Journée mondiale des écrivains en prison : un faux-semblant de libération

15 novembre 2024 -
Chaque jour de l'année - et pas uniquement lors de la Journée mondiale des écrivains en prison - nous devons nous demander pourquoi les gouvernements occidentaux se donnent la peine de lancer une commémoration en l'honneur des innombrables écrivains, journalistes et même poètes qui purgent des peines de prison dans de nombreux pays, alors qu'ils n'ont rien fait pour mettre fin à la campagne meurtrière d'Israël contre les journalistes palestiniens et libanais*.

 

Abdelrahman ElGendy

 

Alors que le discours principal se terminait dans la grande salle de banquet d'un hôtel cinq étoiles de San Diego, l'un des organisateurs de la conférence annuelle sur les droits de l'homme a passé la tête par la porte. Il m'a fait signe, ainsi qu'à quelques autres orateurs : "C'est l'heure de la photo d'action !" 

Je suis sortie dans la fraîcheur et j'ai pris place parmi les rangées de participants - des membres du personnel d'organisations et des militants venus de tous les États-Unis. Nous tenions des pancartes portant les noms de prisonniers politiques au Moyen-Orient, chacune ornée d'une flopée de hashtags. Les gens souriaient, certains prenaient des poses jubilatoires, d'autres levaient le poing en l'air de façon ostentatoire. Lorsque l'appareil photo a flashé, une fois, deux fois, un trouble s'est emparé de moi. Le malaise s'est amplifié au milieu des acclamations et des applaudissements, alors que tout le monde se dirigeait vers le hall d'entrée pour boire un verre.

C'était ma première expérience de conférence sur les droits de l'homme aux États-Unis en 2022. J'avais été invité à partager mon expérience de prisonnier politique durant six années en Égypte et à plaider la cause de mes amis qui étaient et sont toujours incarcérés. Dans un espace censé être conçu pour des voix comme la mienne, je me sentais pourtant comme un étranger.

Dès la première réunion de planification et tout au long de la conférence, j'ai eu la nette impression que mes tentatives d'engagement intellectuel par rapport à mon expérience - que ce soit au cours de mon panel ou des tables rondes - étaient tolérées plutôt que recherchées, une indulgence qu'on m'accordait pour obtenir les détails les plus obscènes et les plus sanglants. Les organisateurs me faisaient comprendre qu'ils avaient d'autres personnes pour philosopher en mon nom. Mon travail consistait simplement à parader devant le public, à m'assurer qu'il comprenne à quel point, "là-bas", la situation est difficile.

En cette Journée mondiale des écrivains en prison,  je suis encore plus profondément hanté par ce que j'ai vécu ce jour-là, maintenant que je le vois à travers cette année infinie de génocide contre mes proches palestiniens à Gaza opéré par le projet de colonisation d'Israël soutenu par les États-Unis - image sinistre gravée de façon permanente sur ma rétine.

Créée en 1981 par le comité des écrivains emprisonnés de PEN International, la Journée mondiale des écrivains en prison est une manifestation internationale annuelle qui a lieu le 15 novembre et qui est consacrée à la reconnaissance et au soutien des écrivains qui défendent le droit fondamental à la liberté d'expression. C'est une noble mission, mais je me pose toutefois des questions : À quoi servent ces journées commémoratives ? Pourquoi mes tripes se retournent-elles chaque fois que je me retrouve dans de tels espaces ? Plus important encore, l'incarcération politique d'écrivains, de journalistes et d'activistes dans notre région pourra-t-elle jamais cesser par de tels moyens ? Ou, pour paraphraser Audre Lorde, les campagnes approuvées par les maîtres peuvent-elles un jour démanteler les prisons approuvées par les maîtres ?

Le cadre habituel de ces campagnes en Occident met l'accent sur le contexte local des dictatures sans limite du Moyen-Orient et de leurs victimes. Il place les voix dissidentes anciennement incarcérées sur un piédestal, les forçant à prendre la position d'informateurs autochtones, là pour montrer leurs cicatrices et leurs meurtrissures en échange de l'empathie de l'Occident. Lorsque le public verse des larmes et se sent "lié" à ces destins tragiques, ces moments isolés d'humanisation doivent être rapidement exploités par les organisateurs. Ils font circuler des appels urgents à se souvenir de ceux qui sont toujours incarcérés dans ces pays éloignés et non civilisés, dans l'espoir que le public émotionnellement agité soit suffisamment ému pour signer des pétitions ou faire des dons pour soutenir le travail critique de l'organisation.

Cela donne-t-il des résultats ? Parfois. Le plus souvent, non. Je ne veux pas être trop cynique ou rejeter l'importance des efforts d'aide à court terme. Ayant été un jour enfermé derrière les mêmes barreaux que de nombreux amis chers, je comprends la nécessité de toute action susceptible de libérer ne serait-ce qu'un seul prisonnier. J'ai moi-même signé des pétitions, brandi des pancartes dans des manifestations, rédigé des articles d'opinion, fait circuler des appels, pris la parole lors de conférences et participé à des réunions. Pourtant, je n'ai pas réussi à me débarrasser du dégoût qui m'habite, ni à voir dans ces mesures autre chose qu'une futilité à long terme.


Tant que le régime égyptien défendra les intérêts européens, l'Europe ne se contentera pas d'ignorer les mauvais traitements infligés au peuple égyptien, elle les financera allègrement.


Pour expliquer ce que je veux dire, revenons à mon expérience directe de l'incarcération politique en Égypte. 

Depuis un mois et demi, Laila Soueif, 68 ans, professeure de mathématiques en Égypte, militante politique et mère du blogueur et militant britannico-égyptien Alaa Abdel Fattah, a entamé une grève de la faim. Elle fait la navette entre Le Caire et Londres pour plaider pour la libération de son fils, mais le manque de volonté du Royaume Uni d'œuvrer pour la liberté d'Alaa Abdel Fattah reste une profonde déception pour sa famille. David Lammy, qui a précédemment critiqué l'inaction du gouvernement et souligné l'importance de l'accord commercial de 4 milliards de livres avec l'Égypte alors qu'il était membre de l'opposition, n'a toujours pas abordé publiquement le cas d'Alaa depuis qu'il a pris ses fonctions de ministre des affaires étrangères du pays.

Qu'est-ce que cela signifie pour 60,000 prisonniers politiques égyptiens lorsque même la voix la plus célèbre de la révolution égyptienne, emprisonnée depuis plus de dix ans depuis 2011, est réduite à une monnaie d'échange, facilement ignorée lorsque cela convient aux intérêts politiques du Royaume-Uni ?

Le récent programme d'aide de 7,4 milliards d'euros de l'Union européenne au régime égyptien nous rappelle que la vie des prisonniers politiques du Moyen-Orient est traitée comme une monnaie d'échange dans le bazar politique occidental. Cette aide, destinée à contrôler les migrations et sécuriser les objectifs de l'UE rend parfaitement clair le message : tant que le régime égyptien défend les intérêts européens, l'Europe ne se contentera pas d'ignorer les mauvais traitements infligés au peuple égyptien, elle les financera allègrement.

Cela nous amène à la colossale alliance parasitaire pour laquelle notre peuple est perçu comme une garantie acceptable : les États-Unis, la dictature égyptienne et l'occupation israélienne.

Depuis le coup d'État militaire de 2013, les concessions sur les droits de l'homme sous la pression américaine (réticente) n'ont été que de la poudre aux yeux. Malgré l'influence considérable des États-Unis - le régime égyptien étant le troisième plus grand bénéficiaire de l'aide militaire américaine dans le monde - les États-Unis donnent la priorité à la la sauvegarde de leur hégémonie régionale en contentant (et donc en fidélisant) leur petit chien.


Alaa Abd El-Fattah : Prisonnier politique et intellectuel public - Yasmine El Rashidi


Ainsi, les gestes de part et d'autre sont restés creux, conçus uniquement pour apaiser les observateurs. En 2021, lorsque les États-Unis ont temporairement suspendu 130 millions de dollars d'aide à la sécurité en raison d'inquiétudes concernant les prisonniers politiques, l'Égypte a répondu par des réformes superficielles : le lancement  d'une nouvelle stratégie en matière de droits de l'homme, l'inauguration un complexe pénitentiaire "cinq étoiles" organisé sur la base des normes américaines, l'ouverture d'un un dialogue national et la réactivation un comité de grâce présidentielle. Cependant, au fur et à mesure que les tensions augmentent  en Palestine en 2021 avec la prise d'assaut d'Al-Aqsa et les attentats à la bombe à Gaza, la dictature égyptienne est intervenue pour rappeler au monde son rôle de garant des intérêts occidentaux dans la région. Rapidement, toute discussion sur les réformes ou les comités s'est évaporée, et le sort des prisonniers politiques a été commodément mis de côté.



Lorsque les militants de la diaspora ont réussi à relancer la dynamique, le 7 octobre est arrivé et, une fois de plus, l'Égypte s'est empressée de rappeler aux États-Unis la nécessité de leur fidélité stratégique. L'éternel quid pro quo a été repris : les États-Unis ont approuvé la brutalisation interne de la population égyptienne en échange de l'assentiment renouvelé de l'Egypte à l'occupation israélienne qu'eux-mêmes soutiennent, tout en maintenant une politique aveugle, sourde et muette à l'égard du génocide à Gaza.

Il ne s'agit pas d'un plaidoyer en faveur de l'intérêt américain ou européen, mais plutôt d'un appel à dissiper toutes les illusions qui subsistent au sujet des puissances investies dans la poursuite de notre assujettissement. Les entités qui prétendent sauver les victimes de la maison en flammes attisent le feu de leur autre main. Pour maintenir la mise en scène du sauvetage, le bâtiment doit rester en flammes. Il est certes essentiel de nommer et de combattre les pyromanes qui opèrent à l'intérieur de nos propres maisons, et de sauver autant de victimes que possible des flammes. Mais il est également illusoire de penser que nous pourrons réussir dans cette lutte pour éteindre l'incendie si nous ne commençons pas par prendre en compte la source première du brasier.


L'Europe et les États-Unis, avec leur histoire coloniale violente et leur exploitation continue des pays du Sud, ainsi que leur complicité dans le génocide en cours à Gaza, n'ont pas la position morale requise pour ne serait-ce que feindre une quelconque autorité éthique en matière de droits de l'homme.


Lorsque nous nous interrogeons sur la valeur de manifestations telles que la Journée mondiale des écrivains en prison, nous devons nous confronter à une vérité que nous connaissons depuis longtemps et que l'année de génocide écoulée a confirmée sans équivoque : L'Europe et les États-Unis, avec leur histoire coloniale violente et leur  exploitation continue des pays du Sud, ainsi que leur complicité dans le génocide en cours à Gaza, n'ont pas la hauteur morale requise pour ne serait-ce que feindre une quelconque autorité éthique en matière de droits de l'homme. La réalité, aussi effrayante soit-elle, est que les 60 000 prisonniers politiques égyptiens, et tous les prisonniers politiques de la région, ne sont rien d'autre que les notes de bas de page de leurs relations symbiotiques avec les dictateurs locaux.

C'est en fait la raison pour laquelle tant de campagnes en faveur des droits de l'homme évitent systématiquement de rejeter la faute sur le public occidental, optant plutôt pour un langage et une formulation qui suscitent, au mieux, un léger malaise cognitif. Lorsqu'elles s'adressent aux gouvernements occidentaux, elles adoptent un ton d'appel moral, un ton de " ce n'est pas notre Amérique" qui sert à masquer le fait que c'est précisément ce que l'Amérique représente, ce dans quoi elle investit et ce qu'elle exporte. Elle part du principe que le problème réside dans un manque de sensibilisation ou d'incompréhension de la part des décideurs politiques. Il leur suffit de rencontrer le bon cas, d'entendre une histoire de plus, d'assister à un flot de larmes particulier ou de voir la bonne photo du prisonnier sirotant un Mocha Frappuccino de Starbucks ou choisissant des meubles Ikea deux jours avant son arrestation. Alors, et seulement alors, cette proximité avec l'Amérique pourrait enfin déclencher la révélation tant attendue sur l'humanité du prisonnier et ainsi activer la bonté inhérente du décideur politique, l'incitant à faire quelque chose pour changer le sort du prisonnier.

Des événements comme la Journée mondiale des écrivains en prison dégénéreront toujours en un simple spectacle libéral destiné à se rassurer et à rédiger des rapports de subvention, jusqu'à ce qu'ils commencent à confronter les façons dont cet ordre mondial est fermement investi dans le statu quo. Ces observations et modes d'organisation ne devraient pas être glorifiés comme un objectif final, mais utilisés comme des outils, des voies pour atténuer la situation actuelle tout en travaillant simultanément à la construction de coalitions et d'espaces alternatifs axés sur le changement du fond pourri du monde dans lequel nous vivons.

Nous ne pouvons pas porter le poids de l'année de génocide écoulée sans nous poser ces questions ni nous engager dans le travail critique d'imagination : Comment dépasser les symptômes d'une maladie pour en cibler les racines et en faire un élément central de notre organisation ? Comment pouvons-nous élargir les campagnes hyperlocalisées en faveur des prisonniers politiques dans des pays lointains pour y inclure un examen rigoureux du rôle de l'Occident dans l'établissement de ces réalités ? Comment les abolitionnistes américains pourraient-ils saisir le lien inhérent entre leurs luttes internes et le rêve d'une Égypte, d'une Syrie, d'une Jordanie ou d'une Arabie saoudite libérées de l'incarcération politique ? À quoi ressemble une telle journée qui nommerait les poètes palestiniens massacrés, leurs assassins et les financiers des grèves qui ont éteint leurs lumières ? Qu'est-ce que c'est que d'être enraciné dans des cadres libératoires, et non libéraux ? En comprenant que la vraie libération de l'incarcération politique ne vient qu'avec la vraie libération, point ?

Comment pouvons-nous, pour reprendre les mots de Fady Joudah,transformer une solidarité dont l'horizon est l'assimilation en une solidarité dont l'horizon serait la libération ? Passer de la hiérarchie qui traite ceux qu'elle soutient comme des abstractions à une hiérarchie qui cite, qui nomme ceux qu'elle aime ? Comment pouvons-nous opérer avec la pleine conscience que Alaa Abdel Fattah, Ayman Moussa, Jamal Khashoggi, Walid Daqqa, Nasser Abu Srour, Mumia Abu-Jamal, Marcellus Khaliifah Williams, Shireen Abu Akleh et Narges Mohammadi ne sont pas des failles dans le même système interconnecté, mais plutôt des dommages collatéraux acceptables - non, essentiels - destinés à garantir sa pérennité ?

 

* En date du 13 novembre 2024, les enquêtes menées par le Comité pour la protection des journalistes ont révélé qu'au moins 137 journalistes et travailleurs des médias figuraient parmi les dizaines de milliers de personnes tuées à Gaza, en Cisjordanie, en Israël et au Liban depuis le début de la guerre, ce qui en fait la période la plus meurtrière pour les journalistes depuis que le CPJ a commencé à collecter des données en 1992. En effet, le nombre de journalistes tués en 2023-2024 est supérieur à celui de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre du Viêt Nam réunies.

Abdelrahman ElGendy est un écrivain et traducteur égyptien du Caire. Son travail a été publié ou va l'être dans The Washington Post, Foreign Policy, The Nation, Guernica, Mizna et ailleurs. Ses traductions de poésie et de prose à partir de l'arabe sont publiées ou à venir dans Poetry Northwest, LitHub, The Margins et Cultural Anthropology. Lauréat du prix Samir Kassir pour la liberté de la presse, ElGendy est boursier Steinbeck 2024-25 à l'université d'État de San Jose. Ses œuvres ont reçu des prix ou des bourses du Virginia Center for Creative Arts, de l'Arab American National Museum, du Tin House Writers' Workshop, de la Bread Loaf Writers' Conference et de la Sewanee Writers' Conference. Il est le lauréat de la bourse Courage to Write 2024 de la Fondation de Groot et a été finaliste du prix Margolis 2021 et 2023 pour le journalisme de justice sociale. 

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