passe, suivi d'un rayon de soleil dans la même heure. L'atmosphère dans la boutique était tendue. Elle ne fait pas confiance à Bilal, mais elle doit rester calme. C'est une question de minutes. À quelques mètres de là, Bilal était assis par terre, les jambes croisées, écoutant la radio, le menton appuyé sur sa main valide. Maintenant qu'elle le regarde bien, elle constate qu'il doit avoir une trentaine d'années. Il avait une moustache tracée au crayon et d'épais cheveux huilés qui formaient une vague au-dessus de son front. Lorsqu'il tourna la tête, elle remarqua l'anneau de saleté brune autour du col intérieur de sa kurta blanche. Il s'aperçut qu'elle le fixait, ses yeux se rétrécirent et il sourit malicieusement. Elle détourna le regard.
À la radio, le présentateur du journal télévisé fait le point sur la situation :
Dernières nouvelles. Des émeutiers menés par des partis extrémistes ont refusé d'accepter le jugement de la Cour suprême et insistent pour que Asia soit pendu. Toutes les routes autour de la Cour suprême sont contrôlées par la police et les grandes villes sont bouclées. Le gouvernement demande aux citoyens de rester calmes et de ne pas paniquer. L'armée est aux commandes.
"L'armée, toujours l'armée", a déclaré Bilal. "Qui d'autre cela pourrait-il être ?
"Où est Yusuf ? Baba s'essuie la nuque avec sa calotte et la replace sur sa tête.
"Il doit être au sous-sol", dit Bilal.
"Appelle-le", dit Baba.
Bilal décroche son téléphone. "Le gouvernement a coupé le signal des téléphones portables, Baba", dit Bilal après avoir essayé.
"Toutes les lignes sont coupées", dit Sarah. "L'armée a dû couper l'internet. Combien de temps allons-nous rester ici ?"
"Ne t'inquiète pas, beti", dit Baba. "Tout ira bien.
Bilal sourit.
Ils se sont assis en écoutant la radio.
L'avocat d'Asia Bibi a déclaré à FM 101 qu'il s'agissait du "plus grand et du plus heureux jour de ma vie, car cela montre que les minorités peuvent obtenir justice au Pakistan". En attendant, le Premier ministre Imran Khan a demandé à tous les citoyens de rester calmes et de maintenir le décorum, le Premier ministre Imran Khan a demandé à tous les citoyens de rester calmes et de garder le décorum.
"Alhamdulillah", dit Baba, "ici, nous sommes en sécurité". Il sort un tasbih de sa poche et porte les perles à son front. "Dehors, qui sait ce qui peut arriver ? Il a commencé à leur raconter la fois où il avait été pris dans les tirs croisés de la police près de la Masjid Wazir Khana. "Onze personnes sont mortes ce jour-là", dit-il en agitant le chapelet vers Sarah. "J'étais près de la mosquée, chez mon coiffeur, en train de me faire raser. Je ne suis en vie que grâce à la miséricorde d'Allah. J'ai dit à ma fille qu'elle était née sous une bonne étoile, sinon elle m'aurait perdu ce jour-là. Tu es trop jeune pour comprendre", dit-il en embrassant les perles. "Tout peut arriver à tout moment, Allah seul connaît notre destin.
Sarah ne répondit pas. Elle se demandait ce que faisait sa mère à ce moment-là et ce qu'elle dirait quand elle lui parlerait de Baba et de Bilal.
Baba demanda à Bilal de leur servir du thé. Bilal sortit de dessous le comptoir un grand panier recouvert d'un tissu et Baba en sortit une gourde. Il versa le thé rose et laiteux dans une tasse et la pressa dans les mains de Sarah. Il lui offrit un samosa gras dans récipient en plastique. "Prends-en un, beti", dit-il. "Ma fille les a préparés.
Elle tendit la main pour en prendre une, mais la retira. Elle avait faim, mais son instinct lui disait qu'il valait mieux ne pas le faire.
"Pourquoi, beti ? dit Baba. "Pourquoi as-tu changé d'avis ?
"Ça me suffit", dit-elle en buvant une gorgée de thé. Il était froid et sucré.
Je vais en prendre deux", dit Bilal en plongeant sa main dans le récipient. Ses ongles étaient cassés et sales, et Sarah détourna le regard.
A la radio, le présentateur du journal télévisé indique que la situation dans le centre ville s'aggrave.
Alors qu'Amnesty International a qualifié la décision de la Cour suprême de "verdict historique", les manifestants ont bloqué la route Rawalpindi-Islamabad. À Karachi et à Peshawar, la police a exhorté les manifestants à se disperser pacifiquement. À Lahore, des troupes paramilitaires et 300 policiers ont été déployés à l'extérieur de la salle d'audience, et 300 autres devant la Cour suprême et le Parlement.
"Ya Allah", dit Baba en levant les mains. "Pourquoi les gens sont-ils si ignorants ?"
"Tout le monde ne l'est pas", a déclaré Bilal. "Cela dépend du côté où l'on se trouve. Il enfourne un samosa dans sa bouche. "Asia aurait dû s'en douter. Pour qui se prend-elle ?" Il essuie les miettes autour de sa bouche avec le dos de sa main. "C'est une leçon pour tous ceux qui essaient d'être trop intelligents". Il se tourne vers Sarah. "Tu ne crois pas ?"
Sarah pose sa tasse, sa main tremble légèrement. "Je ne suis pas sûre." Elle s'efforce de garder un ton léger.
"Viens maintenant, beti", dit Baba. Il était assis sur le tabouret, une jambe repliée sous lui. "Si quelqu'un parlait contre notre Saint Prophète, ne me dis pas que tu te tairais ?
"Je vous parie qu'elle le ferait", dit Bilal. "Pourquoi sa tête n'est-elle pas couverte ?"
"Bas karo, ça suffit Bilal", dit Baba. "Ne commence pas maintenant, ce n'est pas le moment de se disputer. Il fait une pause, puis dit : "Dans des jours comme celui-ci, je me demande : qu'est-ce que Dieu attend de nous ?"
Sarah fixe la tasse sur ses genoux, lève les yeux et dit : "Pour que nous reconnaissions notre humanité commune".
"Bilkool", dit Baba. "Tu as raison, beti, tu as tout à fait raison.
"Aucun bon musulman ne peut le nier", a-t-elle déclaré.
"Si tu le dis", dit Baba, "ça doit être ça".
A ce moment-là, Yusuf arrive en courant de l'arrière du magasin. "Ne lui fais pas confiance, Baba, elle est chrétienne."
"Choop kar, tais-toi, Yusuf", dit Baba en se levant. "Ce n'est pas le moment pour tes petits jeux stupides. Il y a un grand fiasco à Lahore et tu veux faire des blagues."
Sarah se mord la lèvre.
"Ne te laisse pas abuser, Baba, dit Yusuf. "Elle porte une croix sur une chaîne, demande-lui de te la montrer. Je l'ai vue moi-même. Elle l'a autour du cou."
"Je l'ai su dès qu'elle est entrée", dit Bilal en poussant un cri de rage et en balayant de son bras le récipient en plastique et les gobelets du comptoir. "Tu nous as contaminés, espèce de chura, d'infidèle".
Sarah se lève et se dirige vers la porte. "Ouvrez la porte", dit-elle. "J'ai besoin de sortir."
"Attendez Beti, vous êtes l'une d'entre nous, n'est-ce pas ? dit Baba. "Dis-moi que Yusuf ment."
Avant qu'elle ne puisse répondre, Bilal s'est levé d'un bond et a sorti un pistolet de sa poche. "Allahu Akbar. Si tu es musulmane, prouve-le", a-t-il crié en brandissant l'arme.
"Range ça", rugit Baba.
Bilal sautillait d'un pied sur l'autre, sa main tremblait en manipulant l'arme comme s'il s'agissait d'un jouet. Il la gardait pointée vers le plafond. "Menteuse. Tu es une menteuse. Besharaam, chura, menteuse."
Sarah s'est bouché les oreilles.
"Donne-moi le pistolet", dit Baba.
"Jamais", répond Bilal. "C'est le mien, je l'ai payé."
Yusuf s'est jeté sur Bilal et a essayé de saisir l'arme.
"Va te faire foutre", dit Bilal en lui donna un coup de pied.
"Taisez-vous tous les deux, Bilal, Yusuf", cria Baba.
Ils se sont tus.
"Bilal, donne-moi le pistolet. Baba tendit la main et, après quelques hésitations et insultes, Bilal lui donna l'arme.
Des perles de sueur coulent dans son dos. Ses mains sont humides, son cœur bat la chamade.
"Asseyez-vous tous, et que personne ne dise un mot", dit Baba.
Bilal et Yusuf s'installent par terre en regardant Sarah qui s'était assise sur le tabouret.
Ils ont écouté les informations à la radio.
Les émeutes se poursuivent dans tout le pays. La police a conseillé aux citoyens de rester chez eux pour éviter d'être arrêtés.
Au bout de quelques minutes, Sarah dit : "Baba, s'il te plaît, laisse-moi sortir, ma mère va s'inquiéter."
"Ta mère ? Il prononça les mots lentement, comme s'il reconnaissait pour la première fois qu'elle était l'enfant de quelqu'un. Il passa la main dans sa longue barbe blanche, les yeux doux et larmoyants. "Quel est ton nom, beti ?" Il poussa le pistolet sur ses genoux.
"Sarah, je m'appelle Sarah", dit-elle, mais à peine a-t-elle prononcé les mots que Bilal se lève.
"Hier, Asia", ricane-t-il. "Aujourd'hui, Sarah. Demain quelqu'un d'autre. Elles sont toutes les mêmes." D'un geste rapide, il lui arrache son écharpe. "Besharam, chura."
"Arrête", s'écrie-t-elle en se couvrant la poitrine de ses bras. "Comment oses-tu ?
"Je ne te l'avais pas dit ? Yusuf montre sa chaîne et son crucifix.
"C'est une traînée, vraiment, tu pensais pouvoir nous tromper ?" Bilal prit le pistolet sur les genoux de Baba et, le tenant à bout de bras, le pointa sur elle.
"Arrête, Bilal", crie Baba. "Notre religion est une religion de paix. Qu'est-ce que tu fais ?"
Bilal a mis le doigt sur la gâchette. "Yusuf, vérifie son sac.
Yusuf l'arrache et le retourne. Son téléphone, son portefeuille et le chapelet bleu de sa mère en tombent. Yusuf le ramasse et le fait tourner sur ses doigts. "Je te l'ai dit. Ce n'est pas un tasbih, qu'est-ce que c'est ? Kya hain ?"
"Preuve", dit Bilal. "C'est une sale pute chrétienne." Le pistolet était pointé sur elle, le doigt sur la gâchette. "Chura sanglante".
"Viens ici, Sarah, dit Baba. "Tu es comme une fille pour moi." Il tendit sa main sèche et calleuse.
"Oui, dit-elle, la voix basse, je suis aussi votre fille.
Le bruit assourdissant d'un coup de feu.
Du sang sur les mains de Sarah. Sa robe. Le salwar de Baba. La kurta de Baba.
Baba sur le sol en train de gémir. "La illah ila allah. Aujourd'hui, c'est mon dernier jour..." Ses mains sont rouges là où il se tient le côté de l'estomac.
"Qu'as-tu fait ?", dit-elle en se tournant vers Bilal.
"Ferme ta gueule, salope."
"Non, non, je ne veux pas", dit-elle. "Que le Christ ait pitié de nous tous."
L'arme dans la main de Bilal tremblait sous la pression de sa poignée. Elle regardait son doigt sur la gâchette, son ongle sale, tandis qu'il appuyait de plus en plus fort.
