Dans ce conte soufi, le poète Shadab Zeest Hashmi explore les mondes habités par les gazelles du Sahel et du Sahara, entre le XXIe siècle et l’éternité.
Shadab Zeest Hashmi
Le début de l’été sentait le lait sucré, et ici, sur la pente verdoyante, avec une vue sur la ville émergeant de la roche et de l’eau miroitante, deux gazelles se prélassaient en mâchant des feuilles d’acacia. En contrebas, un pont suspendu en acier, sur lequel circulent de minuscules voitures et autour duquel se déplacent de minuscules oiseaux, s’étire comme les grandes ailes de l’oiseau mythique Simurgh d’un bout à l’autre du détroit, reliant la terre occupée aux cieux encore plus occupés.
Les tambours jouaient au loin, les enfants et les fontaines bondissaient, le soleil était chaud et la brise fraîche, tout était bordé d’argent. Allongées au milieu des herbes sauvages et des marguerites, les gazelles éprouvèrent un profond sentiment de paix. Elles avaient l’impression de traverser l’argent qui bordait le monde et s’endormir doucement. Le visage de Sahel reposait sur le dos de Sahara, les paupières lourdes de sommeil. Sahara passa sous une voûte bordée de livres aux pages parfumées d’agrumes et aux dos faits de gousses de caroube. Une ambulance grinçait au loin, un monarque planait sur le nez de Sahara, la réveillant du rêve dans lequel elle venait d’entrer. Elle s’agita et aperçu une grosse bulle. « Regardez, un pamplemousse de cristal », dit-elle en plissant les yeux à cause du sort que le rêve lui avait jeté.
Sahel s’est redressé d’un coup. « C’est plutôt un melon », dit-il, les yeux écarquillés. « C’est une bulle qu’on fait avec de l’eau savonneuse. » Sahara, transi, répond en chuchotant : « Quelque chose qui a des yeux, des couleurs qui clignotent dans les couleurs. » Une joie mêlée d’émerveillement envahit Sahara. Elle ne se souciait pas de savoir de quoi était faite la bulle, mais seulement de sa glorieuse clarté, de sa force et de sa délicatesse qui l’éveillaient de l’intérieur. « C’est la danse du temps. On ne peut pas en mesurer l’éclat. Ou bien le pouvez-vous ? » continua-t-elle, mais il avait disparu.
Sahel s’est levé et a couru pour voir d’où venaient les bulles, qui les soufflait. Il a couru et couru, traversant la colline, le parc, la rangée de charrettes tirées par des chevaux pour les touristes, longeant la rue, le bazar aux hauts plafonds et aux briques rouges, les tramways, une petite mosquée, son jardin latéral et ses fontaines. Il sautait par-dessus les scooters et les vendeurs ambulants, esquivait les lampes suspendues qui se balançaient, choquant les gens par son agilité. Sahel traversait les avenues à une telle vitesse qu’il était impossible de le repérer, jusqu’à ce qu’il saute par-dessus l’une des voitures autonomes nouvellement arrivées dans la ville et que ses sabots se collent à la grosse caméra qui tournait sur le toit de la voiture. La caméra a émis une sirène et s’est bloquée. La voiture, pilotée par des capteurs envoyés par des satellites, a calé. Sahel, tiré dans tous les sens par les rayons, fut catapulté si haut et si loin qu’il traversa l’atmosphère terrestre, de plus en plus loin et de plus en plus fort, jusqu’à ce que la planète verte et humide ressemble à du papier journal humide.
Sahel avait voyagé comme s’il avait glissé le long d’un berceau de poutres et se retrouvait maintenant à l’embouchure d’un cratère sur la lune d’une planète lointaine. Le sol avait la couleur du gravier, mais il était comme de la gelée chaude sous ses sabots. Une odeur âcre et aigrelette lui retournait l’estomac et il se languissait de Sahara, de son foyer et de ses douces feuilles d’acacia.
Sahara, quant à elle, avait le regard fixé sur la bulle, les yeux remplis de larmes, alors qu’elle flottait vers le bas, lentement, insaisissable, mais d’une certaine manière avec un but. Des effluves d’eau de Cologne, de crème solaire et de nourriture de rue flottaient dans l’air, les enfants se poursuivaient sans sandales, leurs parents tenant des coupes de raisins et de pastèques coupées en cubes, que les enfants reprenaient de temps en temps la bouche ouverte.
Sahara a vu la bulle flotter vers un chinar aux branches acérées. Un épervier passa, un homme tira sur son cerf-volant flamboyant, le faisant s’approcher de la bulle, un petit garçon retira sa main de sa bouche et poussa un cri de joie, une fille courut en arrière pour attraper la bulle.
Les couleurs tourbillonnaient dans le soleil, si claires qu’elles semblaient nouvellement inventées. La bulle échappa aux branches, aux becs, aux petits doigts sirupeux, aux yeux malveillants et aux chiens fringants. Le charme de Sahara s’est finalement rompu lorsque la bulle a disparu sans crier gare. Elle disparut sans laisser de trace, pas même un cri d’enfant ou le moindre souffle ou murmure de déception de la foule qu’elle avait attirée, pas d’odeur languissante ou d’éclat de couleur. C’était comme si la merveille cristalline était le fruit de la propre conjuration de Sahara, une invention.
D’autres distractions continuaient d’animer la scène : les pitreries du marchand de glaces en Fez rouge, les aboiements stridents d’un chien d’appartement coupant la musique live, un souffle apportant l’arôme du maïs grillé, puis un vent glacial qui poussait les gens à attraper pulls et couvertures de pique-nique et à se précipiter. La nuit tombait, le vent se levait encore plus fort et la colline devenait de plus en plus déserte. Le cœur de Sahara a sombré. Elle était seule et bloquée, elle ne savait pas comment rentrer chez elle sans Sahel.
Sahara a vu disparaître la douceur de l’acacia. Le chatouillement des marguerites sauvages sous ses pieds était sans joie, de même que l’horizon velouté qui se réchauffe en étoiles. Le monde avait soudain perdu toute vibration ; c’était comme si les sons et les images qui l’entouraient se heurtaient et se déviaient les uns contre les autres dans une sorte de chaos froid. Sahel lui manquait cruellement, tandis qu’elle passait devant le bazar, la station de tramway, jusqu’à ce qu’elle se tienne devant la fenêtre grandeur nature, rouillée, en miroir, d’un grand entrepôt. Elle y vit l’immensité de la nuit et la ville qui clignotait de toutes sortes de lumières vives, se précipitant comme un fleuve, et une gazelle si petite et si immobile qu’elle semblait avoir été engloutie par tout cela.
Le hululement d’une chouette réveilla Sahara de sa rêverie, et elle suivit le son à travers la lueur intermittente de la circulation au milieu des ombres de la nuit. Derrière l’entrepôt se trouvait un cimetière. En tournant le coin, elle vit la lumière des écrans d’affichage clignoter sur les vieux arbres et les pierres tombales. Le bruit de la circulation s’estompait, les lumières de la ville s’estompaient elles aussi. Dans le bourdonnement des bruissements et des gazouillis nocturnes, Sahara entendait le doux rythme de la prière, alors qu’elle entrait dans le cimetière. Un jeune homme était assis à côté d’une tombe, récitant sous sa respiration, balayant les brindilles prises dans les toiles de la gravure sur la pierre tombale qui révélait un cyprès à l’intérieur d’un cyprès, un symbole pour la défunte qui était décédée en donnant naissance à une fille. Il se leva, s’appuya contre le tronc du cyprès qui recouvrait la tombe et commença à écrire quelque chose dans un carnet. Son visage était baigné de larmes. Qui était-il pour la mère et l’enfant dont la tombe était ornée du symbole de l’arbre de vie ? Quelle partie de l’arbre de vie était la sienne ?
Sahara l’observait, sans être observée ; son visage semblait se multiplier dans une forêt de visages pâles dont l’éclat lui rappelait la beauté facettée de la bulle. Elle leva la tête vers le cyprès et en respira le parfum paisible, observant les tombes éclairées par la lune. Elle sentit des halos d’amour qui rendaient les vivants et les morts également présents. C’était l’épanouissement de l’arbre de vie. Elle se sentit soudain apaisée. Sa peur et sa tristesse la quittèrent.
Elle se leva d’un bond et sentit l’air frais l’envahir tandis qu’elle sortait du cimetière en courant à travers les ruelles où les gens se rassemblaient sur des palanquins, buvaient du thé et fumaient le sheesha. Sahara donnait la chasse à de nombreux aigles des steppes, chiens sauvages et braconniers, courant sur des kilomètres, rentrant chez elle au Sahel.
L’aube n’était pas encore levée et Sahara n’était pas encore rentrée chez elle. Dans l’irisation d’une grande bulle, la forme d’une gazelle se dessine dans une clairière. C’était Sahel, tout juste rentré d’un cratère lunaire où il avait vu se déformer toutes les lois de la physique, où ni son agilité ni le tranchant de ses bois n’avaient été utiles contre les créatures de lave qui avançaient, les sables mouvants sulfureux et le sol glacial qui engourdissait ses sabots.
Sahel était revenu, mais ces quelques heures terrestres pour Sahara s’étaient transformées en années pour lui dans l’espace. Pendant tout ce temps, il avait découvert des dimensions de l’intuition auxquelles il n’avait jamais prêté attention auparavant. Il avait appris que la bulle qui flottait vers le bas pouvait aussi s’élever et que, contrairement à ce qu’il pensait, elle n’était pas faite de savon mais de la lumière d’un autre soleil. Elle avait surgi de nulle part pour le ramener, et dès qu’il était arrivé dans sa clairière, la bulle avait éclaté en particules infinitésimales aux teintes dansantes : zinc, rose, cobalt, vert aloès, bleu lapis, kaki, cuivre, et un noir riche et tacheté d’or. Sahara avait manqué le spectacle de quelques minutes. Elle arrive enfin à la maison essoufflée, exaltée, portant le parfum mûr de l’arbre de vie.