Il convient de se demander si les « visualisations » de l'indicible, dans le cadre de la guerre actuelle d'Israël contre Gaza, n'ont pas fini par rendre le spectateur insensible et désengagé. Que signifie le fait d'être quotidiennement exposé à des preuves d'atrocités et de crimes de guerre, tandis que le principal soutien d'Israël — la nation qui lui fournit les bombes et la protection pour commettre ces crimes — nie leur existence ?
Viola Shafik
Dans son ouvrage Images malgré tout (2004), l'historien de l'art français Georges Didi-Huberman s'est penché sur l'analyse de quatre photographies en noir et blanc, remarquables mais difficiles à interpréter. Ces « images malgré tout », comme il les appelle, ont été prises clandestinement par des prisonniers du camp de concentration d'Auschwitz, au péril de leur vie. Pour un œil non averti, elles semblent montrer quelques arbres, des silhouettes nues et un feu (destiné à brûler des corps). Pourtant, Didi-Huberman a cherché à contredire ceux qui affirmaient que les horreurs des camps nazis relevaient de l'indicible, de l'inimaginable. Selon lui, ces quatre images constituaient des « traces » visibles, des signes de résistance.
À l'opposé, le réalisateur Claude Lanzmann, dans son film Shoah (1985), a délibérément choisi de ne pas inclure la rare documentation visuelle des camps. Son documentaire, de plus de neuf heures, repose essentiellement sur les témoignages bouleversants des survivants, entrecoupés d'images des vestiges actuels des camps et des rails qui y conduisent. Cette approche, qui mise sur une représentation minimaliste de l’« inimaginable », privilégie un silence visuel à un foisonnement d'images, et s'appuie sur une surcharge de preuves sonores.

La même stratégie a parfois été réutilisée et adaptée dans la théorie et la pratique. Un exemple récent est le film britannique The Zone of Interest (2023). Bien que l’action du film se déroule entièrement dans la maison de Rudolf Höss, alors commandant d’Auschwitz, située juste à côté du camp, l’horreur de l’extermination industrielle s’infiltre périodiquement par des effets sonores distants, laissant la mort et la souffrance à l'(in)imagination des spectateurs.
Il va sans dire que, depuis plusieurs décennies, les horreurs du génocide nazi ne sont ni restées totalement inimaginables ni visuellement non documentées, comme en témoigne le grand nombre de films produits sur le sujet. Parmi les plus canoniques, on peut citer Nuit et brouillard (1956) d'Alain Resnais, qui regorge de preuves visuelles, ou encore Schindler’s List (1993) de Steven Spielberg. Grâce à ces représentations audiovisuelles, l’Holocauste a été esthétisé, mis en scène de manière narrative et internationalement intégré. En Allemagne, cela a certainement contribué à une prise de conscience, notamment parmi les générations nées après la guerre. Cependant, le dilemme fondamental entre une cruauté qui dépasse toute forme d'expression possible et la tentative de la rendre visuellement tangible — risquant ainsi le blasphème — demeure irrésolu.
Il est de plus en plus urgent de se demander si ces « visualisations » de l’« indicible » ont vraiment permis de disséquer la nature complexe de ce que l'on appelle l'antisémitisme, ou plutôt leracisme et la xénophobie. Ont-elles réellement contribué à clarifier les mécanismes d’exclusion sociale en Allemagne et ailleurs, ouvrant la voie à leur dissolution ? En d’autres termes, ont-elles réussi à illustrer la production généralisée de l’« homo sacer » ou de la « vie nue », comme le définit Giorgio Agamben — une vie déclarée hors-la-loi et donc effaçable ? Ce processus, bien que symbolisé par Auschwitz, a en réalité débuté bien plus tôt, dès le début du XXe siècle en Namibie, avec l’incarcération et l’extermination des Herero et des Nama, un fait longtemps réprimé.
Depuis la conquête des Amériques, des génocides ont eu lieu dans presque toutes les régions du monde, souvent liés à l’exploitation capitaliste des ressources, au travail forcé et à la formation violente de nations. Même les systèmes politiques démocratiques ont participé à la production illégale de « vie nue », comme les États-Unis avec la base de Guantánamo Bay, véritable no man's land pour l’ostracisme humain, mêlant idéologie et religion à la privation totale de droits civils, un processus comparable à ce qui se pratique en Cisjordanie et à Gaza à l’encontre des Palestiniens.
« Honte à nous », s’est exclamée Noura Erakat, universitaire, avocate et militante palestinienne, lors de la conférence en ligne du Tribunal du Congrès palestinien le 15 avril 2024. Elle a dénoncé le fait que les gouvernements occidentaux n’aient réagi qu’après l’assassinat de sept travailleurs humanitaires internationaux, alors que « 30 000 victimes palestiniennes » n’ont pas suffi pour qu’ils expriment des critiques à l’égard d’Israël.
Erakat y voit du racisme pur et simple. Dès la première semaine du conflit, elle pressentait que la réponse israélienne après le 7 octobre se transformerait en génocide. Elle interroge : combien d'images de cadavres et de destruction faudra-t-il encore pour que le monde réagisse ?
De son côté, l’activiste palestinien Omar Barghouti a décrit les événements de Gaza comme « le premier génocide au monde retransmis en direct ». Contrairement aux « traces » évoquées par Didi-Huberman, les preuves visuelles venant de Gaza sont aujourd'hui accablantes. Les reporters et photographes sur place ont documenté en abondance les bombardements, les massacres, les arrestations et la famine. Pourtant, cette surabondance d’images n’a pas mené à une mobilisation accrue des opinions publiques contre la cruauté des gouvernements occidentaux. Ceux-ci continuent d’armer Israël sous prétexte de légitime défense contre la résistance armée du Hamas, alors qu’en réalité, ils ciblent deux millions de civils pris au piège entre la mer et des frontières hermétiquement fermées.
Au milieu de ces destructions, les médias de masse ont atteint un niveau sans précédent de diffusion d’images du « dicible » et de l’« imaginable ». Sur les réseaux sociaux, notamment TikTok, des soldats israéliens ont posté de nombreux messages glorifiant leur violence, renforçant la tendance générale en Israël à utiliser les images de violence disproportionnée comme des preuves de victoire. Beaucoup de ces messages ressemblent à des trophées de guerre, mêlant cynisme et cruauté.
Par exemple, lorsqu’un soldat israélien jette une allumette en prétendant provoquer une énorme détonation à l’arrière-plan, l’effet comique (et terrible) réside dans l’interaction entre la fausseté et la réalité, ainsi que dans l'orchestration précise du mouvement de sa main avec l’explosion réelle qui suit. L’effet dévastateur, voire mortel, de la bombe sur l’endroit et ses habitants est laissé à l’imagination du spectateur, volontairement sous-entendu, mais aussi ridiculisé par le geste banal et sans effort du soldat.
Les exemples de ce type d’« humour » abondent. Dans une scène, la caméra effectue un panoramique sur un membre des Forces de défense israéliennes (FDI) confortablement installé dans un fauteuil, pour révéler ensuite les murs en ruines d’une maison palestinienne autrefois joliment décorée. Dans une autre vidéo, un soldat fait la visite d’une université « ouverte », passant d’un détail intact d’une belle arche andalouse aux murs dévastés de ce qui était autrefois l’une des 13 universités de Gaza — toutes aujourd’hui détruites ou hors service.
Les actes de vandalisme arbitraire dans les écoles, les pillages de biens et d’effets personnels dans les magasins et maisons, visibles dans ces images, sont si flagrants qu’ils ont été utilisés comme preuves de crimes de guerre dans le procès intenté par l’Afrique du Sud contre Israël devant la Cour internationale de justice. Certaines images ont également attiré l’attention pour leur contenu misogyne, comme la désormais célèbre photo d’un soutien-gorge rouge accroché à un char, entouré de soldats souriants, ou encore les images de soldats jouant avec de la lingerie féminine, qui sont devenues virales. D’autres scènes évoquaient même le viol, où des soldats posaient avec des mannequins déshabillés en saisissant leurs seins ou en démembrant des poupées Barbie. Ces fantasmes sexistes et suprémacistes documentés ne laissent que peu de place à l’imagination, et rendent palpable le sort des femmes et des hommes capturés dans ces guerres, ajoutant une dimension supplémentaire aux violences sexuelles exercées contre les Palestiniens.

Ce qui me frappe particulièrement, en tant que spécialiste du cinéma, c’est l’usage habile du vocabulaire cinématographique dans ces vidéos : composition, cadrage, mouvements de caméra, mise en scène, et même utilisation d'« effets spéciaux » truqués, comme mentionné plus haut. Ces films illustrent la convergence inquiétante entre la perception et la destruction, via les technologies parallèles de la guerre et du cinéma. Le philosophe français Paul Virilio l’avait déjà théorisé en 1984 dans Guerre et cinéma, où il exposait la relation intrinsèque entre le développement des technologies cinématographiques et celles de la guerre, notamment à travers l’usage des viseurs de mitrailleuses ou des bombardiers aériens. Aujourd’hui, cette convergence a atteint un niveau de perfection redoutable, en particulier avec l'utilisation des drones, qui permettent à la fois la surveillance et la destruction ciblée, tout en offrant une perspective omnisciente souvent reprise dans le cinéma contemporain.
Virilio a expliqué de manière percutante comment la vision directe des batailles a été remplacée par la télésurveillance, et comment ces « façons de voir » militaires — intégrées au langage courant, avec des expressions comme « tourner un film » — ont pénétré notre culture. Il affirmait déjà : « Varsovie, Beyrouth, Belfast... les rues elles-mêmes sont devenues un plateau de tournage permanent pour les caméras de l’armée ou les touristes-reporters de la guerre civile mondiale ». S’il était encore vivant, il ajouterait sans doute Gaza à cette liste.
C’est un constat bien sombre pour ceux qui espèrent encore dans le pouvoir éclairant de l’image. Cependant, cela ne signifie pas qu’il n’existe aucune forme de résistance. Récemment, en parcourant Netflix, je suis tombé sur un ancien court-métrage gazaoui intitulé Condom Lead (2013). Présenté en première à Cannes, ce film a marqué le début de la carrière cinématographique des frères jumeaux de Gaza, Arab et Tarzan Nasser. Bien qu’ils soient nés en 1988, un an après la fermeture des dernières salles de cinéma à Gaza, ils ont su développer une passion pour le cinéma qui se reflète dans toutes leurs œuvres, notamment dans leur dernier long-métrage Gaza, mon amour (2020).

Ce qui m’a frappé en regardant Condom Lead est, d’une part, son actualité, et d’autre part, la manière surprenante avec laquelle il traite la guerre contre Gaza comme relevant de l’« indicible ». Tout au long du film, nous restons à l’intérieur d’une maison familiale, observant les routines quotidiennes d’un jeune couple sensuel, dont les tentatives d’intimité sont sans cesse perturbées par les pleurs de leur bébé agité. Progressivement, on se rend compte que ces pleurs résonnent avec une autre couche sonore, celle des bombardements, omniprésente mais jamais visible. Ici encore, nous avons affaire à une œuvre qui choisit de confier l’« inimaginable » au son plutôt qu’à l’image. C’est pourquoi, pour moi, Condom Lead s’apparente à un film « malgré tout », dans le sens où l’entend Georges Didi-Huberman : un film marqué par des « traces » ou des signes de résistance. En d’autres termes, il s’agit d’une tentative consciente de rendre tangible une horreur qui a été déplacée et profondément intériorisée.
Pourtant, je dois admettre que cette stratégie audiovisuelle, consistant à décaler la représentation d’une cruauté inhumaine de l’image vers le son, n’est finalement qu’un rappel de l’état abominable dans lequel nos médias traitent ces atrocités. Au mieux, cela fonctionne comme une petite pierre d’achoppement sensorielle, comparable à ces pavés incrustés dans les trottoirs berlinois, qui honorent la mémoire des victimes juives du fascisme. Cependant, face aux progrès exponentiels des technologies visuelles, ces tentatives cinématographiques de revenir à une représentation de l’Innommable par l’absence d’image semblent désormais dérisoires, un geste impuissant face à l’omniprésence des imageries graphiques, ou « parlantes », diffusées en masse. Car — et c’est là la véritable horreur — dans une tentative d’autodéfense, nos sens, submergés, commencent à s’éteindre, nous laissant dans un état d’engourdissement, condamnant à la fois l’image et le son au mutisme.

Encore une réflexion émouvante et évocatrice dans cette collection de 12 essais ! Un grand merci à Mme Shafik !
"Le fait que les gouvernements du Nord n'aient protesté bruyamment qu'après l'assassinat de sept travailleurs humanitaires internationaux, alors que "30 000 victimes palestiniennes" n'avaient pas suffi pour qu'ils expriment des critiques à l'égard d'Israël, a été qualifié par Erakat de racisme. J'aime la passion et l'humanité du Dr Noura Erakat depuis (il me semble) qu'elle est adolescente ! Je ne peux pas oublier qu'elle a affronté - et éviscéré - l'exécrable sioniste colonial Prof. (sic) Alan Dershowitz lors d'un débat mémorable vers 2008....