Les galeries et les lieux culturels ont rouvert, mais le Liban doit toujours faire face à l'annulation d'événements internationaux à cause de la guerre en cours et des ordres d'évacuer qui l'accompagnent.
Nada Ghosn
Bien que les galeries et les lieux culturels aient rouvert cette semaine, les événements internationaux sont annulés. La scène libanaise s’adapte autant qu’elle peut à la situation de guerre, malgré la peur, le stress et les ordres d’évacuation.
Résilience, vous avez dit ? « Ce n’est plus de la résilience, c’est de l’épuisement », lâche Lina Kiryakos, directrice de la galerie Sfeir Semler à Beyrouth. C’est une violence inhumaine que l’on subit. Même si l’on est toujours en vie, on est à bout. Le Liban est le laboratoire d’une guerre futuriste, nous sommes les éléments d’un jeu. C’est effrayant de constater que ça existe. »
Après 5 ans de manifestations, de crise politique, économique et sanitaire, suivis de l’explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020, la guerre à Gaza s’est étendue au pays du cèdre, déjà à genoux. « À l’heure où je parle, un drone plane au-dessus de nos têtes, et la banlieue-sud est bombardée. Depuis ce matin, il y a eu 12 avis d’évacuation. On essaie de continuer à faire notre travail mais cela demande une énergie épuisante. »
En écho avec l'actualité
En septembre, lorsque la guerre a éclaté, la galerie Sfeir-Semler a, comme toutes les autres, décidé de fermer ses portes. Mais la réouverture des établissements scolaires publics début novembre a incité les lieux culturels à faire de même. « Les règles ne sont pas établies mais on comprend mieux les contours de la guerre, explique Lina Kiryakos. On s’habitue à cette nouvelle réalité, même si cela exerce une pression sur la programmation et les heures d’ouvertures. Notre équipe vient de différents quartiers de la ville et on ne peut pas l’exposer au danger. Malgré la situation, les gens souhaitent continuer à travailler, et le public veut faire des choses qui amusent et font du bien. »
Déjà cet été, la situation était pesante. La galerie, présente au centre-ville et dans e quartier populaire de la Quarantaine, avait décidé d'annuler le vernissage de l'exposition Festival d'(in)gratitude, programmée du 7 août 2024 au 4 janvier 2025. « Encore une exposition à un moment historique lourd de menace », mentionne le carton d'invitation. Comme beaucoup d’artistes libanais contemporains, les œuvres de Walid Raad traitent de tels moments et de ce qu’ils rendent évident, possible, probable, pensable, dicible et imaginable. Son exposition dans les deux espaces de la galerie à Beyrouth donne à voir des œuvres nouvelles ou récentes.
Le peintre et architecte syrien vivant à Beyrouth, Mohamed Al-Mufti, ne travaille pas sur une nouvelle exposition pour le moment. Pour lui, il est difficile de se défaire de la colère, de la rage et du sentiment d'injustice. « Tout est en suspens, pour des raisons évidentes. Cela me libère des deadlines et de la pression, alors j'expérimente beaucoup, j'explore et je teste de nouveaux médias, de nouvelles techniques, peut-être de nouveaux sujets », admet-il.
Pour les opérateurs culturels, il est devenu impossible de se projeter sur la programmation 2025. Car les artistes et les œuvres sont pour la plupart à l’étranger, les vols sont perturbés, et les cargos n’arrivent plus. Les foires internationales comme Frieze ou Art Basel permettent de pallier partiellement ce manque, de même que la présence d’une antenne de Sfeir-Semler à Hambourg. Mais les moyens gigantesques mis sur l’exposition de Walid Raad par cette galerie de qualité muséale, ne pourront pas être amortis par le passage à Beyrouth des collectionneurs et commissaires d’exposition.
Espaces d'échappatoire et de réunion
Dans tout ce chaos, le Pavillon Nuhad Es-Saïd pour la culture, un nouvel espace dédié à l'art et au patrimoine, vient d’ouvrir ses portes début novembre. La Fondation Nationale du Patrimoine qui gère cet espace, a fait le choix de rester accessible aux visiteurs désirant découvrir sa boutique, son café, ainsi que son exposition inaugurale conçue et organisée par le Museum of Art (BeMA), un musée d'art moderne et contemporain en devenir.
Ce nouveau pavillon de la culture se tient sur le terrain de l'Université Saint-Joseph - tout juste rouverte aux étudiants - aux côtés du Musée national de Beyrouth dédié au patrimoine archéologique, comme un espace de défense, de rayonnement et de continuité de l’héritage, face aux destructions violentes et aux souffrances qui touchent le pays.
Co-directrice de BeMA, Juliana Khalaf raconte que l’inauguration, initialement prévue le 18 septembre, a dû être annulée en raison de l’attaque des pagers. « La situation de crise permanente a des conséquences multidimensionnelles, explique-t-elle. Dans le contexte de notre écosystème culturel, il faut sans cesse trouver des solutions. » C’est la raison d’être du BeMA, créé pour répondre aux circonstances des dernières décennies, qui ont entrainé la dégradation du patrimoine artistique. Depuis 2015, Beirut Museum of Art gère la collection du ministère de la culture et restaure un millier d’œuvres datant de 1890 à 2005, soutenu par les fonds privés d’Apeal (Association pour la promotion et l’exposition des arts au Liban). D’ici son ouverture prévue pour 2027, BeMA œuvre à la transmission du savoir-faire sur la conservation, en délivrant des formations en partenariat avec les universités, notamment les départements scientifiques qui jouent rôle crucial dans ce domaine.
« L’important est de créer des espaces publics baignés par une culture qui nous unisse », rappelle Juliana Khalaf. Pour cette exposition inaugurale, la directrice artistique de BeMA, Clémence Cottard, a choisi de montrer en parallèle aux artistes modernes de la collection du ministère, le travail d’artistes contemporains tels que Rayyane Tabet, Lamia Joreige, Caroline Tabet, ou Nasri Sayegh, autour du patrimoine. Le thème de l’exposition Portes & Passages, une traversée du réel et de l'imaginaire l’imaginaire est en rapport avec le pavillon dessiné par le cabinet d'architectes Raëd Abillama. Le public est invité à traverser quatre passages symboliques : la mémoire, les mythes, la perception et le territoire.
Hymne à l'amour, une installation créée in situ par Alfred Tarazi, interroge les enjeux de mémoire, les réalités et les fictions, la perception du temps et de l’espace, ainsi qu’une géographie ancrée dans la région. Présentée il y a un an dans un hangar près du Musée national dans le but de mettre en lumière le manque d’intérêt pour les arts décoratifs - un pan négligé de la muséologie libanaise -, l’exposition réunit des pièces d’antiquité et d’artisanat conçues par le père de l’artiste dans l’atelier familial établi entre Damas et Beyrouth depuis 1860 et détruit par les guerres successives. « C’est la guerre qui nous interrompt, pas le contraire, souligne Alfred Tarazi. Tant qu’on est vivant, on continue à créer car on n’a pas d’autres moyens de survivre, à tous les niveaux. Le public est ravi de voir un nouvel espace. La culture montre qu’on existe encore. » Le Musée national a également rouvert ses portes, de même que les dizaines de galeries, le théâtre Monnot, et l’Institut français de Beyrouth. « Les visiteurs affluent, affirme Juliana Khalaf, l’art est un lieu d’échappatoire qui rappelle que notre culture ne mourra jamais, une forme de résistance. »
Enfant des guerres permanentes
Le musée Sursock, monument historique au cœur d’Achrafieh, témoin de l'architecture de style vénitienne et ottomane des XVIIIe et XIXe siècles, a quant à lui fermé ses portes fin octobre pour ne les rouvrir qu’en 2025. Tout juste restauré après les dégâts majeurs dus à l’explosion au port en août 2020, l’institution a préféré marquer une pause afin de garantir sa mission d’accessibilité à tous les publics. Le diner de gala prévu en décembre pour récolter des fonds annuels a dû être annulé, et il faut désormais trouver des solutions à l’extérieur du Liban. « Les aides vont en priorité aux déplacés », raconte la directrice Karina el-Hélou qui arpente les capitales européennes, enchainant les rendez-vous avec les donateurs de la diaspora et les institutions internationales.
Depuis la guerre qui a éclaté en 1975, le musée Sursock a connu des fermetures récurrentes. « Il a fallu s’adapter à chaque crise sécuritaire et économique en trouvant des solutions de dernière minute en termes de financement mais aussi de programmation. Cela apprend à agir vite avec les moyens présents pour continuer », confie la jeune directrice nommée en 2022. En réponse aux bombardements et aux destructions massives dans le sud du pays, une exposition des œuvres de la famille Baalbaki, originaire de cette région, est prévue à la réouverture. D’ici là, les activités du musée se concentreront sur des actions éducatives auprès des enfants déplacés, avec des ateliers autour de l’art moderne animés par des illustrateurs libanais hors-les-murs.
Côté arts du spectacle, la compagnie théâtrale Zoukak a elle aussi choisi d’intervenir auprès des déplacés avec des sessions d’art thérapie dans les écoles et un spectacle pour enfants au studio, situé dans le quartier du Fleuve à la périphérie de Beyrouth. « La cruauté que vivent les Palestiniens et les Libanais nous fait beaucoup réfléchir », livre Omar Abi Azar, dramaturge et co-directeur de Zoukak. Chaque jour, la compagnie publie une « Lettre du terrain » sur les réseaux sociaux. Des micros ouverts au public sont organisés au studio, et tous les fonds récoltés lors des événements sont reversés à des associations venant en aide aux réfugiés. « Il ne s’agit pas de s’adapter mais de revoir notre façon de travailler pour répondre à notre croyance dans la nécessité d’être ensemble tant qu’on est encore vivant », déclare Omar Abi Azar, qui tient à rappeler que Zoukak a été fondé en 2006 pendant la guerre. En attendant, le festival organisé par la compagnie a dû être annulé, comme tous les festivals internationaux prévus au Liban.
Depuis la crise financière de 2019, Omar Rajeh, directeur du festival international de danse contemporaine Bipod, réfléchit à comment adapter les formats en proposant des performances interactives, des laboratoires créatifs et des ateliers dans des espaces non conventionnels. La participation d’artistes étrangers à sa prochaine action Shift, prévue en avril 2025 avec des partenaires européens, semble compromise. « Les artistes restés au Liban se sentent très seuls en ce moment, ils ne reçoivent aucun soutien international et c’est le moment de mettre la lumière sur eux », en déduit le chorégraphe établi depuis quelques années à Lyon. « Ce qui se passe au Liban et en Palestine concerne le monde entier. Ces images de barbarie ne pourront pas être oubliées facilement. Et en l’absence de toute condamnation, la culture est la chose la plus forte que nous pouvons faire. »
Tom Young, artiste britannique installé à Beyrouth, souligne que le rôle de l'art et de la culture est d'exprimer l'indicible, de canaliser les émotions et les traumatismes en quelque chose de créatif qui peut être une expérience partagée au-delà des frontières. « Ainsi, l'art peut être à la fois un mode de guérison et de traitement, tout en témoignant de la souffrance et de l’injustice. Il peut également éclairer une voie vers l'avenir qui n'est pas visible aujourd'hui. Et, il peut éventuellement faire partie d'un processus qui oblige les responsables à rendre des comptes. Mais comme nous avons constaté l'inefficacité du droit international et des mandats d'arrêt purement symboliques lancés contre des dirigeants israéliens, il est peu probable que les poursuites engagées se traduisent un jour en actes. Il restera l'art », en conclut-il.
Un nouveau musée consacré à la sculptrice libanaise Saloua Raouda Choucair a ouvert ses portes cette année sur les hauteurs de Beyrouth, à Ras El Metn. D'autres institutions telles que la Dalloul Art Foundation, la galerie Saleh Barakat et Art on 56th continuent d'ouvrir leurs portes au public. L’exposition de Tom Young, « Revival » au Hammam Al Jadeed dans le vieux souk de Saïda, qui célèbre l'histoire harmonieuse des trois communautés religieuses monothéistes, reste ouverte tous les jours, malgré les bombes qui déferlent à proximité.
De nombreuses initiatives témoignent enfin de la solidarité du monde artistique envers le Liban. Photographers for Lebanon, organisé le 14 novembre à Paris, est la dernière en date. Emma Zahouani Burlet, Marguerite Bornhauser, Lara Tabet, Randa Mirza et Yasmine Chemali ont réussi à mobiliser une centaine de photographes qui ont généreusement offert une œuvre pour une vente en soutien aux familles touchées par la crise. Parallèlement, l’association Menart Friends présente un coffret regroupant quatre photographies réalisées et offerts par Guillaume Taslé d’Héliand, spécialiste des sites romains du Proche-Orient. La totalité des bénéfices servira à financer des initiatives contribuant au rayonnement du patrimoine culturel au Liban à l’heure où ces trésors historiques sont menacés par le conflit armé.
Une bonne lecture pour la scène artistique au Liban. En effet, au Liban, l'art est une question de survie. Merci Nada !