Kadria Hussein (1888-1955), peintre et membre de la famille royale égyptienne, s'est fait connaître de son vivant comme écrivaine, traductrice et défenseuse des droits des femmes. Son œuvre reste cependant peu documentée et son héritage mérite d'être approfondi.
Sultan Sooud al Qassemi
Dans le monde arabe moderne, où les archives et la mémoire sont à la fois politisées et chaotiques, en raison des fréquents bouleversements de régime et de l'effondrement des institutions au cours du XXe siècle, il n'est pas surprenant que de nombreux artistes modernes, en particulier des femmes, soient restés pratiquement anonymes. Au cours des dernières décennies, des documents historiques et des œuvres d'art provenant de collections privées ont permis de mettre en lumière la vie d'artistes égyptiennes telles qu'Inji Aflatoun ou Marguerite Nakhla, qui auraient autrement été peu connues.
Il est donc surprenant que l'œuvre de Kadria Hussein (1888-1955), peintre et membre de la famille royale égyptienne, petite-fille d'Ismail Pacha, khédive d'Égypte jusqu'en 1879, n'ait pas été mieux reconnue, alors qu'elle s'est fait connaître de son vivant comme écrivaine, traductrice et défenseuse des droits de la femme. C'est pourtant en effet son grand-père khédive qui avait jeté les bases du musée d'art islamique du Caire, en 1859.
Kadria Hussein est née au Caire en 1888, fille du prince, puis sultan, Hussein Kamel, qui a régné sur l'Égypte en tant que sultan entre 1914 et 1917. Sa mère, la sultane Melek Tourhan, seconde épouse du sultan, restera influente dans le pays longtemps après la mort de ce dernier et jusqu'à l'abolition de la monarchie en 1952. Le premier mariage d'Hussein en 1919 avec Celaleddin Sırrı Bey est de courte durée, mais c'est lors de son second mariage en 1921 avec l'industriel et homme politique influent Mahmoud Khairy Pasha (1884-1957) à Emirgan, sur les rives du Bosphore à Istanbul, qu'elle devient une figure importante des cercles politiques et littéraires en Égypte et dans la toute nouvelle République de Turquie.
Les jeunes mariés s'installent à Tarabya, alors une riche banlieue d'Istanbul, et acquièrent le manoir Huber du XIXe siècle (Hussein l'a légué à une école chrétienne à leur départ de Turquie, qui en a été expropriée en 1985 et le manoir se trouve aujourd'hui aux mains de la présidence turque). À partir de là, ils sont devenus des noms familiers de la politique turque : Mahmoud Khairy Pasha et Kadria Hussein ont été de fervents partisans de la Turquie pendant la guerre d'indépendance, ont fait don de sommes importantes pour l'effort de guerre contre la Grèce, notamment pour l'achat d'un avion en Italie (des histoires racontent qu'elle aurait demandé que l'avion porte son nom) et ont été les invités personnels de Mustafa Kemal Atatürk à Ankara. Ce voyage a débouché sur le livre de Kadria Hussein, Lettres d'Angora la Sainte, qui couvre les événements contemporains de l'histoire turque d'un point de vue personnel et dans lequel elle défend les droits et la souveraineté de la Turquie.
Sa présence durable en Turquie provient en fait du monde de la littérature. Avant même son arrivée à Istanbul, elle était considérée comme une figure clé des lettres turques en Égypte. Dans la vingtaine, alors qu'elle vivait au Caire, la princesse Kadria a collaboré au magazine turc radical Şehbâl, publié entre 1909 et 1914, écrivant sur la politique et les droits des femmes, et elle a traduit de nombreuses œuvres littéraires de langues européennes en turc. Parmi les autres publications auxquelles la princesse Kadria a contribué, citons Resimli Kitap (Le livre illustré), publié entre 1908 et 1913 ; Mihrab, un magazine philosophique qui a été publié pendant 15 ans avant de cesser en 1925 ; le mensuel féminin L'Égyptienne, publié entre 1925 et 1940 ; et le périodique littéraire francophone publié entre 1938 et 1961, La Revue du Caire. Tout au long de sa vie, la princesse Kadria a publié au moins cinq livres, dont deux gros volumes sur des femmes éminentes de l'histoire islamique, publiés en arabe en 1924, ainsi qu'un recueil de pensées intitulé El Sarab ou Le Mirage en 1919. Elle est rentrée en Égypte en 1930 lorsque le roi Fouad, son oncle, a ordonné aux membres de la famille royale vivant à l'étranger de revenir en Égypte.
Mais on sait beaucoup moins de choses sur sa formation et ses activités artistiques, à tel point que son rôle de peintre est totalement absent des comptes rendus détaillés publiés en Turquie au cours du siècle dernier sur son œuvre littéraire. Bien que Kadria Hussein ait été adulte en 1908 quand a été créée l'École égyptienne des beaux-arts, qui a diplômé le premier sculpteur du pays, Mahmoud Mokhtar (1891-1934), elle n'a pas été autorisée à s'y inscrire, car l'école n'acceptait pas les femmes à l'époque et il était d'usage que les membres de la famille royale soient scolarisés à la maison. Ce n'est qu'avec l'ouverture de l'Institut supérieur des beaux-arts pour les enseignantes en 1939 que des femmes, dont Menhat Helmy (1925-2004), ont pu recevoir une éducation supérieure dans le domaine des beaux-arts. Auparavant, des femmes pionnières comme Amy Nimr (1898-1974) avaient étudié à l'étranger, notamment en Europe. Parmi les professeurs particuliers, citons Ashod Zorian (1905-1970) qui a formé les artistes Eliz Partam (1930-2007), Laila Ezzat (née en 1933) et la reine égyptienne Farida (1921-1988), dont les œuvres sont axées sur les paysages et la nature. Néanmoins, le père de la princesse Kadria, le sultan Hussein, encourage ses filles à voyager en Europe et nomme l'historien et secrétaire de cabinet Ahmad Zaki Pacha[1] (1867-1934) comme mentor artistique de sa fille, la princesse Kadria.
La sœur de la princesse Kadria, Samiha (1889-1984), participe à l'exposition inaugurale de la Société des Amis de l'Art du Caire, inaugurée le 15 avril 1921 par le prince Youssef Kamal, qui marque sa première apparition artistique[2]. C'est à cette époque que Kadria Hussein se rend à Istanbul avec son mari et découvre ses talents de journaliste, d'écrivain et de peintre, arrivant dans un pays en pleine effervescence après l'effondrement de l'Empire ottoman et la naissance de la République turque.
La princesse Kadria et Mahmoud Khairy Pacha étaient également de célèbres collectionneurs d'art et d'antiquités islamiques. Une photo tirée d'une édition de 1946 du magazine Al Musawar, prise dans la résidence d'été de Khairy Pacha à Tanash, près du Caire, montre un salon orné de peintures, dont l'une dont la princesse est elle-même l'auteure, et d'objets de la période islamique, notamment des épées, des vases, des armes et des livres qui, selon le magazine, ont été collectionnés au cours des voyages entrepris par elle et son mari à travers l'Europe et les États-Unis. Le manoir et les objets ont été saisis par le Conseil du commandement révolutionnaire de la République d'Égypte après la dissolution de la monarchie, et vendus aux enchères après la révolution égyptienne de 1952. Bien que l'on ne sache pas grand-chose du contenu et de la localisation des œuvres d'art de la princesse Kadria aujourd'hui, l'historien égyptien Muhammed Gwady, aujourd'hui décédé, affirme qu'elle a peint des paysages d'Égypte, de Turquie et de France dans un style réaliste classique, et qu'elle a également réalisé un certain nombre de sculptures.
La dernière apparition connue de la princesse Kadria à une exposition d'art en Égypte a eu lieu à la Société des diplômés de l'École des beaux-arts de la municipalité du Caire en mai 1961, six ans après sa mort dans cette même ville. La raison pour laquelle ses œuvres ont été incluses dans l'exposition n'est pas claire, étant donné qu'elle n'était pas diplômée de l'école. Le même tableau qui figure dans l'exposition de 1961, The Spiritual Queen Isa (non daté), a été récemment acquis par la Barjeel Art Foundation de Sharjah, dans le cadre de sa mission de collectionner au moins une œuvre de chaque peintre du monde arabe s'état distingué à l'époque moderne, avec un accent particulier sur les œuvres de femmes, et The Spiritual Queen est peut-être la seule œuvre de Hussein conservée dans une institution d'art aujourd'hui. Le petit tableau représente une femme âgée vêtue de blanc et parée d'un grand linceul vert orné, avec une coiffe élaborée. La partie inférieure de son visage est masquée, tandis que les motifs brodés sur son manteau et sa coiffe rappellent des symboles spirituels et montrent aussi des bibelots. Bien que l'on ne sache pas auprès de qui la princesse Kadria Hussein a été formée, il est clair qu'elle s'est intéressée à des sujets qui ne reflètent généralement pas une éducation royale, en dépeignant souvent les opprimés et les exclus. Il est également peu probable que la peinture d'une "guérisseuse spirituelle" ait été un sujet courant au sein de la famille royale, car elle implique une enquête sur la mythologie non conventionnelle, le chamanisme et l'acceptation du paranormal.
Une autre œuvre récemment acquise par la Barjeel Art Foundation est une peinture sans titre représentant un homme barbu. Il a l'air usé et porte des guenilles, il lui manque les dents de devant et son front est très ridé. L'homme semble mener une vie difficile, marquée par le travail manuel et la lutte pour la survie. Bien que l'on ne sache pas où l'œuvre a été créée, il semble peu probable qu'un homme de sa classe sociale ait été rencontré dans les cercles royaux auxquels l'artiste a appartenu. La seule autre œuvre de Kadria actuellement connue figure dans le numéro de 1946 du magazine Al-Musawir, déjà mentionné, et représente une femme presque grandeur nature, vêtue d'une robe et d'un diadème élaborés, assise sur une chaise dans un intérieur luxueusement décoré.
Au cours des dernières décennies, la célèbre peintre Fahrelnissa Zeid (1901-1991), née dans une famille aristocratique sur l'île de Büyükada à Istanbul et elle-même membre de la famille royale jordanienne par mariage, a été considérée comme un pont important entre les cultures de la Turquie et du monde arabe. De son vivant, Zeid a grandement contribué au développement de l'art en Jordanie en créant en 1976 l'Institut royal national jordanien Fahrelnissa Zeid des beaux-arts, qui a formé d'éminentes femmes artistes du pays, dont Suha Shoman, Hind Nasser et Ufemia Rizk. Zeid appartenait à une famille d'artistes de premier plan, et sa sœur Aliye Berger est également considérée comme une figure majeure de la peinture turque moderne. Mais Fahrelnissa Zeid est loin d'être oubliée. Son œuvre a été exposée dans le monde entier, acquise par de grandes collections en Europe et a fait l'objet d'une grande rétrospective à la Tate Modern en 2017.
Par son art et son érudition, Kadria Hussein a cependant été, à sa manière, un pont important entre la Turquie et le monde arabe, contribuant au milieu artistique, culturel et intellectuel de son Égypte natale et de la Turquie dans la première moitié du 20e siècle. Pendant les années où elle a vécu à Istanbul, elle a fait une profonde impression sur l'establishment politique et culturel du pays, au point qu'Atatürk lui-même a commandé en 1922 une traduction turque de son livre Lettres d'Angora la Sainte, richement illustré par les dessins du peintre italien Vittorio Pisano, originaire d'Izmir. Bien que l'Égypte ait vu l'émergence d'un certain nombre de femmes intellectuelles de premier plan au cours de la période républicaine, notamment Mai Ziade (1886-1941) et Huda Shaarawi (1879-1947), peu d'entre elles ont été en mesure d'atteindre simultanément la notoriété dans plusieurs pays, en écrivant dans différentes langues. Le monde cosmopolite de la société ottomane tardive qui a disparu avec des femmes comme Kadria Hussein a disparu à jamais, et dans son cas, malheureusement, également la séquence chronologique de sa production artistique, en dépit de son héritage littéraire monumental.
À bien des égards, les réalisations intellectuelles de Kadria Hussein reflètent celles d'autres grandes militantes et penseuses de sa génération, que ce soit dans le domaine de l'émancipation des femmes, de la littérature ou de l'art. En fait, certaines de ses contributions littéraires les plus significatives se sont matérialisées incognito, alors qu'elle écrivait sous différents noms de plume, ou à l'étranger, en Turquie et dans différentes capitales européennes, alors que son père était le souverain du sultanat d'Égypte.
En 1916, le poète Najib Mitri (1865-1928), fondateur de la maison d'édition Dār al-Ma'ārif, a écrit que la princesse Kadria est "une fille que le prestige mondial et la richesse matérielle ne détournent pas de la richesse de la pensée et du pouvoir de la pensée". Son héritage reste incomplet en l'absence d'un inventaire plus complet de ses peintures et sculptures, à côté de son énorme patrimoine littéraire, mais il est tout à fait possible qu'avec la curiosité des chercheurs et le soutien des institutions, davantage de détails sur sa vie et sa carrière prolifiques émergent des archives historiques et des collections privées à l'avenir, pour compléter le tableau d'une vie vécue à un moment de grand risque, de changement et de possibilité.
[1] ذكرى الشاعرين شاعر النيل وأمير الشعراء. Page 334
[2] IBRAHIM Mai, Arabie indépendante, جمعية محبي الفنون الجميلة... 100 عام من الإبداع في مصر, 1er janvier 2023.