Dans une unité de lieu, d’action et de temps qui renforce la tension croissante, tout l’enjeu pour la jeune judokate sera de s’affranchir de l’emprise que les hommes ont sur son corps, d’en reprendre le contrôle et de s’inventer un destin.
Karim Goury
Même s'il est sorti en pleine période des Jeux olympiques de Paris cet été, Tatami n'est ni un documentaire sur le judo, ni une fiction sur le sport, mais si vous vous attendez plutôt à ce que Tatami soit un film politique, alors vous ne serez pas déçus.
L’endroit où la politique rejoint le sport, c’est le combat et il y a dans le film de Guy Nattiv et Zar Amir Ebrahimi, des combats à de multiples niveaux. Le combat politique (contre l’autoritarisme et le sectarisme), le combat sportif (pour la victoire au championnat du monde), le combat intérieur (pour l’émancipation d’une femme et sa liberté). Ces trois niveaux de conflit sont savamment entrelacés dans un suspense et une tension exponentiels.
Le fait que Tatami soit le premier long métrage co-réalisé par un cinéaste iranien et un cinéaste israélien ajoute un niveau de tension supplémentaire pour le spectateur averti.
Le noir et blanc intense accentue le manichéisme des situations et le tragique du sujet. On pense à Raging Bull (1980) de Martin Scorsese, aussi bien dans la chorégraphie des combats et leur répétition, une esthétique stylisée du décor (pas de gradins, pas de public, flashes artificiels, cadrages symétriques).
Leila Hosseini est une judokate qui représente l’Iran aux Championnats du monde de judo à Tbilissi, en Géorgie. Elle n’est pas favorite, mais croit en ses chances. Maryam, sa fidèle entraîneuse, est elle-même une ancienne championne qui a dû renoncer à sa carrière après un accident (nous dit-on) lors d’un match officiel. Le film se concentre sur une journée de la compétition, au cours de laquelle Hosseini enchaînent les combats et (comme on s’imagine un peu) les victoires.
Alors que Leila s’approche triomphalement du haut du tableau et de son prochain combat, Maryam sa coach, reçoit brutalement l’ordre d’abandonner la compétition : les autorités iraniennes refusent que son athlète affronte la championne israélienne, qui a elle aussi de grandes chances d’aller loin dans la compétition : Leila doit se coucher.
La première séquence du film nous montre Leila qui entre dans le stade, hyper combative. Avant de commencer sa préparation, elle discute avec la judokate israélienne Shani Lavi. Les deux femmes semblent bien se connaître, à force de participer aux mêmes tournois. Elles se respectent, loin des considérations géopolitiques. Il n’est pas difficile d’imaginer une amitié étroite entre ces deux femmes que pourtant tout oppose - leur ambition sportive et surtout le sectarisme de leurs gouvernements. Mais la politique étant ce qu’elle est, et la guerre pulvérise au même moment le Moyen-orient.
La force du film réside dans le fait que la politique nous est montrée comme monstrueuse. Elle broie les individus rongés par la peur d’un pouvoir omnipotent qui les manipule et les instrumentalise : Leila est manipulée par Maryam sa coach, Maryam par son directeur sportif, le directeur sportif par le président de la fédération, lui-même par le ministre des sports et ainsi de suite jusqu’au Guide Suprême, quel qu’il soit.
Oui, Leila pourrait devenir l'amie de Shani Lavi si cette éventualité n'était balayée par la logique perverse des hommes qui s'accrochent à leur pouvoir mortifère comme des moules à leur rocher (il ne fait aucun doute - je me permets cette parenthèse dans la réalité - que si le pouvoir des pays du Moyen-Orient était vraiment dans les mains de leurs peuples, alors la paix serait bientôt signée).
Le pouvoir et ses abus sont un thème central dans Tatami. Le pouvoir politique (le pouvoir masculin ?), qui aliène et assassine, s'oppose au pouvoir individuel, qui n'est tourné contre personne, force vitale qui accomplit son propre désir, quel qu'en soit le prix.
Ce n'est évidemment pas une coïncidence si Tatami est un film de femmes. Tous les protagonistes (positifs) sont des femmes (à l'exception du mari de Leila qui protège l'enfant, et du médecin sportif qui répare l'athlète). Les forces du mal, en revanche, sont toutes masculines.
Dans une unité de lieu, d’action et de temps qui renforce la tension croissante, tout l’enjeu pour la jeune judokate sera de s’affranchir de l’emprise que les hommes ont sur son corps, d’en reprendre le contrôle et de s’inventer un destin. L'enjeu est clair dès le début du film, avant le premier match d'Hosseini, avec un plan large sur la salle de pesée.
Ici, Leila et Maryam se présentent devant les juges, dont le rôle est de vérifier que leur poids correspond à leur catégorie.
À une distance qui fait obstacle à l’impudeur, la caméra filme Leila en train de se déshabiller et de monter sur la balance. Néanmoins, la nudité de Leila nous trouble et le film transgresse en un plan ce que la culture musulmane considère comme sacré. Ce plan affirme la volonté des réalisateurs de s’attaquer à cette question, et le film peut être vu dès lors comme un long processus vers le dévoilement, ce dévoilement qu'une grande partie de la population iranienne désire sans doute et que Leila finira par accomplir.
Dans cette séquence, la nudité de Leila est subversive. Le corps de Leila est lui-même une subversion de la loi des hommes en Iran. Pourtant, la nudité de Leila n’est pas obscène, car elle n’est pas liée à la sexualité. C’est le grand paradoxe du voile islamique, qui charge artificiellement d’un trouble ce qui n’est presque jamais lié à la sexualité. Et même si le corps de Leila se dévoile parfois dans l'intimité de son couple et de sa famille, lors des championnats de judo auxquels elle participe, son corps jamais obscène, est seulement celui d'une athlète dont la fragilité, mais aussi l'extrême résistance, concentre toutes les interrogations :
Une femme peut-elle être nue ?
Une femme peut-elle être forte ?
Une femme peut-elle désobéir ?
Une femme est-elle la propriétaire de son corps ?
Lors de la pesée, Hosseini dépasse de 300 grammes le poids autorisé et n'a que 20 minutes pour le perdre : même dans son sport, Leila n'a aucune autorité sur son corps, ce dont elle n'a pas conscience au début de la compétition. Elle accepte les règles et s’y plie, se lance dans une séance de cardio effrénée sous le regard autoritaire de sa coach.
Mais au fur et à mesure que ses chances de victoire se heurtent aux ordres inflexibles du pouvoir, ces contraintes deviennent de plus en plus inacceptables pour Leila. Jusqu’à la rupture.
Le climax du film est subliminal. Pour reprendre son souffle lors de son dernier combat, Leila retire le voile qui recouvre sa tête. C’est un geste qu’elle fait sans le vouloir, inconsciemment, naturellement. Pour respirer.
L'émotion est saisissante. Par ce simple geste, on voit tout le combat des femmes iraniennes (et même au-delà), toutes les promesses d'une liberté retrouvée, toute l'impuissance de la force masculine (étatique, religieuse, sportive, etc.) à aliéner ce qui, pour certaines femmes, est naturel. Un geste léger face à toutes les oppressions. Dans ce plan au ralenti, le film de Nattiv et Ebrahimi acquiert sa dimension métaphorique la plus forte et atteint son but : aucun pouvoir ne peut aliéner un peuple sans provoquer une révolution, car toute libération est d'ordre naturel.
Pouvez-vous expliquer pourquoi ils n'ont pas pu combattre ? Quel était le problème politique ou culturel ?