Mara Ahmed
Je suis récemment tombé sur une étonnante production des Indes Galantes, un opéra-ballet du XVIIIe siècle de Jean-Philippe Rameau, chorégraphié par Bintou Dembélé pour l'Opéra Bastille à Paris.
L'opéra-ballet est un théâtre lyrique baroque français, ou un mélange libre de récit, de chant et de numéros de danse exagérés. Les Indes Galantes ont été créées à l'Opéra de Paris en 1735. Ces œuvres hybrides étant très à la mode à l'époque, elles ont été jouées plus de soixante fois au cours des deux années suivant sa création. Elle raconte quatre histoires d'amour distinctes, chacune ayant pour cadre un lieu exotique : un pacha turc sur une île de l'océan Indien ; un triangle amoureux au Pérou impliquant des Espagnols et des Incas ; l'amour entre des propriétaires d'esclaves et des esclaves en Perse ; et enfin le quatrième et dernier acte, Les Sauvages, qui se déroule en Amérique du Nord. Les Lumières européennes, avec leur construction fondamentale de l'altérité, avaient besoin de s'aventurer au-delà de leurs frontières par la conquête impériale et le zèle missionnaire. Sa violence et sa domination étaient justifiées par la production de stéréotypes orientalistes et l'application de taxonomies raciales, culturelles et religieuses. La provenance des Indes Galantes est donc ancrée dans le racisme et l'orgueil colonial français.
Bintou Dembélé, née de parents Sénégalais dans les banlieues parisiennes, est considérée comme une pionnière du hip-hop en France. Pour ses débuts à l'Opéra de Paris en 2019, elle a entrepris de subvertir l'idéologie coloniale de l'œuvre de Rameau en utilisant la danse de rue comme le krump, le waacking et le voguing. Elle considère la danse comme « des gestes marrons » qui honorent la mémoire des esclaves, le marronnage signifiant la résistance et l'évasion des plantations, et la constitution de nouvelles communautés à la périphérie des systèmes esclavagistes. Comment ces ruptures et rébellions se manifestent-elles dans le mouvement ? Pour Dembélé, il s'agit d'une évasion et d'une esquive astucieuses, qui permettent de rester debout. C'est continuer à sillonner et à occuper l'espace malgré l'oppression, l'esclavage, la brutalité policière, le colonialisme et l'invisibilité.
Le clip que j'ai vu en ligne était chorégraphié sur « La danse du calumet de la paix » du quatrième acte de Rameau.
La musique est vigoureuse, presque héroïque, et les danseurs, pour la plupart des personnes de couleur, semblent unis — un organisme humain vivant et respirant. Dans le même temps, Dembélé a donné aux danseurs toute latitude pour exécuter leurs solos avec un brio et une émotion sans limite. Ils se renvoient la balle les uns après les autres, passant de la périphérie à l'avant-scène. C'est une masse grouillante d'humanité à la fois collective et individuelle, qui répond à toutes ses parties diverses et composites. On peut sentir les vagues de passion et de détermination qui palpitent dans son corps global. C'est quelque chose de beau et de fortifiant avec lequel on se connecte viscéralement. J'en ai ressenti la secousse à travers l'écran de mon ordinateur.
Il est surprenant de constater qu'un art aussi étonnant ne trouve pas toujours de soutien. Dembélé est la première femme noire chorégraphe à être engagée par l'Opéra de Paris, en 350 ans d'histoire, mais les documents promotionnels de la compagnie omettent ce fait important.
Dans une interview avec Jannie McInnes, pour The Septembre Issues, Bintou Dembélé a expliqué :
« En France, le mot "race" a été retiré de la constitution en 2018. Cette décision a quelque chose d'ambigu : si son intention est d'écarter un imaginaire historique et biologique capté par ce mot, elle exprime aussi une forme de déni, une difficulté française à réfléchir à la question de la couleur de peau. D'ailleurs, en France, ceux qui dénoncent la sous-représentation des Afro-descendants se voient régulièrement reprocher d'être obsédés par cette question, de voir le monde exclusivement à travers ce prisme, bref d'être "racistes". Ce déni conduit à l'invisibilité des artistes de couleur, des communautés colonisées et de larges pans de la société française. D'où les difficultés que nous avons à nous produire sur des scènes contemporaines et à raconter nos histoires de manière lisible pour ces publics. »
J'ai été immédiatement séduite par la chorégraphie de Mme Dembélé et par l'énergie qu'elle mobilisait grâce à ses danseurs vifs et expressifs. N'ayant pas vu de représentation des Indes Galantes avant de découvrir cette interprétation exaltante, j'ai voulu en savoir plus sur ce que Dembélé avait entrepris de subvertir. Comme toute personne raisonnable vivant une pandémie, j'ai cherché l'opéra de Rameau sur Google et je suis tombé sur deux productions.
La première est celle des Arts Florissants, fondée et dirigée par William Christie. Il date du milieu des années 2000 et, dans le quatrième acte, reprend les stéréotypes du XXe siècle sur l'apparence et les vêtements des peuples indigènes. Outre des danseurs portant des masques de buffles (peut-être) et marchant à quatre pattes, on assiste à des danses de poulet traditionnelles, typiquement nord-américaines, et à des chants vaillants en fumant des pipes de maïs. Ce qui est moins banal, mais tout aussi grotesque, c'est l'inclusion de mouvements de danse « Walk Like an Egyptian ». Un hommage aux années 1980 ?
La seconde version, que l'on peut voir en intégralité en ligne, est une production des Talens Lyriques, dirigée par Laura Scozzi pour l'Opéra National de Bordeaux. Elle date de 2014. Le prologue de Rameau, une discussion entre des figures divines sur l'amour et ses enchevêtrements, est transformé en une farce aléatoire avec beaucoup de personnes nues, faisant peu de choses à part être nues. Je suppose que nous connaissons tous la maxime selon laquelle « nudité = grand art ». Scozzi, un chorégraphe italien, a tenté de moderniser l'exotisme de l'opéra en y superposant des thèmes modernes tels que le trafic d'êtres humains, les difficultés des réfugiés, la violence envers les femmes et la dégradation de l'environnement.
Ces scènes, en plus d'être caricaturales et faiblement chorégraphiées, sont empreintes de l'obsession colonialiste de la France pour l'Islam et le voile. Afin de donner l'impression d'être juste, Scozzi a ajouté sur scène des femmes blanches et blondes en sous-vêtements qui sont traitées comme des objets sexuels et malmenées. Elle montre aussi des femmes en burkas à motifs vifs qui se promènent avec des sacs H&M et se font des bisous sur la joue (à la fin, le capitalisme nous sauvera tous). Mais la signalisation des arrêts de bus en arabe (« en direction du Yémen »), les tapis orientaux suspendus à une corde à linge, la femme vêtue d'une burka marchant derrière un homme, la tête penchée, et l'enfant en burka à paillettes avec son ours en peluche marié à un homme adulte sont écœurants. Une femme blanche privilégiée, parlant au nom des femmes de couleur, les soumettant à son regard orientaliste et les articulant dans son propre langage jaunâtre n'a rien de nouveau. Pourtant, cela ne cesse de nous répugner.
Que cette farce à la Charlie Hebdo ou la caricature raciste des Arts Florissants aient pu être financées et autorisées sur n'importe quelle scène est une merveille. Le travail de Bintou Dembélé n'est pas seulement de la subversion politique, c'est de l'art exceptionnel, alors que ces deux autres productions réussissent plutôt facilement à mettre en valeur la médiocrité blanche. C'est pourquoi il est important de répéter que la décolonisation de l'art et de la culture n'est pas seulement bonne pour la politique, mais aussi pour l'art, qui est incontestablement meilleur.