« Le cycle de la vie suit un rythme évident dans cette ville. Le sol de Beyrouth est composé de couches et de couches de vies qui se sont écoulées… c’est une ville qui n’avance pas avec le temps mais plutôt en accumulant des couches, une ville qui s’enfoncera aussi profondément dans la terre que ses édifices s’élèvent. Combien de villes se trouvent sous la ville ? Combien de villes sont là pour être oubliées ? »
— Hoda Barakat, Le maître de l’eau
Beyrouth par Barrack Zailaa Rima
Traduit par Carla Calargé et Alexandra Gueydan-Turek
Éditions Invisibles 2024
ISBN 9781778430480
Katie Logan
Comment un artiste peut-il commencer à rendre compte des « couches accumulées » qui composent la vie à Beyrouth ? Comme le suggère l’auteur libanaise Hoda Barakat dans le titre provocateur de son roman paru en 2000, les actes de documentation, de création de sens et de transmission s’apparentent au labourage de l’eau. Le laboureur fait apparaître quelque chose de nouveau à chaque instant, pour ensuite le réintégrer dans l’ensemble. Le labourage de l’eau peut sembler un exercice stérile, mais comme le démontrent Barakat et les créateurs libanais avant et après elle, cette activité éphémère et laborieuse est peut-être le seul moyen d’observer, de pleurer et d’espérer pour la ville qu’ils aiment.
Avec le roman graphique Beyrouth, Barrack Zailaa Rima se joint à ces cultivateurs d’eau persévérants et démontre de manière convaincante que la forme de la bande dessinée et le genre du réalisme magique sont peut-être les mieux adaptés à une tâche aussi exigeante. Rima permet aux lecteurs de comprendre que Beyrouth est à la fois une ville unique et une ville multipliée, un point géographique en perpétuel changement. Pour suivre cette entité mercurienne, il faut une relation ludique à la forme et au genre, ce que Rima démontre à merveille.
Beyrouth est un seul roman graphique, publié en 2017 et traduit en anglais en 2024. Il s’agit également de trois bandes dessinées distinctes : Beyrouth (1995 [2013]), Beirut Bye Bye (2015), et Beirut Rewind (2017). La relation complexe du texte à la forme — s’agit-il d’une trilogie de textes ? Une anthologie ? Un volume unique avec trois chapitres ? — est tout à fait approprié au sujet choisi.

Dans chaque bande dessinée, Rima offre de petits aperçus de ce que représentent les « couches qui s’accumulent » de la ville, tandis qu’une autre couche — celle des déchets, de la corruption politique, ou des fissures dans le système confessionnel — menace déjà d’accabler à la fois les habitants de la ville et l’artiste elle-même. La documentation de Rima ne peut être que des instantanés, car cette native de Tripoli vit hors du Liban depuis des décennies. Chaque récit se concentre sur l’une de ses visites à Beyrouth, ce qui lui permet de mettre l’accent sur ce qui change et ce qui reste constant.
Il est tout à fait approprié d’inclure Beyrouth dans un numéro consacré à la littérature de genre, à condition de faire une mise en garde importante. Comme l’affirment souvent et avec force les théoriciens de la bande dessinée, les romans graphiques et les bandes dessinées ne constituent pas un genre en soi. Ils sont plutôt « un vaisseau d’expression, un support de sens. »En tant que forme, la bande dessinée incite le lecteur à établir des liens entre le langage et les images. Elle exige la participation du lecteur tout en offrant aux créateurs des possibilités radicales d’ambiguïté et d’exploration. Ce qui fait de la bande dessinée une forme d’art si fascinante, c’est la façon dont elle s’adapte et se contorsionne pour contenir une multitude de genres. Le roman graphique offre des possibilités illimitées en matière de structure narrative et de représentation graphique, possibilités que Rima exerce avec un abandon visible tout au long de l’histoire de Beyrouth.
Lors d’une récente interview, Rima décrit les questions relatives aux genres comme « mes préférées » et estime que le jeu entre les genres fait partie intégrante de son travail :
« La distinction entre documentaire et fiction ne me convient pas. Dans un documentaire, il y a toujours des choix, des cadres, une sélection, et donc une part de subjectivité. Dans la fiction, nous nous projetons dans les personnages et dans l’histoire, consciemment ou non, et nous racontons toujours des facettes très réelles de nous-mêmes et du monde. Je ne veux évidemment pas en faire un dogme ni prétendre que c’est le cas pour tout le monde. Mais en ce qui me concerne, je suis attentive à la fluidité des genres et aux cheminements possibles dans un sens ou dans l’autre. »
La réponse de Rima perturbe les tentatives de catégorisation de la réalité et de la fiction. Cependant, c’est son travail qui permet d’aller encore plus loin dans la complexité. À travers des images cauchemardesques et des récits qui se déroulent souvent à une vitesse vertigineuse, Rima suggère que la documentation des réalités vécues à Beyrouth n’est possible qu’à travers le prisme du fantasmatique. Pour donner un sens à la vie à Beyrouth, rester à Beyrouth et quitter Beyrouth, il faut s’adapter à ses qualités surréalistes. Écrire sur Beyrouth, c’est toujours explorer le magique et le réel, c’est vouloir exister dans plusieurs lieux, plusieurs époques et plusieurs expériences à la fois.
Rima n’est pas la seule. D’autres avant elle ont puisé dans le vocabulaire du réalisme magique pour documenter la ville — il suffit de penser aux horribles « Cauchemars de Beyrouth » de Ghada al-Samman. Et si vous n’avez pas encore vu le film de Mounia Akl Submarine de Mounia Akl, arrêtez immédiatement de lire cette critique et passez vingt minutes avec ce court-métrage envoûtant qui imagine une évacuation massive en réponse à des déchets écrasants.
Le travail de Rima s’inscrit dans cette lignée de production artistique surréaliste, même si son projet reste profondément personnel. Un autre dualisme que Beyrouth remet en question est celui de partir ou rester — Rima est sans cesse attirée de nouveau vers la ville, que ce soit par obligation familiale, attente professionnelle ou désir de documenter. De ce point de vue, qui n’est ni à l’intérieur ni à l’extérieur, Rima conserve une capacité à identifier l’absurde et, avec son style de vignettes, résiste à une signification narrative plus large ou à une fermeture.
La première bande dessinée du texte, Beyrouth, a été publiée en juin 1995 et rééditée en 2013. Cette première pièce laisse entrevoir un avenir potentiellement plein d’espoir : « Comme beaucoup d’expatriés libanais, je m’apprêtais à rentrer chez moi, pleine d’attentes, désireuse de créer une bande dessinée dans ce pays qui venait de sortir de la guerre civile », écrit Rima. La bande dessinée parcourt la ville, s’arrêtant parmi les nostalgiques et les réflecteurs. La bande dessinée fait écho à L’Enfer Inferno dans la manière dont notre narratrice nous guide à travers la ville. « Je suis la dernière hakawati de Beyrouth », déclare-t-elle. « Un hakawati raconte des histoires. Des histoires qui viennent du passé… Mais je ne vous parlerai pas des amants légendaires Qais et Layla. Je vous raconterai les histoires de ma ville. »
Notre hakawati tient sa promesse en s’arrêtant pour observer l’architecture ancienne, les transports à travers les charrettes, les bus et les cargos de la ville, et les histoires des habitants de Beyrouth. Un interlude onirique basé sur la chanson de Fayrouz « Habibi bado al-qamar » laisse place à une conversation imaginée avec Oum Kalthoum. Alors que nous traversons la ville, Rima grave soigneusement les résidus du conflit sur les bâtiments. Dans une scène particulièrement frappante, un arbre ramifié explose sur les panneaux, accusant un ancien résident d’avoir abandonné sa maison pendant la guerre. Les lignes débordent de la page, un appel brutal à faire face à une histoire qui ne cesse de s’étendre.
La première pièce de Rima est une ode onirique, voire cauchemardesque, à une ville au bord de la nouveauté. Dans la seconde, Beirut Bye Bye (2015), ces sous-entendus menaçants ont atteint leur paroxysme. Se décrivant comme un père visitant la ville avec sa femme et son jeune enfant — Rima n’a adopté le pronom « elle » qu’en 2021 —, la narratrice tente de se rendre sur le front de mer. Une fois sur place, la présence de grues, d’hélicoptères et de gratte-ciel devient écrasante. Désignant la ville entière comme « propriété privée », des gardes armés obligent les habitants à s’éloigner de l’eau.
Des personnages se font écho dans les trois textes. Une référence à Handala dans Beyrouth — l’image emblématique de Naji al-Ali représentant un jeune garçon palestinien vu de dos — se répercute dans le texte Beirut Bye Bye, qui représente un jeune homme debout au bord de la mer, les mains dans les poches, par exemple. De même, le hakawati de la première pièce réapparaît ici en tant que chauffeur de taxi urbain, sauvant la famille du conflit et conduisant les membres de la famille à travers un Beyrouth apocalyptique. Alors qu’ils passent devant un brûlage de livres, Rima met en évidence la couverture d’un livre de la série Samandal consciente de la façon dont cette forme d’art menace l’hégémonie politique. L’horrible descente de la famille se poursuit dans les ordures avant qu’elle ne réussisse enfin à s’enfuir. La dernière illustration pleine page représente leur avion silhouetté décollant d’un Beyrouth en feu.
Dans la troisième et dernière bande dessinée, Rima semble avoir déterminé que le seul moyen d’avancer est de revenir en arrière. Publié en 2017, Beirut Rewind accompagne Rima lors d’une visite de la ville pour la sortie d’un livre. Lors de ce voyage, la narratrice rencontre à nouveau le chauffeur de taxi hakawati, qui a désormais ajouté « Beyrouth, le joyau de l’Orient » et « Beyrouth, le cœur battant du panarabisme » à la liste des mythes qu’il refuse de raconter. La hakawati conduit Rima devant la reconstruction du centre-ville, un clin d’œil à l’époque de la reconstruction et de l’aménagement du centre-ville par des entreprises comme Solidere, qui a conduit à d’autres amnésies, à la réécriture de l’histoire et à la corruption politique.
Lors du lancement du livre, la mère de la narratrice apparaît, dix ans après sa mort, et le lecteur comme la narratrice voyagent soudain dans le temps jusqu’en 1967, l’année que Rima appelle « la source des idéaux de ma mère et de ma désillusion ». En observant les jeunes activistes de 1967, Rima s’attarde à la fois sur la façon dont ils n’ont pas atteint leurs objectifs et sur la façon dont ils ont fourni une feuille de route aux générations suivantes de manifestants.
Les deux dernières bandes dessinées de Rima se terminent toutes deux par un départ, ou peut-être plus exactement par une fuite. Tout comme la famille de Beirut Bye Bye s’envole à la fin de son histoire, la hakawati aide la narratrice à sortir du passé grâce à une collection de livres. Des titres comme Mémoire de l’oubli de Darwish, plusieurs numéros de Samandalde Darwish, plusieurs numéros de Samandal Je me souviens de Beyrouth mettent en évidence la tradition d’écriture et de création sur la ville qui est le point d’ancrage de ce protagoniste.
Lors du dernier voyage de Rima avec la hakawati, elles roulent sur un fond noir indéfinissable. Au premier plan, des Beyrouthins brandissent des pancartes pour protester contre toute une série de maux politiques, notamment la mauvaise gestion du gouvernement, le système confessionnel, le système de la kafala, l’interdiction du mariage civil, et la censure artistique. Le fait que ces protestations se retrouvent sur la même planche de bande dessinée met en évidence l’ampleur des échecs du gouvernement et la possibilité de ce qui peut être accompli lorsque les activistes reconnaissent que ces combats sont liés.
Rima ne se hasarde pas à deviner l’avenir de Beyrouth et ne tire aucune conclusion sur les manifestations actuelles. En tant qu’« outsider-insider » avoué, Rima observe à la fois de près et de loin. Sous la forme de la bande dessinée et du jeu à travers les genres, Rima embrasse ces contradictions.
« Vous avez — en même temps — un instant et une durée sur la même page », dit-elle. « Il y a la séquence et le moment singulier. Il y a aussi le contraste entre le texte et l’image, et le temps qu’il faut pour les lire : pour lire une image, il faut un instant, mais pour lire un texte, il faut du temps. Il y a aussi le contraste entre l’extérieur et l’intérieur. Ce que vous appelez ici l’extérieur-intérieur, ce n’est pas seulement l’extérieur dans le sens où je suis loin du Liban, et l’intérieur pour signifier que je suis au Liban. C’est aussi le visible et l’invisible. Dans le soufisme, on dit al-zahir wa al-badin c’est-à-dire ce qui nous est révélé et ce qui est caché. Dans les bandes dessinées, il y a beaucoup de choses qui sont cachées. Toutes ces dichotomies jouent donc un rôle dans cette histoire. »
Les plaisirs et les défis de Beyrouth dépendent de la capacité du lecteur à rechercher ce qui est caché, à s’attarder sur les panneaux d’affichage, les plaques d’immatriculation et les enseignes qui nous indiquent le mécontentement qui couve sous la surface de scènes même idylliques. Ce livre demande aux lecteurs d’accepter l’arrivée surprenante des Teenage Mutant Ninja Turtles, qui jouent le rôle de représentants du gouvernement, et de prêter une attention particulière aux échos qui traversent le temps et l’espace. Beyrouth est un travail difficile pour le lecteur, mais la récompense est un lien plus profond avec ces « couches qui s’accumulent » de complexité et de lieu.
